Chapitre 2

Mon réveil se fait brutal. Le personnel de la maison court comme des poules sans têtes, sans raison apparente. J'essaie de prendre mon temps pour m'étirer, me frotter les yeux, mais on me presse. On m'habille avec l'une des plus belles robes de ma penderie. Celle d'un couleur bleu pastel aux rubans assorti et qui me fait plus âgée. J'ai l'impression qu'on reçoit une personne d'importance. Mère me l'aurait mentionné, la veille, non.

Je finis ma toilette avant de rejoindre le reste de ma famille au salon. Tous sont endimanchés, comme lorsque si nous allions à la messe. On ne me calcule pas, sauf Brandon qui me fait un signe de m'installer à ses côtés. Je lui demande tout :

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Tard dans la nuit, père a reçu un télégramme.

— Et de qui ?

— Un parent éloigné de ce que j'ai pu comprendre. Ils proviennent des vieux pays.

— De l'Europe ?

— Nous avons encore des parents éloignés qui y résident?

— Il y parait.

Jamais on ne parle de la famille, non du côté familial de père. Cela est un vrai mystère. Je doute que même mère les connaisse. À la vue de ses cernes, je crains que son sommeil fût très court, voire inexistant. Père, fidèle à lui-même, ne parle pas et regarde par la fenêtre. Je suis convaincue qu'il finira par tuer notre mère avec toutes ces crises de nerfs qu'elle peut faire dans une journée. C'est la première fois, que cette dernière ne me réprimande pas une chose telle que : ton dos n'est pas assez droit. Souris seulement quand cela est nécessaire. Ne montre pas ton intelligence, les hommes détestent cela, etc. Je crois vu que je suis la seule fille de la famille, mère mise sur moi pour faire reluire le blason familial.

— Oh mon dieu ! Ils arrivent ! s'écrit soudainement notre mère. Les enfants, tenez-vous droit. Vous, Judith, parlez lorsqu'on s'adresse à vous. Jennifer, tenez-vous droite et souriez.

Comment puis-je ne pas me tenir droite avec ce corset qui me compresse de partout ? Tout le monde s'agite, puis lorsque la sonnette résonne, c'est le calme plat. C'est comme si le temps s'était arrêté pendant quelques secondes avant que la fourmilière reprenne du service. C'est Alfonso, notre major d'homme qui ouvre la porte et qui amène nos parents éloignés dans le salon. Du coin de l'œil, j'observe mes parents, puis je vois un sourire se dessiner sur le visage de père. Comme c'est étrange. Je crois même que sa peau a fini par craquer. Je ne le vois jamais sourire comme cela. Pour la première fois de ma vie, je le vois étreint quelqu'un avec enthousiasme. Comme le protocole, il nous présente un à un avant d'aller au salon pour un thé. Je ne saisis pas vraiment de quel côté nous sommes parents. Judith, Gregory et les jumeaux ont l'autorisation de partir, tandis que Jerry, Brandon et moi devons rester. Je sens le regard curieux de la vieille femme sur moi. Comment a-t-elle pu faire un si long voyage en bateau ? Ses cheveux sont blancs, sa peau est toute ridée et peine à marcher droit devant elle. C'est l'un des deux hommes qui l'accompagnent qui lui fait office de support. Sont-ils aussi parents avec nous ? Pourquoi venir maintenant ?

Je m'égare dans mes pensées, pensant à Sébastian qui a dû prendre le chemin seul pour l'école. Je suis certaine qu'il se demande ce qui se passe. Même fiévreuse, je n'ai pas l'habitude de manquer un jour de classe. Je me secoue la tête lorsque j'entends une voix lointaine prononcer mon prénom. Je regarde mère qui fronce les sourcils et Brandon m'envoie un coup de coude subtil dans les côtes.

— Pardon. J'étais égarée dans mes pensées.

— Je disais que tu étais notre seule fille, répète père, avec tous ces garçons.

— Oh rien de bien prestigieux.

— Mais les filles de notre lignée sont essentielles et spéciales. Dis la vieille femme.

— En quoi le sont-elles ?

