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Les gens ne cesseront jamais de critiquer.
Il m'a fallu tout de même dix-sept ans, huit mois, vingt-neuf jours, pour le comprendre, l'assimiler et essayer de ne pas prêter attention à ces vipères.
Devant moi, se dressent des personnes de tailles différentes, de couleurs diverses, parmi eux des inconnus, des connaissances, des amis ; et moi, l'aliénée par choix, par des préjugés, des opinions ou je ne sais quoi encore. Je n'ai jamais voulu l'admettre, mais comme dans les mauvaises ou bonnes séries américaines – tout dépend du point de vue – on administre des étiquettes, et je suis l'intello de service. Celle qui fait ses devoirs en avance, regarde les programmes de l'année scolaire pour tenter d'anticiper, et qui au final, sert de cerveau : tout ce qui est fait va ensuite être recopié par une, puis deux, trois personnes et ainsi de suite. Quand par chance (ou plutôt de volonté, d'acharnement), le travail vient à être récompensé par le correcteur, les copieurs – appelons un âne, un âne – sautent de joie, se disent qu'ils ne sont pas si nuls que ça et que viendra un jour où l'apprenti dépassera le maître. Du coup, ils la narguent, l'offensent et oublient complètement que, leur note, leur bonne note est dû, en fait, à quelqu'un tout autre qu'eux-mêmes. Mais cela, ils s'en fichent, car le résultat est tout ce qui les importe. Cependant, des âmes reconnaissants subsistent et veulent bien d'elle – sans doute par compassion ou le fait que je ne sois pas d'une désagréable compagnie – pouvant même aider ses amis à comprendre leurs leçons, à obtenir ce qu'ils souhaitent. Disant cela, je crois avoir été allée trop loin dans mes propos. Même si je sais depuis bien longtemps que les relations qui durent sont celles qui s'appuient essentiellement sur les intérêts que les parties peuvent en tirer, beaucoup d'amitiés sont fondées sur l'affection, les moments passés ensemble à parler de tout et de rien, à rigoler jusqu'à se plier en deux, à se faire des blagues, des mauvais coups, à se confier, se faire conseiller etc. c'est de cela dont j'ai besoin.
Voilà pourquoi j'ai accepté de venir à cette soirée, luttant contre mon angoisse, la peur de finir tout seule, dans mon coin à regarder les autres s'amuser. Le grand défi que je me suis fixé doit être surmonté : je ne veux plus vivre pour les autres, en essayant de se faire toute petite pour bien se faire voir, puisque ne rien dire, ne rien faire, être invisible en gros, signifie qu'on ne nous reproche rien, sauf notre silence et qu'on oublie peu à peu notre existence. En effet, c'est tout ce dont j'en ai tiré de ma vie jusqu'à présent : personne ne me contacte le premier, sans doute parce que je ne manque à personne ; on me délaisse au profit de quelqu'un d'autre ; on ne me prête pas attention quand je parle. On vient seulement vers moi quand on n'a pas d'amis à qui parler, quand on ne comprend pas quelque chose ou quand je vais vers eux. Mais j'en ai marre de faire toujours le premier pas, d'avoir autant d'insignifiance, marre de n'être rien pour les autres ! Si cela continue, je finirai probablement tout seule, avec un chat, tigré, petit, mignon de préférence ; sans mari, enfants avec lesquels je puisse partager mon chagrin, ma fierté, mon amour et tout ce qui fait qu'un homme est un humain. J'aimerais tellement vivre le grand amour, connaître plein de jolies choses qui puissent, un jour viendra où je ne serai plus en mesure de rester debout toute seule, me permettre de ne pas avoir de regret. Alors j'ai décidé de me remettre en question pour faire sortir mon meilleur côté et faire en sorte qu'on s'attache à moi, comme je me suis jadis attachée à des personnes qui ont aussi vite disparues qu'elles sont apparues.
