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Le claquement de la porte a tiré Havel des bras de Morphée et elle a très vite senti une présence qui s'est approchée d'elle pour venir s'asseoir auprès d'elle et de lui caresser les mèches de cheveux tombés sur ses yeux. Cela a eu l'effet de faire bouger Havel qui s'est aussitôt frottée les yeux pour discerner la silhouette devant elle. Sans surprise, elle reconnaît Nathan, les cheveux ébouriffés et l'air fatigué. Le T-shirt blanc qu'il porte sur lui est taché d'une substance qu'elle ne saurait distinguer. Décidément, son nouveau boulot ne le réussit pas si bien que cela. À force de chercher, il a jusqu'ici toujours décrocher des jobs insoupçonnés tels qu'être le mascotte d'une équipe de football dans un lycée à quatre sous. C'était d'ailleurs à la demande d'un élève désigné pour le faire, mais qui n'en avait absolument pas envie, au point d'aller jusqu'à payer quelqu'un pour le faire à sa place. Cette fois, il a simplement répondu à une annonce d'un restaurant qui cherche un serveur. L'écart se creuse entre les deux amis : la collocation se tient autour de trois personnes dont deux frères, pas de sang, mais liés par un sentiment bien plus fort que le lien de parenté, qui se connaissent depuis leur rencontré à la maternelle. André travaille dans un café dont il est le patron et s'en sort superbement bien : les clients s'arrachent les meilleures places et restent très fidèles à ce lieu, pas si commun que ça, au point que le café est souvent bondé, la queue pouvant être exagérément longue.
- Désolé, je t'ai réveillée.
- T'en fais pas, répond-elle pas d'une voix ensommeillée, je vous attendais de toute façon. Où est André ?
- Dans la cuisine... Il a vu que tu dormais et a sûrement dû penser que t'aurais un petit coin en te réveillant.
- C'est vrai que je n'ai absolument rien mangé de la journée.
Havel s'est levée pour se retrouver en position assise.
- La visite était si éprouvante que ça ? demanda Nathan d'un air inquiet.
- Tu sais, ça fait si longtemps que j'y suis pas retournée, dans ce coin paumé, que je me rends compte que tout est passé maintenant. Et puis, je vous ai, vous, et ça me suffit amplement.
Sur ce, elle pose sa tête sur l'épaule gauche de Nathan, dur et confortable à la fois.
- Je suis là pour toi si tu veux en parler.
Elle lève la tête pour croiser son regard intense et brillant d'un éclat à faire craquer n'importe qui.
- Je vous dérange pas trop, j'espère.
André a fait son apparition, toujours d'une élégance sans pareille et de son charisme inné. Le ton moqueur qu'il a employé a vite fait d'éloigner les deux tourtereaux. Même s'ils essaient sans cesse de se convaincre qu'il n'y a rien entre eux, leur attachement particulier l'un pour l'autre paraît net comme l'eau de roche. Néanmoins, personne n'a encore fait le premier pas, juste des gestes anodins comme se faire des câlins qui peuvent facilement se faire passer pour un geste amical. De plus, la réputation de Nathan en tant que libertin n°1 du quartier laisse à désirer pour permettre à Havel de lui accorder son entière confiance. Ils ont beau être les meilleurs amis du monde, elle sait qu'il n'est pas tendre quand il s'agit de faire face à ses copines.
- T'arrives pile au bon moment, j'ai vraiment la dalle.
- Ouais poto, fais péter les casseroles pour me faire des steaks, à demi saignants, tu serais un ange.
- T'as deux mains, deux pieds, une cervelle, je pense que tu vas t'en sortir. Vel, je t'ai fait une omelette et de la salade si tu fais.
- C'est parfait, merci.
- Ah donc quand c'est elle, tu dis rien ? Ça s'appelle du favoritisme et je peux te dire que tu es en train de sérieusement mettre notre amitié en danger !
- Si je te connaissais pas aussi bien, je m'en fouterais quand même de tes discours à trois balles cinquante, et encore, c'est trop les évaluer.
À la vue de cette scène, Havel ne peut s'empêcher de se sentir bien entourée et elle n'aurait échangé ce moment pour rien au monde.
- C'est pas que je vous aime pas, déclare André, mais je vais aller me doucher, j'suis hyper crevé.
- Revenons à nos moutons, dit Nathan après le départ de son ami. T'as pu avoir ce que tu voulais ?
- C'est quoi cette expression pourrie ! Je vous jure, vous, les français.