— Je ne peux répondre pour l'instant, il y a trop d'oreilles indiscrètes.

Je regarde père qui ferme les yeux en hochant la tête. Tout ce cirque pour ne rien dire. Je soupire ce qui n'échappe pas aux oreilles attentives de mère. Avant qu'elle me réprimande, père prend la parole, une seconde fois :

— Tu peux y aller, maintenant. Cependant, ne t'éloigne pas trop.

— Puis-je rendre visite à Sébastian, père ?

— Oui, bien sûr. C'est un fort bien jeune homme.

— Qui est ce Sébastian ? questionne la vieille femme.

— Un ami de notre Jennyfer. C'est le fils de nos voisins. C'est un veillant gaillard. Je ne me soucie pas de son avenir.

— Avez-vous perdu la tête, Andras, pour l'amour de Dieu, c'est un fermier.

— Il n'y a pas de noble tâche, rétorque notre invitée. Comment pouvez-vous, vous laissez parler de la sorte, mon neveu ? Il y a longtemps qu'elle aurait été soumise dans mon temps.

— Pardon !

Je sens l'électricité dans l'air. Mère déteste qu'on lui marche sur les pieds et qu'on lui dise quoi faire. Si, elle a épousé, père, c'est pour être libre d'une certaine façon. Il lui demandait de porter ses enfants sans de contrepartie. Mère décide de tout ce qui se passe dans la maison, notre éducation, mais l'argent est la responsabilité de père. Il nous fait à nouveau signe de partir et je ne me fais pas prier. Inutile de me changer, je souhaite seulement sortir au plus vite de la maison. Je n'aperçois pas mes autres frères ni Judith dans le jardin ce que je trouve étrange. Je hausse les épaules, relève mon jupon et pars à la course. C'est bientôt l'heure de Sébastien de retourner chez lui. Comme il est un garçon de ferme, on l'autorise à s'instruire le matin et continuer son travail à la ferme familiale le reste de la journée.

Je suis à la moitié du chemin, lorsque je tombe nez à nez avec Ilda. C'est la première fois que je la croise seule. Disons que cette dernière m'effraie. Ses vêtements sont en piteux états, je pourrais dire que ce sont plutôt des haillons qu'elle porte. Celle-ci cache ses cheveux à l'aide d'une couverture en fait, à ce qui lui ressemble et se déplace à l'aide d'un bâton. Nous connaissons peu de choses sur cette femme à part qu'elle ère dans les bois depuis des années. Je ne bouge pas. Ses yeux presque blancs comme neige peuvent-ils me voir ?

Une légère bourrasque fait tourbillonner mes boucles alors que sa tête se lève en distinguant son sourire jaune et carié. Une main se tend vers moi et j'ai un réflexe de reculer en écrasant une branche.

— Qui est là ? demande-t-elle.

Dois-je lui répondre ? Toutes les histoires qu'on raconte sur cette femme me font peur. Je fais presque toujours preuve de politesse, mais dans ces cas-là, que dois-je faire ?

— C-C'est miss Hastings, madame.

— Ah ! La jeune fille.

— Oui, madame.

— Que faites-vous à cette heure pareille ? Où est votre jeune ami, il n'est pas là ?

— J'allais de ce pas le rejoindre.

Je fais un pas de côté pour la contourner et continuer mon chemin, mais cette dernière agrippe mon poignet droit. J'ai une vilaine sensation lorsque sa peau rentre en contact avec la mienne. J'essaie de me dégager, mais la vieille a plus de force que je le croyais. Ma peau me brûle. Je souhaite qu'elle me relâche, mais cette dernière rive son regard vitreux sur moi en disant :

— C'est bientôt la moisson du loup. Ils reviendront. Tout le monde sera divisé. Famille, ami, amant. Tous, sous des groupes différents.

— Qui revient ?

— Les loups, mon enfant.

— Vous n'êtes qu'une vieille folle !

— Personne ne sera épargné. Mort, sang, trahison, amour. La lune a choisi.

— Lâchez-moi. Je m'écris.

