- Chapitre 12 -


Des cernes encadraient ses yeux noirs et une voix rauque résonna quand Alina salua les Bailly. Les travailleurs des alentours mangeaient un gros plat de hachis parmentier. Elle apprit que le cuisinier du jour n'était nul autre qu'Alexandre. L'assiette remplie arriva rapidement sur la table et le bloc note dans la main, il s'installa à ses côtés.

— Comment va la dormeuse ?

Son temps de sommeil ne dépassait pas les cinq heures. Son insomnie l'avait suivie jusqu'au lever du jour et le moteur d'un tracteur l'avait réveillée en sursaut une soixantaine de minutes plus tôt. Son hochement de tête le contenta, puis il enchaîna sur ce que le plat valait. Les ingrédients qui remplaçaient la viande se mélangeaient parfaitement bien et certains clients crurent qu'il y en avait. Derrière ses lunettes rondes, ses iris noisette brillèrent de fierté. Le végétarisme demeurait un sujet de débats, surtout à la campagne et Alina s'étonnait de voir les mentalités évoluer à chaque repas du jeune adulte. Le mangeur de graines avait plus d'un tour dans son sac.

— Au fait, j'ai trouvé dans le bas des escaliers, le carnet de Maé. Pourras-tu le lui rendre ? demanda-t-il en saisissant les couverts.

Intriguée, elle l'ouvrit à l'envers et vit un tableau qui comptait les points au tarot. Son score au départ assez médiocre remontait aux dernières parties.

— Elle a dû le faire tomber mardi quand elle est venue discuter avec toi, murmura-t-elle en le récupérant.

Alexandre parut ne pas savoir de quoi son interlocutrice parlait, mais il se contenta de débarrasser son assiette. Alina remarqua une page plus foncée qui se distinguait parmi les prises de notes ou de calculs. Des traits d'un stylo noir la représentaient en train de courir sous la pluie avec son parapluie jaune fluo qui se retournait à cause du vent. Sa coupe afro voltigeait et laissait entrevoir une grimace peu glamour.

Son sourire rendit visible ses pommettes. Alors comme ça, Maé la dessinait en cachette. Elle l'entendait déjà clamer haut et fort que ce n'était qu'une fouineuse. Sa découverte la mit de bonne humeur et le cœur léger, elle gravit la colline avec le précieux objet dans les mains.

Le soleil réchauffait sa peau caramel et la pente lui paraissait moins raide. Quand elle atteignit le sommet, Méchoui ne l'accueillait pas comme à son habitude et les volets de la maison restaient fermés. La citadine toqua à la porte, mais personne ne vint l'ouvrir. Les bêlements des brebis retentirent et elle rentra ensuite dans le bâtiment. Maé les avait déjà nourries. Avec ce beau temps, tout le monde aurait dû être dehors. Elle poursuivit ses recherches et atterrit dans le jardin. Les sculptures trônaient dans la terre et la statue de la femme, qui maintenait la gueule d'un lion grande ouverte, semblait l'observer. Le marché ne se tenait pas le vendredi, le souvenir d'une bataille de farine le lui rappelait. Peut-être que la campagnarde était partie faire des courses, mais où se cachait le mouton noir ? Vaincue, elle retourna à l'auberge.

L'après-midi se déroula lentement. Malgré les blagues graveleuses de Mireille et les parties de tarot fructueuses, Alina s'ennuyait. Le soir, la fermière était toujours introuvable, mais la traite effectuée l'incita à ne pas s'inquiéter. Ce n'était pas la première fois que Maé désirait être seule.

***

Sa fatigue l'avait rattrapée et la nuit de douze heures fut la bienvenue. À huit heures pétantes, elle s'habilla et descendit au rez-de-chaussée. L'apprenti cuisinier petit-déjeunait, accoudé au bar. Son bandana rose ressortait dans le noir.

— Tu commences à devenir une saint-ambroisienne à te lever aussi tôt, ricana Alexandre en lui tapotant le tabouret d'à côté pour qu'elle vienne s'y asseoir.

La radio était allumée, son ancienneté égalait celui du téléphone fixe. Une douce chanson de Joe Dassin résonnait dans la salle :

« Je l'ai vue près d'un laurier, elle gardait ses blanches brebis,
Quand j'ai demandé d'où venait sa peau fraîche elle m'a dit,
C'est d'rouler dans la rosée qui rend les bergères jolies
»

— Je veux voir ta cousine, expliqua Alina en croquant dans une pomme.

