L'enquête


Gulf et moi redescendons en silence les escaliers qui nous ramènent au laboratoire. Je suis encore englué dans les vapeurs de la crise que je viens de traverser. Mon esprit nage en pleine confusion, mais mon corps semble étrangement en paix. Tenir Gulf contre moi a apaisé mes doutes, sans pour autant les avoir effacés. Sa réponse, même si elle m'a empli de bonheur, est restée évasive. Son alibi tient la route, enfin pour moi, mais ne satisfera sûrement pas les enquêteurs. Une crainte sourde pour sa sécurité me pousse à lui agripper la blouse. Il se retourne, surpris par mon geste.

— Attends... Une enquête vient d'être ouverte sur tous les salariés. Comment vas-tu justifier d'être sorti sans ta carte d'accès ?

Il me sourit, paisible.

— Ne t'inquiète pas pour moi, tout ira bien.

— Mais...

Il pose une main sur mon bras et me serre tendrement, pour m'apaiser.

— Je n'ai rien à cacher. Tout va bien se passer.

Il a l'air si sûr de lui. Je lui envie presque son calme. Même si cette réponse est la preuve de sa sincérité, je ne peux empêcher mon estomac de se tordre d'angoisse. Nous arrivons dans le couloir qui mène à notre salle de travail. La tension est palpable. Des vigiles armés ont envahi les couloirs. Tous nos collègues ont l'air affligés. Run se rue vers moi dès que je passe le pas de la porte.

— Je peux te parler ? demande-t-il, en se tordant les mains de nervosité.

J'acquiesce de la tête et le suis dans le fond de la pièce.

— Qu'est-ce qui se passe, Mew ? On m'a convoqué dans dix minutes, pour une enquête...

Sa voix est chevrotante, le stress se lit dans son visage. Je ne suis pas serein moi-même, mais je décide de prendre sur moi et de l'apaiser comme je peux.

— Comme tu le sais, quelqu'un s'est introduit dans le K2.

Ses yeux semblent sortir de leur orbite.

— Mais... balbutie-t-il. Je croyais que c'était seulement une tentative d'effraction.

Il se passe nerveusement les mains dans les cheveux.

— Malheureusement, cette personne a réussi à forcer les sécurités. Une enquête sur le personnel vient d'être ouverte. Nous allons tous subir un interrogatoire.

— Oh non... couine-t-il.

Il me donne l'impression de se ratatiner sur place. Ce sont dans des moments comme celui-ci que l'interdiction de contact est insupportable. Rien ne vaut une accolade pour rassurer quelqu'un.

— Tu n'as rien à craindre, Run. Tu n'as rien fait de mal, donc réponds honnêtement aux questions et tout ira bien.

Mais cela ne semble pas le rassurer, au contraire. Ses mains sont maintenant parcourues de spasmes.

— Run ?

— Avec eux... tu es coupable tant qu'ils n'ont pas la preuve du contraire, murmure-t-il, le regard perdu dans le vide.

Une onde glacée me parcourt l'échine, mon regard cherche immédiatement celui qui occupe toutes mes pensées. J'ai peur pour lui. J'ai peur pour nous. Deux gardes armés entrent dans la pièce et s'approchent de nous. Un silence de mort accompagne leur arrivée. Run tremble de la tête aux pieds, il se blottit contre le mur, comme pour s'y fondre, mais les vigiles arrivent à notre hauteur et le fixent de leur air autoritaire.

— Mr Sopprapong, veuillez nous suivre.

Mon collègue semble sur le point de défaillir. Je ne peux même pas l'approcher pour le soutenir. Je me place entre lui et les gardes et essaie de capter son regard.

— Run, regarde-moi.

Son regard papillonne tout autour de lui, sa respiration est haletante. Il commence à faire une crise de panique.

— Run !

Je hausse le ton pour le faire réagir et cela fonctionne. Ses yeux se posent enfin sur moi.

— Respire avec moi.

J'inspire profondément en ne le lâchant pas du regard, l'incitant à m'imiter. Lentement, il respire à son tour.

— Tout va bien, tu n'as rien fait de mal, n'est-ce-pas ?

Il agite furieusement la tête pour acquiescer.

— Tu vas suivre ces messieurs et répondre honnêtement à toutes leurs questions et tout ira bien, d'accord ?

Il hoche une nouvelle fois la tête, en se redressant légèrement.

— Attends une minute...

Je m'approche d'un poste de travail, enfile un gant avant de prendre un masque chirurgical et de le lui tendre. Je décide d'ignorer délibérément les deux gorilles qui commencent, de toute évidence, à perdre patience.

— Change de masque, tu paraitras plus crédible, lui dis-je avec le plus de légèreté dont je suis capable à cet instant.

Un léger sourire étire ses paupières. Il prend une noisette de gel hydroalcoolique et s'en badigeonne les mains, avant de se retourner pour changer son masque au bec de canard. Une fois sa nouvelle protection sur le nez, il se détache du mur, en chancelant. Je réprime le réflexe de l'aider, en me fourrant les mains dans mes poches et le regarde s'éloigner, minuscule et voûté, à côté des hommes armés.

