- Chapitre 6 -
Son caban noir se referma plus étroitement sur sa marinière. Le début du mois d'avril s'annonçait glacial et Alina aurait dû investir dans une parka. Après ces quatre jours d'intenses orages, le soleil pointait le bout de son nez. Sa motivation avait au fur et à mesure diminué. Non seulement Maé n'avait pas donné de signe de vie avant hier, mais elle lui avait ensuite ordonné d'être à sept heures trente pétantes chez elle.
La maison se situait au sommet d'une colline et les indications étaient claires : suivre le ruisseau. Le cottage se détachait parmi les sapins et d'autres espèces d'arbres inconnues. De multiples plantes encadraient les murs en pierre beige. Un cerisier en fleur balançait ses feuilles au gré du vent. Cette minuscule demeure avait un certain charme. Elle semblait rénovée, mais gardait un aspect assez vieillot, comme figée dans le temps. Sa montre de sport lui indiqua qu'elle n'était pas en retard.
Sa respiration se stabilisa et ses joues se refroidirent. La bergère ne tarda pas à la rejoindre, habillée d'une simple salopette bleue et d'un t-shirt délavé. Alina se dit que sa peau devait se composer de cuir, sinon impossible de survivre à des températures pareilles. La citadine n'avait pas l'habitude des hivers en montagne. Aujourd'hui, le climat restait clément. Après un timide bonjour, Maé lança :
— Les affaires pour nettoyer sont dans le placard situé...
— Attends une minute, tu m'as fait lever pour que je récure tes toilettes ? Je ne veux pas être femme de ménage !
Maé croisa les bras sur sa poitrine et Alina leva fièrement le menton, son enthousiasme chuta. Pendant que la bataille de regards faisait rage, une forte odeur se propagea. Un doux sourire s'afficha sur le visage de la campagnarde et au même moment, une mâchoire se ferma sur la magnifique veste de l'arrivante. Cette dernière émit un cri de surprise et fit volte-face. L'origine de la senteur pestilentielle provenait d'un bélier blanc comme neige et qui possédait une large entaille sur la joue. Après la stupeur passée, elles se mirent à rire. Heureusement pour Alina, il avait juste tiré sur son vêtement et ne l'avait pas abîmé.
En une fraction de seconde, l'expression de l'exploitante se ferma, elle n'aimait pas du tout cette situation. L'agneau au pelage noir se précipita vers Alina, virant au passage le bélier. Elle le caressa avec tendresse et se renseigna sur son nom.
— Il s'appelle Méchoui.
Était-ce une plaisanterie ? Visiblement non, car aucun rictus ne se peignit sur les lèvres fines de Maé.
— Un plat, sérieusement, Alex ne serait pas très content que tu décrives son futur ainsi.
Elle aurait dû rigoler, mais son masque s'était remis en place. Ce n'étaient pas dans ses habitudes de s'ouvrir aussi facilement aux autres. Sa résolution s'envola quand la bouche d'Alina laissa apparaître une lignée de dents blanches.
— Je te propose une visite de ma ferme ? Après tu pourras repartir puisque ce travail ne t'intéresse pas, proposa la brune dans un ton faussement détaché.
Elle hésita, de toute manière la journée avait commencé, les premiers rayons de soleil éblouissaient déjà le ciel d'une myriade de couleurs, le sommeil ne reviendrait pas avant ce soir.
Elles n'échangèrent pas un mot de plus, seul l'animal bêlait gaiement à leurs côtés. L'exploitation ne s'étendait pas très loin. Il était aisé de repérer les béliers à leurs odeurs. Alina ne s'aventurait pas trop près tandis que la fermière récupérait une sorte de farine dans le silo en forme d'entonnoir. D'une poigne de fer, Maé renversa le contenu du seau au niveau des mâchoires avides. Ses yeux noisette observaient avec sérénité les ovins. Sans plus s'attarder, elles contournèrent le bâtiment. Des tôles formaient le toit et les murs en béton étaient ornés de nombreuses toiles d'araignées.
L'option avec commentaires historiques des lieux n'était apparemment pas activée. La touriste n'osait pas lui poser de questions. Elle avait remarqué sa manie de se braquer à tout moment et la titiller n'était pas au programme du jour. Le silence se ponctua par les pas frémissants des brebis. La bergère troqua ses chaussures de sécurité pour des bottes. Ensuite, elle fit signe à la visiteuse de reculer et ouvrit une barrière, afin de se faufiler dans l'air paillé suivi de près par Méchoui. Son ascension continua et lorsque la rambarde libéra le passage, la horde d'impatientes se rua vers la salle d'attente.
— Allez, allez, on avance ! cria l'exploitante, remuant un long bâton qu'elle venait d'attraper.