Elle répète plusieurs fois la même sa phrase sans me relâcher et son rire sinistre résonne dans la forêt. Les corbeaux s'envolent en croassant et les petits animaux prennent la fuite. J'aimerais en faire autant. Je ferme les yeux, le temps de quelques secondes lorsque son rire vient de plus en plus fort et je sens qu'elle me relâche. J'entends une voix familière qui me rassure et instinctivement mes paupières s'ouvrent. Le visage en colère de Sebastian me surprend, mais je suis contente que ce dernier soit là. Il surplombe la vieille femme qui étrangement se trouve bien silencieuse.

— Disparaissez, Ilda. Le lui ordonne-t-il.

— Le chasseur apparait enfin. Pourra-t-il garder sa proie en lieu sûr ?

— Allez raconter votre salade ailleurs. Disparaissez.

La vieille femme s'incline et part dans un nuage de brume qui vient tout juste de nous entourer. Je reste interdite un moment avant de réaliser que pour la première fois, Sebastian me prend dans ses bras. J'ai de la difficulté avec sa soudaine proximité, mais surtout avec la sensation de brûlure que j'éprouve sur mon poignet.

— Jenny, comment allez-vous ?

Sa voix résonne. Je me décale de mon ami en fronçant les sourcils. Que fait-il sur le chemin du retour ? Il est encore trop tôt pour retourner chez lui. L'a-t-il croisé lui aussi ce matin ?

— Je vais bien. Ne vous inquiétez pas, Sebastian.

— Ne pas m'inquiéter. La frayeur se lisait sur votre visage et je vous ai entendu crier.

— Crier ? En me secouant la tête. Il est tôt pour revenir à la ferme.

— Je me rendais à votre demeure, Jenny. Je m'inquiétais. Vous n'étiez pas en classe. Que faites-vous vêtu pour les grandes occasions ?

— Nous avons reçu de la visite, ce matin. Des parents éloignés du côté de père à ce qu'il parait.

— Vous n'avez jamais parlé de parents auparavant.

— Parce que je l'ignorais.

Il acquiesce plusieurs fois de la tête. Je vois que mon ami semble un peu troublé par cette information, mais pourquoi l'être ? C'est ma famille. Sebastian regarde autour de nous et me prend la main. Pourquoi se comporte-t-il de cette manière ? Nous ne nous la donnons presque jamais. Nous allons en direction de sa demeure ; sûrement l'endroit le plus près pour être en sécurité. Nos pas sont pressés, comme s'il y a un danger derrière nous. J'essaie de lui dire que ma main me fait mal, mais sa force et son entêtement ont raison de moi.

Nous traversons la brume lorsque nous arrivons près de sa maison. Madame Hunt est dehors en étendant des draps sur une corde à linge. Son sourire est contagieux, mais je vois l'inquiétude sur son visage lorsqu'elle nous voit main dans la main. À sa hauteur, celle-ci s'empresse de nous demander :

— Que se passe-t-il, mes enfants ?

— Jenny a croisé la route de la vieille Ilda, mère.

— Bonté divine ! s'exclame-t-elle. Jenny, comment allez-vous ? Vous a-t-elle dit des choses ou même touché ?

— J-Je vais bien, essayé-je de la rassurer, Sebastian est arrivé juste à temps.

— Encore heureux. Quelle sottise a-t-elle bien pu dire ? Habituellement, elle fait attention à ne croiser personne.

— N'est-elle pas aveugle ?

— Ne vous laissez pas berner par son apparence, ma chère Jenny, Ilda est une personne que tout le monde devrait éviter.

— Pourquoi ?

— C'est un oiseau de mauvais augure. Allons, entrons, je vais vous préparer chacun un verre de lait et un petit gâteau aux carottes tout frais de ce matin.

Toujours la main dans la sienne, nous entrons dans la maison des Hunt et nous nous assoyons à la grande table. Je reste silencieuse, mes mains posées sur mes genoux. Je pose un regard sur mon poignet, on dirait que j'ai une saleté. J'essaie d'essuyer et plus que je frotte on dirait qu'il y a une marque. Qu'est-ce que c'est ? Est-ce cette sorcière qui m'a fait cela ?

