- Chapitre 16 -

Le soleil au zénith, Alina attendait sur une pierre Maé qui ne devrait pas tarder à revenir du marché. Méchoui se prélassait à côté, le bandage bien visible, mais dénué de sang. Mai s'approchait et elle se rendit compte que son arrivée ici datait de plus d'un mois. Le début d'année 2019 n'avait jamais été autant chaotique, impossible de prédire qu'elle finirait au sommet de la montagne avec un mouton comme chien de compagnie. Le carnet possédait pas mal de gribouillis et l'un d'eux l'intriguait. Une énorme galerie accueillait un ruisseau, sûrement sous terre. On ne voyait pas très bien, car c'était en noir et blanc, mais la paire d'ailes à trois plumes se distinguait parmi le crayon noir : le symbole. Deux formes de yeux étaient perceptibles en arrière-plan. Ce dessin lui rappelait quelque chose, elle l'avait déjà vu, mais où ?

— Il paraît qu'à force de froncer les sourcils, on garde des rides au coin des yeux.

L'ovin prit peur quand Alina sursauta. Elle referma précipitamment le bloc note et fixa d'un air hébété l'arrivante. Cette dernière portait un débardeur bleu, accompagné d'un short de sport noir. Elle leva plus haut le visage et aperçut un beau sourire entre les joues rouges de Maé.

— On pourrait croire que je t'ai interrompu en train de fouiner, ricana la bergère en lui tendant la main pour la hisser sur ses deux pieds.

Fallait-il lui donner maintenant ou plus tard ? Apparemment, elle n'avait pas remarqué que c'était le sien. À la plus grande surprise de la touriste, les deux femmes rentrèrent dans l'atelier. L'odeur de peinture remplit ses narines. La large baie vitrée inondait la pièce de lumière. Il n'y avait pas le plus bel endroit que celui-ci pour s'inspirer. Saint-Ambre était si minuscule vu d'ici, dissimulé dans la forêt et ses routes sinueuses qui le liaient avec le village d'en dessous. Le bout de chêne de la dernière fois s'était transformé en un bâton. Le bois n'avait pas été peint, mais des formes le longeaient.

— Au fait, Alex a retrouvé ça en bas des escaliers il y a plus d'une dizaine de jours, avoua-t-elle afin d'éviter des conflits.

La campagnarde arqua un sourcil et rétorqua en le récupérant :

— Je ne pensais pas que tu allais me le rendre aussi vite. Tu as peut-être assez décodé mes dessins sur le perron tout à l'heure.

Elle venait de la tester pour voir si Alina pouvait être honnête. La concernée poursuivit sa seconde visite, froissée de constater qu'elle ne lui faisait pas confiance. En même temps, son comportement n'était pas exemplaire.

— Je ne savais pas que j'avais une admiratrice secrète. Même si tu aurais pu faire un meilleur portrait de moi, s'affligea l'ancienne étudiante en référence au dessin.

Maé ne releva pas, ouvrit l'objet et s'attarda sur la page où sa voisine avait été intriguée. Alina contourna l'armoire et tomba sur deux tableaux. L'un d'eux était le paysage de Saint-Ambre et l'autre, la fameuse galerie.

— D'où vient ton inspiration ?

Son doigt frôla la toile, comme si cela lui permettrait de révéler des secrets.

— J'utilise l'art pour évacuer mes sentiments, mettre des images sur mes obsessions. Je dessine mes rêves, mon environnement, mes angoisses ou bien mes moments de joie, répondit la saint-ambroisienne en refermant d'un coup sec le bloc note. Sinon j'utilise la sculpture. D'ailleurs, tu dois t'améliorer au tarot pour avoir une chance de gagner le tournoi, mardi.

Son interlocutrice se pencha pour la regarder, un doux sourire naissant entre ses pommettes. La passion de Maé se lisait dans ses pupilles dilatées.

— Suis-je ton obsession ? s'étonna Alina sur un ton joueur.

Elle la rejoignit, s'installa sur le tabouret et tourna sur elle-même.

— Je peux devenir ton modèle, dessine-moi, sculpte-moi ! s'exclama-t-elle en posant ses paumes sur le plan de travail.

Évoquer les sujets qui fâchent d'entrée de jeu, ce serait s'énerver pour rien. Rien ne pressait et pour l'instant, Paul n'était pas de la partie. Puis, cela lui faisait du bien de lui reparler.

— Nous ne sommes pas dans le Titanic, grommela Maé en se tournant pour saisir sa boîte à outils sur une étagère.

— Je ne t'ai pas demandé de me dessiner nue, voyons. En plus, je n'ai pas le collier qui va avec, il a disparu, se désola-t-elle.