L'agneau sautillait de partout et bourrait les retardataires avec frénésie. Son comportement de chien de berger étonna la spectatrice qui se retenait de ricaner devant les coups de sabots des aînées qu'il évitait de justesse. Son troupeau se constituait d'à peine cent brebis et elles rentrèrent malgré les tentatives de fuite vers les mangeoires.
Elles passèrent par une énième porte et prirent un tout petit escalier en fer à trois marches. La salle de traite se composait de deux rangées de chaque côté qui accueillaient au total dix brebis. Maé saisit une des machines et la brancha à l'animal qui demeurait à hauteur de bras. Un long tuyau recueillait le lait et longeait le plafond jusqu'à une ouverture.
Alina lui demanda si elle l'autorisait à essayer. La ville avait toujours fait partie du paysage et mis à part plusieurs sorties dans les fermes pédagogiques, elle n'avait pas eu de contact rapproché avec les animaux d'élevage. La saint-ambroisienne appuya sur un bouton et lui tendit la machine. La pie fut aspirée brutalement par la trayeuse. Alina ne l'avait pas mis dans le bon ordre. Maé attrapa sa main pour l'amener à la retirer, puis doucement elle la guida pour la placer correctement. Elles étaient si proches qu'il était possible d'entendre leur souffle malgré le vacarme assourdissant qui régnait. Le jarret se plia et partit en arrière. Maé attrapa les épaules de l'apprentie et l'attira vers elle, ce qui lui permit d'éviter le coup de pied. Elle s'aperçut du peu d'espace qui les séparait et s'éloigna comme si Alina avait contracté la peste. Cette dernière remarqua son mouvement de recul et songea que son odeur corporelle n'était pas pire que celle de ces compagnons.
— Tu vas faire n'importe quoi. Elles sentent ton stress, vaut mieux que tu rentres, déclara la campagnarde.
Son attitude injuste agaça son interlocutrice. Après une brève inspiration, elle dit :
— La porte d'entrée est-elle ouverte ?
Même si son caractère exécrable jouait sur ses nerfs, Alina ne se démontait pas pour autant. Maintenant qu'elle avait une nouvelle activité pour s'occuper, ce n'était pas le moment de laisser filer sa chance. Maé se retourna, surprise par ce revirement de situation. Un oui sortit difficilement de sa gorge et comme à son habitude, elle se détourna de ces pupilles noirs inquisiteurs et se concentra sur sa tâche.
— De quoi dois-je m'occuper ?
Son intonation tentait de rester neutre, mais un rictus naquit sur son visage. Les instructions bien précises en tête, elles se quittèrent. Alina rejoignit d'un pas décidé la demeure. Ses baskets pleines de boue enlevées, elle découvrit le lieu de vie. Le plafond était haut et s'accompagnait d'une fenêtre de toit. Avec la baie vitrée qui donnait sur la cour, de larges vitres amenaient la lumière du jour. Une partie de la vaste pièce était couverte de parquet qui craqua sous ses pieds nus. La paperasse recouvrait entièrement la table rectangulaire. Elle s'avança et rencontra le carrelage glacé. Une cuisine ouverte et assez minimaliste se trouvait en face d'elle. Le plan de travail en ardoise et la plaque de cuisson formaient un carré. Alina les contourna et chercha un verre. Les placards, collés au mur, agglutinaient tout un tas d'ustensiles.
L'endroit était assez propre, mais le fouillis caché dans chaque coin, qui s'accumulait sûrement depuis des années, lui vaudrait des heures de rangement. De plus, elle aperçut dans le salon, des tas de vêtements délaissés sur le fauteuil en cuir. Il n'y avait pas de télévision, mais un unique téléphone fixe comme preuve de liens avec l'extérieur.
Un escalier en bois à sa gauche permettait l'accès à une mezzanine. Le lit double lui indiquait sa fonction. L'ambiance était comme insipide, même avec la cheminée qui la chauffait. Aucune photographie ne se posait sur les meubles en chêne, n'importe qui aurait pu habiter ici.
Même si l'eau l'avait hydratée, sa soif de découverte n'était en aucun cas satisfaite. Des toilettes à peine terminées et une salle de bain minuscule visitées, le tour était bouclé. Machinalement, elle tritura la croûte de son ancienne coupure, datant de trois jours désormais. La première consigne était claire : ne pas toucher aux papiers. La tour de vaisselles n'était pas très élevée, mais cela occuperait la travailleuse un moment. Après tout, elle possédait trois heures minimum devant elle. Sa réticence du début s'était rapidement envolée, car elle avait la ferme intention de découvrir des nouvelles choses, même si elle devait passer par la case ménage. Puis, Maé avait l'air d'en savoir beaucoup. Une autre raison la poussait à rester, mais elle attendrait de voir si cela pouvait être possible.