— Tenez les enfants, dit Mme Hunt, en nous servant. J'espère que cela vous fera du bien.

La nourriture de mon ami est réputée pour être l'un des meilleurs du comté. Peu de gens peuvent rivaliser avec ces plats, ce qui rend fou de rage ma mère. Cette dernière n'adhère pas qu'une personne peut être meilleure qu'elle dans un domaine. Imaginez lors du festival d'automne après la moisson, là où tout le monde cuisine pour remporter le concours de la meilleure tarte. Cela fait une dizaine d'années que madame Hunt gagne et que mère éponge sa défaite dans plusieurs verres de whisky de père. Une semaine à ne pas la voir dans la maison. Je souris à cette pensée, puis j'entends Sébastian me demander :

— Comment sont tes parents ?

— Vieux ou plutôt vieille. La tante de père est dans un âge très avancé. Je me demande pourquoi elle a fait un si long voyage. À son âge, je serais restée à la maison.

— Alors, c'est vrai, questionne Mme Hunt, une carriole est arrivée très tôt chez vous ?

— Exacte. Je suppose que l'opulence de la voiture tirée par plusieurs chevaux a attiré l'œil des gens.

— Ne vous en faites pas, Jenny, tout le monde a toujours quelque chose à raconter.

— Vous avez raison. Participez-vous encore cette année au festival ? J'espère que vous gagnerez de nouveau.

Madame Hunt regarde son fils un instant, puis me sourit. Qu'ai-je dit de mal ? C'est vrai que je souhaite qu'elle puisse gagner de nouveau.

— Je l'ignore, m'avoue-t-elle, je crains de ne pas avoir le temps de m'y attarder cette année. Il y a la moisson...

— Je peux toujours vous aider, comme chaque année. Je suis certaine que cela fera plaisir à père.

— Vous êtes si gentille, Jenny, mais vous serez sans doute prise.

— Je ne vois pas par quoi.

— Le bal de l'automne. Vos futurs prétendants. Vous aurez mieux à faire que faire les champs avec nous.

Je manque de m'étouffer avec ses paroles. Mes prétendants ? Je n'en souhaite pas. Pourquoi pensent-ils donc tout cela ? Cela a toujours été Sebastian. Pourquoi est-ce si dur à comprendre ? J'ai l'impression d'entendre mère me parler de ses stupides bals. Je regarde Sebastian et maintenant je comprends pourquoi il souhaitait me préserver. Je me sens tout à coup idiote et m'excuse du dérangement. Je me lève et sors de leur maison le cœur gros, mais aussi en colère. À la toute hâte, je me dirige vers la forêt où curieusement la brume s'est dissipée.

— Attendez ! s'écrit la voix familière de Sebastian.

Pas question que je me retourne. Je fais comme si je ne l'entendais pas et je poursuis mon chemin. Sebastian se trouve à être plus rapide, me devançant et se plantant devant moi. Mon regard furieux croise le sien qui est triste.

— Jenny, s'il vous plait, attendez, me supplie-t-il. Je suis vraiment désolé.

— Désolé ? Vous êtes désolé ? Tout ce temps à me faire languir. À me faire croire qu'après nos diplômes nous pourrions être ensemble.

— Croyez-moi, je ne voulais pas vous faire de la peine, Jenny. Cela n'aurait pas dû arriver.

— Vous allez me dire que toute notre amitié était fausse ?

— Non, bien sûr que non. Tout cela est vrai. Je ne pourrais jamais vous suffire Jenny, vous-même vous le savez.

— Vous ne savez rien. Je ne souhaite pas la vie qu'on m'a prédestinée. Je ne veux pas être cette femme qui passe son temps libre à faire de la broderie, à jouer du piano ou à faire la lecture. Non, je ne suis pas ce genre de créature. Cela à toujours été vous, Sebastian.

— J'aurais aimé, moi aussi, souffle-t-il, je n'ai pas le droit.

Je suis fatiguée de l'entendre et le contourne pour continuer mon chemin.

— Laissez-moi vous raccompagner.

— Inutile, je peste, retournez à vos champs. Vous n'êtes qu'un garçon de ferme après tout. 

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