- Chapitre 19 -
Le tout nouveau carnet ouvert sur le plan de travail en ardoise, Alina entama la deuxième partie de la recette concoctée par Alexandre. Elle déposa délicatement la pâte sur la plaque et entreprit d'y étaler la garniture. C'étaient les restes de la veille. L'eau commençait à bouillir et au même moment, la bergère rentra du travail.
— Je m'y attendais, lança-t-elle en enlevant de son coupe-vent kaki. En tout cas, tu es devenue une véritable cuisinière.
Elle s'était infiltrée en toute discrétion dans la demeure pour lui faire la surprise, mais apparemment c'était raté. Il eut ensuite un instant de gêne où aucune des deux ne bougea. Fallait-il se faire la bise ou bien s'embraser ? Après tout, elles se contentaient habituellement d'un hochement de tête.
— Merci pour le cadeau en tout cas. Encore une fois, je n'en ai pas pour toi, se désola la citadine en brisant le silence.
La campagnarde lui pria de patienter ici pendant qu'elle descendait dans l'atelier. Moins d'une minute plus tard, les escaliers grincèrent et elle lui pria de fermer les yeux.
— Pour être une véritable bergère, il faut s'armer pour affronter la montagne ! s'exclama l'agricultrice d'un ton enjoué.
Intriguée, Alina ouvrit les paupières et aperçut un bâton de chêne.
— Tu le sculptais devant moi la dernière fois. Il est magnifique, s'émerveilla-t-elle en le tournant pour apprécier les symboles incrustés, notamment celui de Saint-Ambre.
Il était muni d'un pic en fer pour se planter correctement dans la terre et d'une lanière afin d'éviter de le perdre. D'un geste impulsif, elle la prit dans ses bras en la remerciant.
— Je ne dois pas sentir la rose, plaisanta la fermière.
En effet, une odeur de brebis se dégageait de sa salopette. Pourtant, cela n'empêcha pas l'ancienne étudiante de resserrer son étreinte. Comme si de rien n'était, Maé alla se doucher. Alina savait pertinemment que leur relation se créait tranquillement, sans pression. Toutefois, une mise au clair sur la situation devait avoir lieu. Le bâton était une véritable œuvre d'art, l'embout se terminait en spirale. Personne ne la prévenait quand il fallait offrir quelque chose, mais elle comptait se rattraper.
Maé sortit de la salle de bain en peignoir avant de monter sur la mezzanine. L'image mentale de cette dernière, dehors et avec une casserole remplie de pâtes brûlées lui revint en mémoire. Un rictus se peigna sur ses lèvres charnues, car ce souvenir s'accompagnait d'elle en train de soulager sa vessie derrière un buisson.
— Franchement, j'ai adoré les illustrations dans le carnet, c'est fidèle à la réalité. Aussi, je réitère ma proposition d'être ton modèle.
Le soupir de son interlocutrice accentua encore plus le sourire d'Alina. La citadine s'occupa de mettre la table avant de chercher son téléphone chargé dans son sac à dos. Elles mangèrent en même temps que l'éleveuse racontait comment Méchoui avait réussi à se faufiler dans la salle de traite. Alina se remémorait les échanges de la veille et de ses multiples découvertes. Ce matin, ses recherches avaient été fructueuses.
— Je suis désolée d'avance, marmonna-t-elle en buvant une gorgée d'eau.
Maé lâcha sa fourchette et joignit ses mains pour y poser son menton. Peu de personnes aimaient qu'on les force à dire la vérité.
— Je comprends parfaitement pourquoi tu ne veux pas en parler en vue de la réaction du village. Ils sont certes ouverts d'esprit pour certains sujets, mais celui qui concerne la médiumnité, c'est autre chose.
L'expression de la vingtenaire se renfrogna.
— Tu as un jeu de tarot de Marseille dans tes affaires et la statue de cette femme avec le lion est une des cartes.
Les poings de Maé se serrèrent et sa mâchoire se crispa.
— Je sais que tu as envie de me hurler dessus, fais-le si ça te soulage. En attendant, je ne vais pas te juger. J'ai vu ce que tu avais fait au mouton quand il se sentait mal, puis tes mains sont brûlantes, tu...
— Je me suis dit que tu allais forcément fouiner sur ce sujet, souffla-t-elle en se resservant de la salade.
Maé lui semblait tellement différente depuis sa rencontre : en ôtant cette carapace, on décelait une vraie lionne.