- J'oubliais que t'es une asiate.
- Comment c'était ton travail ? Tu t'es fait viré ?
- Merci, c'est très gentil de penser ça de moi.
- Ben quoi, c'est pas la première fois.
La brune se passe la main dans les cheveux. Les feuilles qu'elle a récoltées ne sont que ses certificats de scolarité, ses bulletins, sa fiche d'adoption. Elle émet un rire empli de mépris. Ils n'ont même pas eu le courage de déclarer sa fugue. À quatorze ans, vivre dans la rue a paru normal pour sa famille d'accueil, puisque cette dernière n'a pas été la chercher, ni n'a signalé sa disparition dramatique et soudaine. Cette fois, on ne l'abandonnait pas, elle s'enfuyait. Si Zoé n'avait pas fait déborder l'eau du vase, et Dieu sait à quel point il était rempli, mis du sel sur ses blessures, Havel n'aurait pas pris ses affaires et parti sans rien laisser derrière elle. Zoé, sa sœur, légalement parlant, une pétasse de la pire espèce, une fille qui a eu la chance de naître et de vivre auprès de ses parents. Zoé a toujours le dernier mot, la meilleure part d'un gâteau, le plus beau des jeans, la plus chère des vestes. Havel, elle, se contentait de ce qu'on lui donnait.
« Tu devrais sourire au lieu de te montrer aussi désagréable. Tu vis sous mon toit, prends de la place, gènes mes parents, et tu oses faire la meuf supérieure ? Tu te crois où ! »
Elle avait raison dans un sens. Ce n'était pas chez elle, Havel n'avait rien à faire chez eux. Elle aurait dû quitter l'appartement le jour où sa sœur adorée est venue. Sa cousine plutôt, étant donné son identité de nièce, qui héberge indéfiniment chez sa tante. Le père de Zoé, un alcoolique, a pété les plombs, s'est barré, laissant derrière lui, une fillette de six ans. On l'a alors plus ou moins adopté quarante-six jours après l'adoption de Havel.
Que pouvait-elle faire ? Le destin s'acharne sur elle. Havel avait cru enfin trouver un endroit où elle pourrait se sentir en sécurité, en totale confiance. C'était d'ailleurs le cas. On la chouchoutait, lui préparait à manger, pas de la purée, mais du steak et des frites. Elle n'en avait jamais mangé auparavant. C'était à la fois doux et gras. Elle en avait le sourire aux lèvres, plus tard, quand elle retourna dans sa chambre. On lui accordait enfin l'attention qu'elle recherchait. Ce n'était pas grand chose, mais cela comptait vraiment beaucoup pour elle.
Havel referme le dossier avec fracas tout en reculant sa chaise qui grince sur le carrelage d'un blanc immaculé.
Il faut qu'elle se calme et se prépare pour son boulot. Alors que ses camarades de la fac se promènent, s'achètent des fringues à l'heure qu'il est, elle, doit gagner sa croûte.
Son réveil lui indique qu'il est 09:21, si elle se dépêche, elle aura largement le temps de se préparer et de prendre un bon petit déjeuner équilibré. Sur cette pensée, elle se relève, sort de son antre et découvre un André à moitié endormi, les cheveux ébouriffés, portant un pyjama couvert de motif de pandas aussi bien sur son haut que sur son bas.
Havel retient d'éclater de rire et lui lance :
- Vraiment désolée, c'est moi qui t'ai réveillé ?
- Non, j'avais juste une envie pressante. Tu veux des pancakes ? T'inquiète pas, je me suis lavé les mains en sortant des toilettes.
- Tu penses pouvoir en faire en vingt minutes ?
- Largement.
- Alors oui.
Ce qui est bien dans sa vie actuelle, c'est qu'elle connaît des gens formidables. Nathan, un gars joueur, peu fiable en apparence, se révèle être quelqu'un de stable (sauf côté professionnel, où il enchaîne travail sur travail) et de réfléchi. Quant à André, il est tout ce que l'on peut rêver d'un mec parfait. En plus d'être beau, charmeur, intelligent, drôle et attentionné, il sait cuisiner. Que rêver de plus, elle qui ne sait faire que des œufs et des pâtes. Mais ça reste son frère de cœur.