Car le lycée est terminé, une phase, disons importante de ma vie vient d'être franchie, le BAC est dans la poche, avec 18 de moyenne générale, dépassant tous mes records et donc par conséquent l'obtention de la mention très bien. Et depuis ce fameux jour de stress, presque onze mois ont passé, les cours dans des amphithéâtres plus ou moins réguliers me laissent chaque fois un goût amer. Il est vrai que j'apprends énormément de connaissances par rapport à notre organisme, notre métabolisme et les expériences que les professeurs veulent bien nous faire part me donnent un sentiment de gloire, car je sais que plus tard, je serai sur le terrain, sauverai des vies et en retour, inondée de mercis. Cependant, je sais aussi que jamais, ô grand jamais, je serai la chirurgienne, celle qui met ses mains à tremper dans les boyaux de ses patients, voit autant de sang couler que ce qui contient dans son propre corps. Tout cela me dégoûte, m'horripile au plus haut point. Sans doute dois-je me contenter d'être à l'avenir une généraliste, ou spécialiste, qui sera à longueur de journée enfermée dans son bureau à consulter, ausculter patient sur patient...
Quelque chose m'empêche de passer le cap, d'aller vers les autres, de m'ouvrir au monde, de me laisser aller. Chaque but qu'on se fixe est toujours plus facile à dire qu'à faire, telles les bonnes résolutions qui ne sont jamais tenues.
Tous ceux qui se trouvent ici ont au moins la majorité, certains sont en fac de médecine, d'économie, de droit, d'autres sont dans des écoles d'ingénieur, de management et bien sûr, ceux qui sont en prépa – qui l'aurait cru ? Tous sans exception sont venus se détendre, rencontrer de nouvelles personnes, chercher leur plan cul de la soirée pour les libertins. Ils boivent, dansent, se collent les uns aux autres, s'écroulent par ivresse, fatigue ou sommeil. On peut avancer le fait que l'atmosphère a radicalement changé depuis mon arrivée. L'élégance feinte est partie aussi vite que la lumière : qui ne sait pas qu'une piste de danse (improvisée dans le salon en poussant les canapés qui s'y trouvaient dans un coin) est souvent mal éclairée pour permettre le rentre-dedans ?
Il doit être 3h du matin passé, toujours assise au tabouret et accoudée au comptoir du bar, je contemple le spectacle qui s'offre à moi, pensant soudain à l'épisode d'il y a quelques heures : l'inconnu. Ce dernier, après m'avoir littéralement ignorée, s'est commandé à boire et a rejoint sa bande, tout en étant froid et distant. Je n'ai pas pu m'empêcher de l'observer pendant un moment, détournant le regard dès qu'il se tournait vers moi. C'était plutôt amusant, tel un chat guettant sa proie. Par contre, loin de vouloir une souris à manger – il y en avait suffisamment sur la table, de bouffe, pas de rats – mes observations m'ont conduite à quelques conclusions furtives quant à sa personnalité et son passé. Pas étonnant pour une jeune écrivaine amatrice en herbe, qui s'invente parfois toute une vie, me dirait-on.
Il n'a pas l'air d'avoir plus d'une vingtaine d'années, a une tête à s'appeler Nathan ou Quentin et paraît, au premier abord, être du genre à soigner son apparence, avec son menton fraîchement rasé et sa coupe de cheveux d'un style désordonné sans perdre en élégance, tout en restant cultivé, intelligent et un point vicieux. Pour avoir fréquenté des têtes et des derniers de classe, il ne me faut pas grand-chose pour les distinguer. D'abord ses cernes d'un noir à en faire peur, puis ses marques sur le nez dues aux lunettes qu'il a dû porter sûrement pour réviser ses partiels, tout indique le contraire de ce qu'il veut bien dévoiler.
Il discutait, buvait avec modération de la bière, de la vodka, enlaçait, regardait sans chasteté une femme à la poitrine généreuse, aux longues jambes blanches et fines nommée Agathe, à ce que j'ai compris, en entendant un type l'appeler. Ils semblaient être extrêmement proches, aussi physiquement qu'intellectuellement, car ils se parlaient beaucoup, avaient par moments des visages fermes et sérieux, se touchaient en se serrant la main, sinon le gars qui posait sa main sur le genou de la fille. La scène se déroulait non sans gêne pour les gens qui les regardaient. Ensuite, il s'est brusquement levé et est parti en saluant quelques amis.