— Si tu n'es pas furieuse contre moi, je continue ?
Tourner autour du pot n'était pas dans sa nature, alors autant y aller franco. La saint-ambroisienne arqua un sourcil quand elle récupéra le téléphone qu'on lui tendait. La messagerie était encore ouverte, dévoilant les récents messages de ses proches. Après avoir grimacé, Maé bifurqua sur la galerie.
— Observe bien la photo, on voit deux points dorés dans la pénombre et la silhouette d'un animal. Ne me dis pas que ce sont tes nains de jardin, j'ai vérifié en arrivant. Comment peut-on expliquer ça ?
— Ce sont des simples effets de lumière, rétorqua l'agricultrice.
Alina n'y croyait pas et donna son argument :
— Les pupilles des moutons en pierre que tu as dans le jardin s'illuminent dans la nuit. Je suis certaine que tu as fait ça pour une bonne raison. Méchoui était avec nous hier soir et il s'est pris pour un phare de voiture.
La blague ne lui arracha même pas l'ombre d'un rictus.
— Qu'est-ce qui se passe réellement ? Je suis sûre que tu penses que la légende est vraie, alors trouvons cette église. Il y a quelque chose avec le mouton noir, c'est évident. Et si le soir où il avait guidé les habitants jusqu'ici, un chemin avait été tracé grâce à la lumière que l'ambre émettait, s'exalta Alina, le cœur battant.
Elle avait envie d'y croire, à son hypothèse, à cette petite touche de magie, à cette enquête qui ne menait à rien, mais qui la rattachait à un objectif. Saint-Ambre avait des secrets et ce serait fabuleux de les déterrer.
— Je me demandais pourquoi le prêtre avait décidé tout à coup d'empoisonner l'eau. Il quémandait peut-être de l'argent au nom de la guérison.
— Non, dit Maé qui fixait intensément l'écran, il n'en avait pas besoin.
Alina cessa son monologue.
— La bergère était comme moi : une guérisseuse, une magnétiseuse ou une sorcière, peu importe le nom dont on nous a affublé depuis des siècles.
L'ancienne étudiante contemplait le visage rougi de la solitaire.
— Je te fais confiance, mais promets-moi de ne rien révéler à qui ce soit, même pas à Jean-Gé ou à Alex.
Elle acquiesça et ne regrettait presque pas de l'avoir mis devant le fait accompli.
— Veux-tu percer ce mystère avec moi ?
— Oui, je le veux, accepta la Maé en levant les yeux vers le plafond à cause du large sourire qu'affichait à présent Alina.
***
L'orage allait éclater et ses nuages gris menaçaient chaque instant de déverser leur contenu. La chaleur étouffante entravait chaque mouvement. La place avait été débarrassée de ses tables et le puits trônait fièrement en son centre. Le restaurant de l'auberge affichait complet et les anciens entamaient leur dixième partie de tarot. Les jeunes se rassemblèrent autour d'une bière avant de s'avancer gaiement dans les ruelles de Saint-Ambre. Ils traversèrent le bond et longèrent la rivière sur plus d'un kilomètre. Hélène tentait de discuter avec Alina, sûrement pour se faire pardonner de sa maladresse. Maé écoutait d'une oreille distraite le résumé de la dernière lecture d'Alexandre sur comment assaisonner correctement un plat. Les autres inconnus chantaient ou plutôt hurlaient les paroles d'une chanson paillarde :
— Quand la boiteuse s'en va au marché, quand la boiteuse s'en va au marché, elle n'y va jamais sans son panier, elle n'y va jamais sans son panier. Et elle s'en va le long de la rivière, tortillant du cul, des fesses et du derrière. Ah, jamais on a vu, non jamais vu, un aussi beau cul que celui de la boiteuse. Ah, l'on ne verra plus, reverra plus. Ah, l'on ne verra plus, reverra plus, une boiteuse avec un si beau cul. Sur l'air du tralalala, sur l'air du tralalala, sur l'air du tralalalalalalalala !
Alina ne l'appréciait pas particulièrement, mais quand ils la firent en version masculine, son animosité s'atténua. Au moins, n'importe quel genre avait le droit d'avoir de belles fesses, ce qui amusa Alexandre quand elle lui fit part de sa remarque. Il prit par l'épaule ses deux femmes préférées — comme il les appelait souvent.