La conversation à ce sujet au marché n'avait pas abouti à grand-chose. Après tout, le lendemain, la bergère avait décidé de s'offrir dix jours de vacances.

— Tu n'as pas abandonné hein, tu soupçonnes encore que c'est ton oncle le voleur.

La fermière s'assit en face et à l'aide d'un couteau, continua son travail sur le bâton.

— Oui, à part toi et lui, personne ne savait que je possédais la croix d'Ambre. Je parle de ta tante, pas de la gemme.

Alina posa le coude sur la table et cala son crâne dans sa main.

— Toi qui es observatrice, as-tu remarqué quelque chose d'étrange dans le comportement de Paul ?

— Non, pas vraiment. Il a toujours été assez franc. Où veux-tu en venir ?

Avec dextérité, Maé fit une énième entaille.

— Comment dire, n'as-tu pas l'impression qu'il oriente la conversation, qu'il nous pousse à avoir son opinion ?

Alina ne réussissait pas à lui fournir une explication claire tout en taisant une partie de la vérité.

— Il a des avis tranchés, mais ceux des autres, il s'en moque. Alors de là à essayer de les influencer. J'avais pourtant l'impression que vous aviez arrêté de vous hurler dessus hier. Pourquoi autant de méfiance ?

La citadine mordilla l'intérieur de sa joue.

— J'ai passé beaucoup de temps avec lui. Et je me demandais pourquoi il avait dérobé cette croix. J'en suis venue à la conclusion qu'il avait aimé Ambre et que c'était son dernier souvenir.

Son demi-mensonge ne berna pas la sculptrice.

— Quel est le rapport avec le fait qu'il serait un manipulateur ?

Si seulement elle avait tenu sa langue. Jean-Grégoire lui en voudrait s'il l'apprenait.

— Lorsque Ambre est revenue de Paris, elle était enceinte. Paul s'est rapproché d'elle et il lui a mis dans la tête de chercher l'église. Cette croix est un insigne religieux, l'unique preuve qu'à Saint-Ambre, les habitants étaient autrefois catholiques. Même si je reste persuadée que mon oncle a pris le pendentif, juste car c'était à elle. Sinon, je ne comprends pas pourquoi un bijou aiderait à découvrir l'édifice.

La bergère contemplait silencieusement le village visible à travers la vitre.

— Ils sont allés dans les souterrains pour la trouver, mais un éboulement a emporté Ambre. S'il te plaît, ne dis rien à Alex.

Suite à cette longue tirade, Alina se sentit plus apaisée, car elle avait pu partager ses doutes.

— Je te le promets, chuchota Maé, troublée.

***

La cuisine de l'auberge accueillait un bon nombre de jeunes de Saint-Ambre, mais aussi du village d'à côté. Le coordinateur n'était nul autre qu'Alexandre qui avait revêtu son plus beau tablier : celui avec un mouton dessus. Sa chevelure flamboyante se raccordait avec celle de sa prétendante, Hélène, qui abordaient tous les deux une belle couleur rousse. Alina avait assisté à sa nouvelle transformation capillaire et la bonne humeur du grand brun l'avait contaminée, chassant un peu sa culpabilité. Il remonta correctement ses lunettes rondes sur son nez aquilin et se craqua les doigts.

— On est toutes et tous ici pour préparer le repas de la fête des lumières. Je compte sur vous pour suivre les indications à la lettre. La pâte est prête, de même que la garniture. Il faut les assembler.

Plusieurs heures les séparaient du bal et la recette était particulièrement longue. Les cernes du cuistot montraient qu'il n'avait pas dormi longtemps. La touriste l'avait aidé tôt le matin et le regrettait à présent, car elle ne tiendrait jamais jusqu'à tard le soir.

— Lavage de mains et hop hop hop, au boulot. Mettez-vous par deux.

C'était son premier gros repas à fournir à plus de quatre cents clients. Habituellement, ce genre d'événement se déroulait pendant l'été et ce village était le seul à en offrir un fin avril. Donc, les villageois en manque de musique des années quatre-vingt ou de rassemblements se rejoignaient autour d'un plat de ravioles du Dauphiné, une des spécialités de la région.

— Est-ce que je peux me mettre avec toi ? demanda Hélène d'une petite voix.

Alina hésita en voyant au loin l'expression outrée de Maé.

— Super ! s'exclama la rouquine sans même d'obtenir la réponse.

Le terme accaparer était le bon mot pour désigner ce qu'elle venait de faire. L'ancienne étudiante sentait le regard brûlant de la vendeuse de savons sur sa nuque. Les mesures d'hygiène effectuées, tout le monde s'attela à la tâche.