Souvent, la musique ou les podcasts rythmaient ses séances de rangement, impossible aujourd'hui. Chantonnant pour chasser le flux de pensées, elle ouvrit une porte coulissante à la recherche d'une serpillière. À son plus grand étonnement, ce n'était pas un placard, mais un étroit escalier. Elle descendit quelques marches, sans rien distinguer.
— Tu n'as pas le droit d'y aller ! clama Maé.
La fautive se retourna et son crâne heurta le bas plafond. Une douleur aiguë la saisit, suivie de jurons mélangés à un rire nerveux. La fermière fit coulisser la porte et rajouta froidement :
— Tu n'es pas là pour fouiller dans mes affaires. Je t'interdis de descendre là-bas.
— Promis. Est-ce que prendre de la glace dans le congélateur, c'est considéré comme fouiner ?
Sa touche d'humour n'eut pas l'effet escompté, car Maé se renfrogna et fila dans la salle d'eau. La blessée posa un bac à glaçons sur son front où une bosse ne tarderait pas à émerger. Son père aurait été dans tous ses états s'il l'avait vue se faire mal à la première occasion.
Le ruissellement de la douche retentit. Maintenant que la propriétaire de cette maison lui avait défendu d'aller au sous-sol, sa curiosité était multipliée par mille. Pour couper son envie de déjouer les règles, elle chercha de la nourriture. Ses talents culinaires n'excédaient en rien ceux de Jean-Grégoire et d'Alexandre. Son trésor atterrit dans une casserole remplie d'eau et maladroitement, elle ouvrit le gaz. Une allumette entre ses doigts, elle dut se reprendre trois fois avant d'obtenir une flamme. Son diplôme de scoutisme était loin d'être gagné et Alina songea qu'elle ne survivrait pas une journée dans une forêt. Au mieux, elle se perdrait, au pire son corps finirait en bas d'une falaise à cause de sa maladresse.
Soudainement, sa vessie la ramena à l'ordre. Les minutes défilaient, mais la salle de bain ne se libérait toujours pas. Alina pria une bonne dizaine de déesses et de dieux différents. Cela lui apprendrait à boire de l'eau toutes les cinq secondes et de toujours reculer à l'idée d'aller aux toilettes. Ne tenant plus, elle sortit en trombe dehors avec les chaussures à moitié enfilées.
Le froid lui signala immédiatement que des couches de vêtements lui manquaient. Sa marinière avait des fines manches et son jean restait plus adapté pour une sortie au cinéma qu'une promenade à presque mille mètres d'altitude. Son regard longea les alentours. Rien. Aucune cachette convenable. Son corps n'était pas aussi fin que ces troncs d'arbre. D'une démarche claudiquant, elle se cacha derrière un buisson.
Quelqu'un appela et Maé franchit le bas de la porte en peignoir avec une casserole encore fumante.
***
— Elle a fait semblant d'aimer ?
Alexandre remonta les chaises sur les tables et écouta attentivement la réponse :
— Je n'ai jamais vu un repas aussi long de ma vie. Même mon pire date n'était pas aussi gênant. Donc oui et j'ai dû manger en oubliant le goût exécrable du cramé.
Alina s'affala sur un tabouret et posa son coude sur le bar afin d'y poser son crâne.
— Rassure-moi, tu avais bien mis de l'eau dans les pâtes ? questionna-t-il avant de se prendre un chiffon de la part de son interlocutrice. Et elle veut te revoir ?
Alina hocha la tête d'un air las.
— C'est vraiment qu'elle t'apprécie, s'esclaffa-t-il. La prochaine fois, je te filerai une recette pour éviter que tu te ridiculises.
— Franchement je ne peux pas faire pire qu'aujourd'hui. Un bélier a décidé que mes vêtements ressemblaient à du foin et j'ai une bosse sur le front qui va bientôt faire toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Je pourrais porter fièrement le drapeau LGBT+.
Une nouvelle interrogation jaillit dans son esprit et elle s'empressa de la lui faire partager :
— Sais-tu ce qu'elle cache dans le sous-sol de sa maison ? Elle m'a interdit d'y entrer.
Alexandre haussa les épaules et affirma que si elle ne voulait pas que Maé la vire de chez elle à coups de cornes de bélier, il valait mieux éviter de s'y risquer.
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Bonjour à toi !
Cette première matinée en tête à tête avec Maé n'était pas si terrible, non ? Je pense qu'Alina va s'en souvenir pendant un bout de temps. Nous en sommes au sixième chapitre, j'espère que le rythme vous va. Je mets en place petit à petit l'histoire en glissant des indices ici et là.
Personnellement, la scène avec Alina dehors en train de se soulager et de Maé qui ne comprend pas pourquoi l'eau des pâtes a disparu va rester dans ma tête pendant un long moment x)
En tout cas, notre citadine préférée n'est pas encore prête à vivre à la campagne, elle a beaucoup à apprendre.
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