Ce lieu était splendide, de nombreuses cascades se succédaient et des trous de plusieurs mètres permettraient aux plongeurs les plus courageux et inconscients sur les bords de sauter des rochers. Tout le monde s'élança dans l'eau habillé entièrement, c'était la tradition affirmaient-ils. Alina, plus prudente, tenta de rentrer doucement dans l'eau glacée. C'était sans compter les deux membres de la famille Bailly qui la trempèrent sans ménagement.
— Je vous déteste ! s'exclama-t-elle en attachant ses cheveux crépus.
Maé l'encadra tendrement à la taille avant de la couler, sous les ricanements d'Alexandre. Hélène, Alina et la bergère se lièrent pour l'entraîner sous les flots et le faire taire.
— Viens avec moi, invita l'agricultrice en lui tendant la main pour la hisser sur un rocher.
Pendant une quinzaine de minutes, elles grimpèrent pieds nus et s'isolèrent du groupe. Les orties cohabitaient avec les ronces, au plus grand dam de la citadine qui finit vite avec des entailles sur les jambes. Une minuscule plage remplie de galée se distingua parmi la végétation. Elles se situaient au-dessus de saint-ambre et les hauts sapins masquaient la vue sur la vallée. Alina s'attarda sur la rive afin de détailler les pierres, mais aucune trace de la gemme.
— Arrête d'y penser et viens te baigner, râla Maé. L'église attendra, elle ne va pas s'envoler.
— Après tout ce que je viens de découvrir, ça ne m'étonnerait même pas, lança-t-elle en la rejoignant.
Au bout de quelques brasses, leurs doigts de pieds ne touchaient plus le fond. Grâce au faible courant, elles purent faire la planche sans soucis. Malgré tout, les vêtements trempés paraissaient peser une tonne.
— Combien de temps vas-tu rester ? interrogea Maé de but en blanc.
La citadine se redressa pour l'observer. La villageoise n'avait pas un physique de magazine, son nez n'était pas fin, mais aquilin, ses joues rebondies et son menton inexistant demeuraient bien loin du faciès fin des mannequins. Alina la trouvait pourtant magnifique, singulière, charismatique.
— Je ne sais pas. À vrai dire, j'évite de me poser la question.
— La ville ne te manque-t-elle pas ? Je suis tombée sur les messages de tes amis. Tu as tout là-bas, tes proches, tes études, tes habitudes.
L'éleveuse se mit à nager.
— Oui, mais j'étais malheureuse. Ici, je parviens à obtenir un équilibre, loin de l'effervescence de la vie entre des murs de béton, éloignée d'une vie que je ne désirais pas. Comme toi quand tu avais seize ans.
Maé s'assit sur le bord, à moitié submergée par le liquide bleu.
— Te vois-tu habiter à Saint-Ambre ? À côtoyer Jean-Gé, Alex, Mireille, Marcus et ton oncle que tu soupçonnes de manipuler les autres. Moi, j'aime cette existence recluse, mais toi, tu es sociable, tu as besoin de renouveau.
Alina fronça les sourcils et lui demanda où elle voulait en venir.
— Comment puis-je sortir avec toi en sachant que tu partiras probablement dans trois semaines ou dans deux mois ?
La voilà, cette fameuse conversation qu'attendait l'ancienne étudiante. Sa dernière phrase expliquait pourquoi elle était distante tout à l'heure.
— Je ne peux pas te garantir de la stabilité, un couple qui durera deux ans et un emménagement définitif. Si c'est ça que tu souhaites, je comprendrais que tu ne veuilles pas être en couple avec moi.
Alina se hissa sur la terre ferme et la vingtenaire l'imita.
— Sache que je commence à avoir des sentiments pour toi. Je préfère que tu prennes ton temps pour réfléchir afin d'éviter qu'on entame dans une relation sans savoir ce que l'autre désire.
Maé acquiesça, s'approcha et l'enlaça en affirmant que cela ne signifiait pas oui, mais elle avait une terrible envie de l'embrasser. Leurs lèvres se rencontrèrent dans un baiser rempli d'espoir.
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Hello ! J'espère que l'histoire vous plaît toujours ! En tout cas, je trouve que cela fait du bien d'avoir une relation qui se crée lentement, sans précipitation. C'est sûr qu'on est loin du badboy et de la fille timide, mais je suis certaine que parfois ça fait du bien de voir d'autres choses :D
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