- Chapitre 10 -
Le vent soufflait encore sur le village de Saint-Ambre. Alina arpentait les ruelles sans prendre le temps de les contempler. Alexandre lui avait expliqué l'itinéraire à suivre ce matin. La rivière remuait bruyamment sous le pont qui semblait sur le point d'être submergé. Le week-end ne s'était pas très bien fini, même si le vendredi restait la pire journée à cause de l'altercation avec Paul. Et désormais, Maé ne lui adressait plus la parole. Sa bosse sur le crâne témoignait de son vice qu'était la curiosité : le raide escalier avait vengé la fermière. Le lieu interdit se trouvait être un atelier. Sa visite s'était écourtée suite aux protestations de la propriétaire.
La grille s'ouvrit sur des tombes dans un crissement strident. Sa mauvaise nuit avait eu au moins l'utilité de faire émerger quelques idées. Le silence s'interrompait par des cris d'oiseaux non identifiés. Le calme ambiant changeait des remues de l'eau et le soleil commençait à surplomber la montagne. Puisque le cimetière n'était pas étendu, elle atterrit rapidement devant la tombe recherchée. Les habituels insignes religieux n'étaient pas présents et elle s'étonnait de voir qu'ils enterraient malgré tout les morts.
— Ida Germinie, lut-elle à voix haute.
Ce nom ressortait lors des scènes de dispute avec ses parents, mais elle n'avait pas conscience jusque-là qu'il appartenait à sa grand-mère. Au-dessus de la pierre tombale, quelqu'un d'autre était indiqué : Armant Germinie. Sûrement son grand-père, car il se trouvait dans la même tombe que sa conjointe. La date demeurait plus ancienne : 1945-1991. Il était mort à quarante-six ans, soit quatre ans de moins que l'âge de son père actuellement. Les pots de fleurs se remplissaient de pensées de toutes les couleurs.
Alina n'avait jamais eu à porter le deuil et imaginer qu'elle aurait pu rencontrer son aïeule lui fit un pincement au cœur. À côté, une pierre tombale était remplie d'articles funéraires. Une photographie représentait une trentenaire souriante. La défunte se nommait Ambre Bailly. Sur une table au loin, quatre joueurs de tarot se disputaient une partie. Il y avait Mireille et Marcus, la conductrice du bus et une dame âgée. Ses cheveux blancs encadraient un visage familier : c'était probablement Ida. Ses grands yeux bleus rieurs s'accompagnaient de taches de rousseur et d'un nez en trompette. Jean-Grégoire jouait de l'accordéon aux côtés de Louis et de Paul qui semblaient chanter.
Le ventre d'Ambre était rebondi et des cernes mangeaient la moitié de son faciès. Alexandre n'était donc pas encore né. Son nez aquilin montrait les liens de parenté avec les Bailly. Autour de son cou, un bijou se confondait avec sa robe jaune. Alina s'accroupit pour s'approcher du cliché et aperçut une croix identique à la sienne. Sa respiration se coupa : le collier appartenait originellement à la sœur de Jean-Grégoire. Paul jugeait indécent que Louis l'ait donné à sa propre fille. Tout s'expliquait désormais.
La religion était taboue ici, mais Ambre aborait fièrement un de ses symboles. Y avait-il un lien avec la gemme qui portait le même nom ? Et comment était-elle morte ? Jean-Grégoire écrivait dans ses lettres qu'il avait du mal à faire son deuil. Même Alexandre n'en savait pas plus sur l'origine de son décès.
***
La porte lui claqua au nez au moment où Alina lui dit bonjour.
— Je suis désolée, soupira la citadine en reculant de plusieurs pas. J'ai conscience que je ne devais pas y aller.
Les escaliers craquèrent sous le poids de la fermière qui descendait dans la fameuse pièce. À côté de cela, Méchoui la fixait en mâchouillant bruyamment de l'herbe. Si la légende avait une part de vérité, peut-être que ce mouton noir pourrait la guider.
— Aide-moi et je te jure que le foin sera pour toi, négocia-t-elle.
À son plus grand étonnement, l'ovin contourna la maison en trottinant. Des crottes jaillirent sans ménagement et lui firent penser au Petit Poucet dans une version revisitée. Une porte de garage se distingua parmi le mur de pierre. D'ici, le jardin était visible. Elle avait eu l'occasion de gratter la terre pour ramasser les salades. Le mouton continua son festin en broutant des feuilles de cerisier d'une branche un peu trop lourde.