Le brun fredonnait les paroles de la musique et jetait des coups d'œil à sa voisine avec un large sourire.

« Elle m'a dit d'aller siffler là-haut sur la colline,
De l'attendre avec un petit bouquet d'églantines,
J'ai cueilli les fleurs et j'ai sifflé tant que j'ai pu,
J'ai attendu, attendu, elle n'est jamais venue,
Zai-zai-zai-zai »

La touriste comprenait ses allusions. Elle éclata de rire quand il passa un bras sur ses épaules pour bouger en rythme. Son enthousiasme était contagieux et elle sifflota la mélodie pendant qu'elle gravit la fameuse colline. Le bourdonnement caractéristique de la salle de traite la motiva. Une silhouette frêle fouillait frénétiquement une malle.

— Encore en train de voler ? s'élança Alina après avoir reconnu son oncle.

Un fracas métallique suivi d'un grognement de douleur résonna dans la bergerie.

— Qu'est-ce que tu baragouines ?

Son dos craqua quand Paul se mit droit. Sa nièce ne perdit pas la face et s'avança.

— Vous avez déjà volé le collier, il y a quatre jours, accusa Alina.

Ses joues creuses se teintèrent de rouge.

— Qu'est-ce que j'en ai à carrer de ton bout de fer ?

Elle déglutit péniblement et perdit de son assurance.

— Il appartenait à Ambre et vous en voulez à mon père de me l'avoir donné. Ce qui est faux, je l'ai déniché dans une boîte.

Ses yeux bleus la foudroyèrent du regard et il tourna les talons.

— Que faites-vous ici ?

— Je remplace Maé, marmonna-t-il en ouvrant la porte qui menait à la salle de traite.

Les sourcils d'Alina se froncèrent.

— Où est-elle ?

Il s'arrêta et se tourna dans sa direction avec un rictus moqueur.

— Tu ne la connais pas si bien à ce que je vois.

La citadine mordilla ses lèvres charnues pour se calmer. Son ton condescendant et moralisateur lui tapait sur le système.

— Je sais ce que tu penses. Je l'ai ramassée à la petite cuillère lorsqu'elle n'avait que seize ans. Donc je suis bien placée pour savoir comment elle fonctionne. Puis, elle est comme moi, elle n'aime pas s'attacher. Tu devrais t'en souvenir.

Sa fierté en prenait un coup à chaque fois qu'ils avaient une altercation. Il n'avait pas totalement tort sur le fait que la bergère possédait un caractère solitaire. Alina ravala toutes les répliques cinglantes et lui proposa son aide. Elle grimaçait rien qu'à l'idée de passer plus de temps avec lui, mais si elle désirait percer les secrets, il lui faudrait être patiente et saisir toutes les opportunités.

— On va voir ce que tu vaux avec une fourche dans la main. Il faut donner à manger aux béliers avec les granulés qui...

— Oui, j'ai déjà vu Maé le faire, se précipita Alina.

Il l'observa un instant et haussa les épaules. La traite allait bientôt se finir. L'apprentie fermière fit le tour du bâtiment et attrapa un sceau. Le silo en forme d'entonnoir lui fournit une sorte de farine. Son épaule craqua à cause de son geste brusque et ses muscles se contractèrent sous le poids. La bergère devait avoir une bonne poigne pour porter ces lourdes charges. Cela expliquait ses épaules carrées. Paul débarqua après qu'elle eut renversé la nourriture dans la mangeoire.

— Mais c'est pas possible d'être aussi empotée ! s'écria-t-il en rabattant ses cheveux blonds en arrière. Je t'ai dit des granulées ! Bon sang, ce n'est pas compliqué à comprendre.

— Désolée, s'excusa la brune au bord de la crise de nerfs.

Il lui arracha l'objet et montra du doigt le bon tas de nourriture.

— La prochaine fois, tu vas confondre le foin et la paille. Ça se voit que t'as grandi entre des plaques de béton.

Son oncle dépassait ses limites et sa mauvaise humeur constante ne lui permettrait pas de tenir une unique journée à ses côtés.

— Stop. Tout à l'heure, je vous ai accusé visiblement pour rien et que oui, mon père n'a pas été le meilleur des frères ni des fils, mais je ne supporterai pas que vous continuiez à me parler de cette façon. Alors détestez-moi si vous en avez envie, mais gardez vos réflexions pour vous.