Je viens seulement de saisir la raison de son départ, ayant du temps pour s'y attarder : quelque chose de grave a dû se produire et le coup de fil qu'il a reçu lui avait mis dans un état de transe. Là, je ne peux plus me retenir d'émettre des hypothèses un peu farfelues, bien qu'éventuellement possibles :
¢ Il s'agit d'un serial killer ou d'un dealer qui a des ennemis lui cherchant des noises : ils ont kidnappé un être qui lui est cher, le menace de le tuer s'il ne fait pas ce qu'on lui demande de faire.
¢ Suivant le même schéma, il a conclu un pacte avec un autre plus fort que lui, mais on l'a trahi et il se retrouve avec encore plus de problèmes.
¢ Son entourage, plus précisément sa famille a eu un accident de voiture, a succombé à une maladie ou à la vieillesse.
¢ C'est un enfant maltraité vivant dans une famille nombreuse dont un frère ou une sœur a été battu(e) à un tel point qu'iel a fini à l'hôpital ou raide mort.
Bref, à voir son expression, cela devait être très grave. Et bien que mon imagination demeure synthétique, elle tourne autour d'une idée : mon inconnu est tout sauf innocent, pur ; au contraire, son regard indique un vécu sombre dont on a du mal à soutenir longuement.
Ma tête commence sérieusement à me faire mal, à force de réfléchir, à penser et à rester éveillée malgré l'heure tardive qui s'affiche sur l'horloge murale. Je me pose d'ailleurs la question : pourquoi ne suis-je pas partie, alors que je m'ennuyais ferme ? C'est assez simple : j'ai une amie à surveiller et à ramener de toute urgence à la maison, sinon elle se ferait dégommer par ses parents, car ces derniers rentrent de leur voyage en Australie demain à 10h tapante, et Dieu sait ce qu'ils penseraient s'ils ne voyaient pas leur fille chérie, endormie comme un ange dans sa chambre. J'avoue, je suis une bonne amie.
Néanmoins, cela fait ni plus ni moins cinq heures que j'ai perdu sa trace et j'ai beau la noyer d'appels et de messages sur son iPhone 6, la tendance de l'année, dont l'écran est un peu rayé – sa famille est l'une des plus fortunées que je connaisse – je reste tout de même sans nouvelles. Marg est une fille à la mode, sans parler du faut qu'elle a aussi les moyens pour porter les dernières collections d'une telle ou telle grande marque. Si ce n'est pas le cas, alors on peut conclure avec légèreté qu'elle ne les a pas appréciées. En effet, peu importe le prix de l'objet convoité, tant que Marg aime, ses parents feront en sorte qu'elle l'obtienne, avant même la sortie officielle, comme c'était le cas de son Smartphone. En outre, ils exercent une certaine influence non négligeable qui leur permettent de vivre dans un villa, à New York, semble-t-il, dont le plan est conçu par un architecte de grande renommée, dès qu'une occasion se présente, c'est-à-dire quand les parents ne sont pas occupés par leur boulot. D'ailleurs je ne comprends pas pourquoi ils ont choisi de s'installer à Paris, alors que leur travail leur retienne trois milles lieux plus loin. Peut-être pour la réputation de la capitale connue pour ses marques de luxe, car je suis persuadée qu'ils travaillent dans la mode, même si je n'ai toujours pas cherché à en avoir la confirmation.
Notre amitié fonctionne sur ce principe : j'écoute ce que Margaret a à me raconter sans jamais poser de questions sur sa famille et cela ne me dérange nullement, moi-même étant réticente quand il faut parler de ses géniteurs.
« Meuf je meurs, SOS envoyé, viens me rejoindre au 1er étage, j'suis pas ivre, vivante, saine et sauve »
Si je ne la connaissais pas aussi bien, j'aurais paniqué face à ce SMS ni queue ni tête et d'une contradiction sans pareille. Sauf qu'il n'y a pas tant de si qui tiennent, alors je fonce vers les escaliers pour les gravir deux à deux, veillant à ne pas trébucher. Puis une pensée me vient à l'esprit, m'obligeant à m'arrêter à mi-chemin : et si elle était avec un mec, nue comme un ver ou carrément en train de gerber, comment vais-je réagir ?
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