— Je sais que tu es solitaire, mais tu ne peux pas t'enfuir à chaque personne qui essaie de te parler.
L'animal bêla comme pour appuyer ses propos et s'attaqua à un buisson.
— Méchoui commence à dévaster tes belles plantes, commenta la touriste, désespérée.
La bergère ouvrit la porte avec entre ses doigts, un des outils que son cousin lui avait offerts à son anniversaire. Sa salopette bleue se recouvrait de fins copeaux de bois.
— Qu'est-ce que tu fabriques ? Tu ne fais jamais ça d'habitude, râla-t-elle en ignorant superbement Alina.
Le fautif releva la tête et lâcha la victime de son crime qui n'était nulle autre qu'une écorce de pommier. Au moins, cela eut le mérite de faire sortir la saint-ambroisienne de sa cachette.
— Attends s'il te plaît, ce serait dommage que notre relation se termine pour une histoire comme ça.
— Quelle relation ? On se connaît depuis à peine quatre semaines.
Cela serait mentir de prétendre que cela ne blessait pas son ego.
— Alex m'a dit que tu avais du mal à avoir confiance envers...
— Il m'a déjà fait son discours sur à quel point tu étais quelqu'un de génial. Je le sais, mais tu n'as pas à rentrer dans la vie privée des gens ainsi.
Cette capacité à glisser un compliment sous une couche de reproches la déstabilisait à chaque fois. Cependant, l'apprenti cuisinier ne lui avait pas dit qu'il plaidait sa cause auprès de sa cousine.
— Je suis souvent maladroite, reconnut-elle sur un ton d'excuse.
Habituellement, sa fierté aurait pris le dessus pour abandonner. Son excursion au fin fond de la campagne lui avait appris la patience.
— Tu n'as jamais révélé ce que tu aimais, mis à part pétrir le pain et t'occuper des brebis.
L'animal avait cessé miraculeusement d'avaler tout ce qui était à portée de bouche. Alina pourrait presque croire qu'il l'avait fait exprès.
— On a tous le droit à notre jardin secret et tu dois le respecter. Si je ne t'ai pas montré l'atelier avant, c'est que j'avais envie de garder mon intimité.
La citadine le comprenait parfaitement et l'envie de se rattraper était forte. Les joues rebondies de son interlocutrice ne rougissaient plus, signe qu'elle se calmait.
— Je vais y aller, c'est inutile de t'embêter plus, bafouilla Alina en tournant les talons.
Une main se posa sur son épaule. La chaleur qui s'en dégageait était exceptionnelle, une véritable bouillotte ambulante.
— Je t'autorise à rentrer avec moi, mais si tu touches à un seul objet, je te mets dehors.
La vision de Méchoui qui la bourrait à coup de tête s'imposa dans l'esprit d'Alina et un rictus surgit entre ses pommettes. Maé n'ajouta pas à un mot et la laissa passer. Bien que l'endroit soit au sous-sol, beaucoup de lumière se faufilait à travers les larges fenêtres qui offraient une vue imprenable sur le village. Les bâtisses reflétaient les rayons de soleil et l'absence de l'église se remarquait immédiatement. Alina s'approcha pour chercher une croix qui révélerait l'emplacement du bâtiment religieux. Seule une dense forêt cohabitait avec les constructions humaines.
Maé s'installa sur un tabouret et poursuivit sa tâche qui consistait à poncer un bout de chêne. L'arrivante examina ensuite l'atelier. Les étagères se remplissaient de tas de sculptures. Les moutons aux pupilles dorés se situaient à côté de formes plus abstraites. L'odeur du bois se mélangeait avec celle de la gouache. Derrière une armoire se cachait une immense toile blanche représentant le paysage de Saint-Ambre. Le coucher de soleil lui offrait un dégradé merveilleux. Une table en fer dans un coin accueillait une scie sauteuse.
— Toutes les sculptures dans le jardin, c'est toi qui les as faites, s'émerveilla Alina.
Un tableau attira son attention : celui d'un ruisseau qui arpentait un long couloir souterrain. Seule la lampe torche éclairait les parois. La forme gravée dessus représentait le même symbole que sa croix. La paire d'ailes à trois plumes se reliait grâce à ses serpentins qui maintenaient leur base. Et surtout la voûte à l'arrière ressemblait à celle d'une église. À bien y observer, une tache sombre se distinguait dans le fond et deux points lumineux la fixaient. Son doigt se rétracta à temps pour éviter de frôler la toile.