Son nez en trompette se retroussa, il était apparemment interloqué par sa tirade.

— Je ne te déteste pas, chuchota-t-il en contemplant sa chienne Akira accourant vers eux.

Le boxeur secoua la queue quand son maître le caressa d'un air absent.

— Tu es le dernier membre de ma famille à être ici, rajouta-t-il en déviant son regard sur le sol terreux.

Les sentiments d'Alina se mélangeaient. Son explication sur le vol du pendentif en forme de croix ne l'avait pas convaincue, mais si elle prenait un peu de recul, inutile d'en faire toute une histoire.

— J'aurais aimé venir à Saint-Ambre plus tôt, vous rencontrer et en apprendre plus sur mes aïeules avant que ma grand-mère paternelle ne meure. On ne peut pas changer le passé et je ne suis pas responsable des erreurs de mon père, alors évitez de me traiter comme si j'étais votre frère.

La nièce mit machinalement ses deux mèches à moitié lisses devant ses oreilles décollées afin de se donner contenance. Son discours eut le mérite de lui fermer le clapet.

— Bon, on a encore du boulot ! s'exclama Paul en frappant des mains.

Il ne parvenait pas à lui partager son ressenti et son premier moyen de défense était de dévier le sujet. L'activité suivante exigeait une grande force physique et la cadette se demandait si ce n'était pas une punition. Les branches cassées par la neige jonchaient les bordures des champs et son objectif était de les ramasser. Des griffures ornaient ses bras et malgré le froid mordant de ce mois d'avril, elle avait chaud. Akira demeurait assise à ses côtés, comme si la chienne la surveillait pour son maître.

À midi, elle n'eut qu'une demi-heure pour manger et l'après-midi se déroula sous un soleil de plomb. Ses pensées virevoltaient sur chaque sujet. Celui de Maé revenait très souvent avec son lot de questions. Les propos de Paul la préoccupaient. La saint-ambroisienne avait réussi à se détendre avec elle et à enlever ses armures. Alina l'appréciait beaucoup et une voix dans sa tête lui disait qu'elle pourrait tenter plus qu'une amitié. Le dessin de son ancienne petite amie montrait que la campagnarde était aussi attirée par les femmes. Ses amis lui aurait dit que c'était trop tôt pour connaître une personne. Enfin, si elle avait gardé contact avec eux au lieu de fuir sans donner de nouvelles.

La citadine but dans la gourde qu'Alexandre lui avait fournie. Paul affirmait qu'il n'avait rien dérober, mais alors qui était-ce ? Comment le croire sur parole ? Depuis le début, elle désirait découvrir des histoires fascinantes et mise à part l'église disparue et la légende, rien de palpitant n'en ressortait. Pourtant, son instinct lui dictait que quelque chose clochait, mais impossible de mettre le doigt dessus.

Le vendredi toucha sa fin et à dix-huit heures et suite aux remerciements de son oncle sous forme de « tu sais faire quelque chose de tes mains », elle retourna à l'auberge. Jean-Grégoire nettoyait frénétiquement les longues tables. Lorsqu'il l'aperçut, son visage s'illumina. Après une brève salutation, il l'interrogea :

— Pourquoi aides-tu Paul ?

Son ton de reproche la décontenança.

— Il a repris la ferme pendant l'absence de Maé. D'ailleurs, où est-elle ?

Le cuisinier tripotait nerveusement son torchon.

— Elle part se balader dans la montagne pendant plusieurs jours. Ce n'est pas la première fois, ne t'inquiète pas.

Méchoui devait probablement lui tenir compagnie. Alina considérait étrange le fait qu'elle disparaisse pendant autant de temps. Cela s'apparentait donc à des vacances. Difficile d'avoir les cinq semaines de congé payé dans le milieu agricole. Ses jambes tremblaient à chaque marche d'escalier à cause de la fatigue. Jean-Grégoire la fixait comme s'il avait envie de lui révéler quelque chose d'important.

--

Bonjour à vous ! Je reviens vers vous avec un nouveau chapitre un peu étrange. Personnellement, je trouve qu'elle aurait dû prévenir Alina quand même. On voit que les habitants de Saint-Ambre ne sont pas étonnés, c'est plutôt rassurant.

Et pour Paul, a-t-il dit la vérité au sujet de la croix ?


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top