Plusieurs de mes collègues subissent le même sort que Run. Escortés par des vigiles à l'air patibulaire, ils sont emmenés pour être interrogés. Rapidement, la plupart d'entre eux reviennent, soulagés d'en être sorti indemnes. Mais toujours pas de nouvelles de Run.

Je réalise que depuis le début de la pandémie, notre vie ressemble plus à un état de guerre qu'à une vie normale. Les restrictions, le couvre-feu, les attestations obligatoires pour le moindre de nos faits et gestes, nous imposent de vivre sous le contrôle total des autorités. Nos libertés ont, peu à peu, été restreintes. Ce n'est plus nos choix personnels qui dictent nos vies, mais c'est le virus qui a pris le pouvoir. Les gardes armés qui surveillent l'entrée de la salle ne font que renforcer cette impression dérangeante.

— Gulf Kanawut !

Mon sang se glace. Je me lève de mon siège dès que je l'aperçois parcourir l'allée, encadrée de vigiles. Il semble serein et calme, alors que mon cœur est dans un étau. Avant de franchir le palier, il se tourne vers moi et me sourit. Ses yeux scintillent, alors que je suis à plusieurs mètres de lui. J'envoie une prière muette à Bouddha pour que rien ne lui arrive et qu'il me revienne vivant.

Les heures passent et toujours aucune nouvelle de Run et de Gulf. Plus les minutes passent et plus mon angoisse grandit. Comme toujours, je décide de me plonger dans le travail, pour ne pas sombrer dans la panique.

J'effectue les gestes si souvent répétés et qui me permettent de me vider l'esprit. Seule compte la petite éprouvette que je tiens entre mes mains gantées. Précautionneusement, j'ôte le bouchon et insère une pipette dans la fiole pour prélever une petite quantité du sang contaminé, pour ensuite la déposer dans une boîte de pétri. La manœuvre est simple, mais délicate. Les gants épais rendent les mouvements moins précis. Heureusement, les années de pratique me permettent d'effectuer ces mouvements presque les yeux fermés.

Cependant, je ne suis pas tout à fait à ce que je fais. Au moindre bruit, je ne peux m'empêcher de jeter un œil en espérant voir arriver Run ou Gulf. À plusieurs reprises, je me surprends à être distrait. Cette fois-ci, le travail n'est pas suffisant pour canaliser mes pensées. Je décide donc d'arrêter avant de commettre une erreur.

Je referme la pipette et m'apprête à la ranger dans sa boîte hermétique quand un puissant bruit résonne dans la pièce et me fait violemment sursauter. Le cœur battant, je lève le regard pour définir l'origine du bruit et réalise qu'un des gardiens a fermé un peu trop sèchement la porte. Je soupire de soulagement et perçois juste à cet instant un léger sifflement et une sensation désagréable au bout du doigt. Je reporte mon attention sur mon poste de travail et mon sang se fige d'horreur.

Le picotement que je ressens est bien réel...

J'observe, tétanisé, la fiole brisée dans ma paume, le sang qu'elle contenait a recouvert mes mains. Le sifflement que je perçois est sûrement le signe qu'un éclat de verre a entaillé le caoutchouc. Lentement, je fais glisser mes mains hors des gants, faisant augmenter l'appel d'air.

Au moment où je découvre une entaille dans mon index recouvert de sang, une alarme retentit dans la pièce.

Alerte Alerte - Défaut de confinement - Alerte Alerte - Défaut de confinement.

Une plaque métallique vient fermer hermétiquement ma chambre de décompression dans un claquement sec. Je reste prostré, fixant mon doigt blessé recouvert de sang contaminé.

— Mew !

Puifai accourt en criant mon prénom. J'ai à peine conscience qu'elle enfile des gants et une protection par-dessus sa blouse. Elle m'empoigne le bras avec fermeté et m'oblige à me lever pour m'amener à un lavabo. Elle ouvre le robinet avant de placer ma main sous le jet d'eau froide. Une fois nettoyée, elle pulvérise sur mon entaille un spray désinfectant et la recouvre d'un pansement. À la seconde où elle a terminé, plusieurs gardes m'entourent, repoussant la jeune femme.

— Suivez-nous !

Je suis incapable de résister. Je sais parfaitement où ils m'emmènent et ce qui m'attend. Je réussis, sans savoir comment, à mettre un pied devant l'autre et à parcourir les couloirs. Toutes les personnes que nous croisons se reculent, effrayés et je ne peux que les comprendre.

Je suis contaminé.

L'un des gardes ouvre la porte de ma cellule, avant de prendre une distance pour me laisser le passage. C'est une pièce divisée en deux parties par une cloison vitrée, permettant de surveiller l'évolution de la maladie. J'entre dans la minuscule pièce, où le seul mobilier se résume à un lit. Le garde referme la porte derrière moi et la verrouille. Debout, hagard, une idée fixe tourne sans s'arrêter dans ma tête :

Cinquante pour cent de risque de mourir...

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