— Je ne croyais pas que tu étais ce genre de fille, lâcha Hélène en affinant la pâte grâce à un rouleau.

Sa coéquipière, trop préoccupée par ses œillades avec la campagnarde, n'avait pas analysé clairement sa remarque.

— Pardon ?

Elle mit une cuillère de garniture avec soin.

— Bah, tu aimes...

Alina l'arrêta d'un geste, sachant pertinemment la suite de la phrase.

— Oui je suis lesbienne. Je ne suis pas un genre de fille, mais je suis moi. Demande à mes hormones pourquoi elles préfèrent s'agiter à la vue d'une bergère plutôt que d'un apprenti cuisinier aux sourcils bicolores. Maintenant, continuons de faire nos ravioles et parlons d'autre chose que de qui je préfère avoir dans mon lit.

Cela faisait de nombreux mois qu'elle n'avait pas eu à faire à ce type de personne. Hélène n'avait pas l'air d'être profondément homophobe, mais sa maladresse pourrait blesser quelqu'un. L'assemblée avait très bien entendu son discours, mais aucun ne rajouta son grain de sel. Maé la fixait et Alina se rendit compte qu'elle avait ouvertement avoué son attirance pour elle. Son sourire timide rassura la citadine.

La honte de la rouquine se voyait à cause de ses joues rouges. Elle manqua de se couper un ou deux doigts et avant qu'une catastrophe ne se produise, la touriste décida de la rassurer :

— Je ne vais pas te manger hein. C'est juste que ce que tu viens de faire n'est pas correct.

Hélène hocha vigoureusement la tête. Alina aurait pu faire plus de pédagogie, mais elle était lassée de devoir sans cesse d'affirmer que c'était normal, de reprendre les propos déplacés, de faire preuve de patience. Ces derniers temps, le sujet de son orientation sexuelle n'avait pas été remis sur le tapis et c'était reposant. Alors, le revivre ainsi la ramenait à ses moments où elle s'était sentie diminuée face à des gens intolérants. De plus, en tant que femme noire et lesbienne, elle ne cochait pas du tout les bonnes cases pour être bien vue en société.

Après deux bonnes heures de préparation, le neveu de Jean-Grégoire les congédia, non sans les remercier chaleureusement pour leur contribution. Hélène s'était détendue au fur et à mesure et s'était excusée timidement avant de filer avec Alexandre. Celui-ci revint quelques minutes plus tard et enleva sa charlotte.

— J'ai discuté avec Hélène, elle m'a dit qu'elle était désolée. Je ne m'imaginais pas que...

Alina l'incita à s'asseoir sur une chaise et le coupa :

— Pas besoin de revenir sur ça, elle a compris son erreur. Va te préparer.

Il l'embrassa sur la joue et se dandina sur une musique de valse imaginaire. Cette soirée s'annonçait mémorable. Une question restait en mémoire te d'Alina : quel était l'événement de Saint-Ambre ?

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Bonjour ! J'espère que ce chapitre vous a plu.

Alina se retrouve soudainement confrontée à des remarques complètes lesbophobes. Avoir un environnement où l'on se sent en sécurité est hyper important. La famille de Maé l'est à priori et son entourage aussi (enfin je doute qu'on ait envie de se confronter à une Mireille énervée car on a insulté sa petite-fille). Alors toutes ces questions de s'assumer, de coming out ne fait pas partie de l'histoire et de ses enjeux (mais malheureusement il y en a bien d'autres pour Alina). Toutefois, même si on semble être loin des gens profondément haineux, on peut toujours être confronté à l'incompréhension des gens et à leurs remarques totalement déplacées voire insultantes. Alina a malheureusement l'habitude de ce genre de situation, mais réagir n'est pas toujours aisé.

En tout cas, pour toutes les personnes qui ont à faire face à cela, je vous envoie tout mon amour. Si vous ressentez le besoin de le dire à vos proches, faites-le, sinon entourez-vous de personne qui vous aime et protégez-vous.

N'oubliez pas que le monde évolue, doucement hein, mais il y aura toujours des gens qui pourront vous écouter et vous aider si vous en avez besoin. Internet regorge du pire mais aussi du meilleur de l'humanité avec des âmes fantastiques qui seront à votre écoute.

Et si cette histoire peut vous montrer un exemple de relation en dehors de ce schéma de coming-out (et il en faut des livres sur cela, mais je voulais autre chose) et qui vous permet de vous projeter dans ces personnages, j'en serai heureuse.

De grosses bises virtuelles !


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