La glace qui lui fait face lui renvoie une image d'une femme mature, sérieuse et fiable. Exactement ce que Havel veut montrer d'elle. Pour renforcer cette impression, elle met des lunettes sans verres sur son visage parfaitement lisse. Aucune imperfection ne doit transparaître. Surtout qu'elle se force à faire du jogging au moins trois fois par semaine, au bord de la rivière, proche de chez elle. Toute trace d'impureté doit être enlevée et éliminée au plus vite. Voilà comment elle fonctionne.
Son lieu de travail n'est qu'à sept minutes et quarante secondes de son appartement, si elle marchait posément, sans précipitation aucune.
Le tintement de la cloche accrochée au-dessus de la porte quand elle la pousse, lui vaut quelques regards curieux. La seconde d'après, tous les salariés retournent à leur tâche. Ils n'étaient que deux, Eliot et Chloé. Antonio et Bertrand, les deux cuisiniers hors paire sont sûrement déjà à leur place. Son arrivée complète la totalité du personnel employé à Pizza & Co, un restaurant italien assez connu dans le coin. Tous les jeunes viennent manger à midi pendant leur pause déjeuner. Le point stratégique que Léo s'est empressé de se procurer lui a été hautement bénéfique. Situé au carrefour du quartier, près d'un collège, d'un lycée et d'une université, l'argent que le propriétaire a dépensé s'est vite rentabilisé. Par contre, cela ne l'a pas empêché d'être toujours aussi avare quand il s'agit de salaire.
Havel s'installe à l'accueil, à droite de l'entrée. Son travail consiste à prendre les commandes et de se charger du bon déroulement de la procédure qu'elle a jusque-là respectée à la lettre. Même si Léo peut être énervant et frustrant, il a d'excellentes idées, mauvaises des fois, de marketing : instaurer une ambiance du jamais vu, pour un bistrot en tout cas.
Derrière le comptoir de ladite accueil, Havel est chargée de récupérer les manteaux des clients et de les placer sur des cintres et ranger par numéro de table. C'est pourquoi, il est primordial de fixer un rendez-vous sur l'application du restaurant du même nom, pour que l'on puisse réserver les places, préparer à l'avance les plats à servir. Ensuite, vers la fin du service, elle devra aider pour le nettoyage, la vaisselle et le rangement.
Inutile de dire que c'est pour limiter les dépenses que de regrouper des postes et de les distribuer à une même personne. C'est courant maintenant, on appelle ça, des polyvalents, qui savent tout faire en gros.
En plus, Léo gagne un max de pognon en faisant tout pour rendre son bijou chic et à la mode. Parce que c'est ce que l'on vend, le confort, le bien-être, le rêve. C'est comme les marques. Au lieu d'acheter des articles (qu'on peut trouver neuf fois moins chers ailleurs), on achète le luxe. Pour impressionner et bien se faire voir de ses amis. Leo l'a très bien compris, lui-même est victime des marques Givenchy, Dior, Louis Vuitton et pleins d'autres encore, et l'exploite à fond. Tant qu'il y aura des offreurs et des demandeurs, son commerce est assuré.
Il a même décidé d'attaquer aux heures libres des élèves, vers l'après-midi. Au fond à droite, on peut voir distinctement une porte barricadée, qui donne sur le futur café que compte ouvrir Leo. Ainsi, en plus de pouvoir déjeuner ou dîner, les clients, de tout âge confondu, auront le privilège de se détendre juste à côté. La pièce était autrefois un restaurant qui a dû fermer, la concurrence était trop forte pour le dirigeant. Léo en a bien évidemment profité en lui faisant une offre qu'il ne pouvait qu'accepter.
Havel a pensé à proposer à Nathan le futur poste de serveur, avec elle comme garante, Leo se montrera plus indulgent. Même si son colocataire n'a jamais manqué la date du loyer et autres charges comprises (électricité, chauffage), elle ne peut décemment pas le laisser errer encore plus longtemps. Il faut qu'il ait un CDI (Contrat à Durée Indéterminée) pour toucher des allocations chômage et retraite, plus tard, en cas de prévention. Cependant, elle n'a pas trouvé le moment adéquat pour lui en faire part, Nathan n'étant pas du genre à vouloir qu'on lui planifie quoi que ce soit. Toujours à foncer la tête baissée, sans penser aux conséquences de ses actes.
A cet instant précis, elle a été contente que le café d'André se trouve à 2,8 km d'ici. Autrement, il aurait eu des ennuis, Leo comme adversaire, ce n'est jamais bon.
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Un petit aperçu du resto dans lequel Havel travaille (le plan a été fait il y a quelques années, mais je tenais quand même à le mettre)
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