— Je dessine depuis que je suis enfant, expliqua Maé, la sculpture est devenue plus tard une passion.
La mallette qu'Alexandre lui avait offerte était ouverte et dévoilait le matériel nécessaire pour ce genre d'activités manuelles.
— Un jour, je t'emmènerai avec moi pour te montrer ce que j'ai fabriqué, promit la saint-ambroisienne.
Alina observa son interlocutrice qui bataillait avec son arc de cercle. Impossible de deviner que dix minutes plus tôt, elle refusait de lui parler. Pourquoi ce changement de comportement ?
— Tu aurais pu étudier en école d'art, tu es très douée.
Le grattement sur le matériau de la lame s'intensifia.
— J'ai failli y rentrer, mais je crois que la ville n'est pas adaptée pour moi.
— Tu n'es pas née ici ?
La lettre de Jean-Grégoire lui revint en mémoire. Il évoquait les deux cousins qui s'amusaient ensemble.
— Je prenais le grand air pendant mes vacances et je me suis réfugiée définitivement à Saint-Ambre à seize ans.
Alina croisa les bras sur sa marinière pour se réchauffer et lui sourit.
— C'est vrai que les bruits de klaxon sont moins apaisants que le chant des oiseaux. Ce n'est pas commun de voir une adolescente s'installer en haut de la montagne, remarqua-t-elle en replaçant ses deux mèches devant ses oreilles légèrement décollées.
— Je préfère la compagnie des brebis que celle des humains, quoique pour être un mouton, il n'est pas nécessaire d'avoir de la laine.
Sa remarque leur arracha un éclat de rire. Maé commençait enfin à se lâcher.
***
C'était une idée complètement désastreuse, voilà ce que pensait Alina en ce moment même après avoir vu le contenu de son jeu. Mireille avala le pastis d'une traite et lança :
— Maé, t'as pris la main, mais avec la parigote comme coéquipière, tu ne vas pas aller bien loin.
La bergère avait appelé la dame de cœur et Alina la possédait. La longue séance six jours plus tôt avec Alexandre et sa cousine ne suffisait pas à surpasser les années de pratique des anciens. Les deux femmes avaient délaissé le sous-sol pour venir jouer au tarot. La citadine possédait le un qui rapportait pas mal de points si on parvenait à la poser au dernier tour. Malheureusement, l'équipe adverse réussit à le gagner.
Les dents de la conductrice se virent quand Jean-Grégoire servit une tournée. Cette dernière en pinçait pour le brun, mais il n'y prenait guère attention. Gabrielle mit sa tresse sur le côté et tenta d'oublier le manque de réaction de l'aubergiste en aidant Alina.
— Je vais voir Alex, murmura Maé en se levant discrètement, je reviens.
Son ancienne partenaire aperçut le nouvel arrivant : Paul. Il tenait entre ses bras les marchandises. Aucune trace de la chienne sur ses talons, ce qui permit de ne pas tendre encore plus l'atmosphère. Le maraîcher dut rejoindre la cuisine et une énième partie de cartes débuta.
— J'ai une question, dit la cadette en ramassant un pli. Si j'ai bien compris, il existe plusieurs types de tarot. Est-ce que le tarot de Marseille a des règles différentes ?
Les yeux de Mireille écarquillement et elle lâcha un rire gras.
— Ma petite, ici, on n'accepte pas ce genre pratique. Celles et ceux qui utilisent ça ne sont pas là pour jouer autour d'une bière. Je peux te le dire, ce sont des charlatans, vaut mieux éviter de s'en approcher.
Étrange que Maé en possède un et à quoi servait-il ? La concernée posa une nouvelle fois sa main brûlante sur l'épaule de la joueuse qui sursauta. Elle ne l'avait pas vue réapparaître.
— C'est l'heure de la traite, à demain.
Elle sortit avec Paul qui ne manqua pas de jeter un regard noir à l'assemblée. Alina sentit des picotements là où les doigts de Maé s'étaient posés. Son attitude l'étonnait réellement, mais cela ne lui déplaisait pas, au contraire. Un sourire de triomphe naquit sur ses lèvres charnues.
La fin de journée s'imposa rapidement. Entre la discussion avec sa bergère préférée et les jeux qui s'étaient enchaînés, le retour dans sa chambre fut une délivrance. Quand l'interrupteur s'actionna, elle découvrit une pièce sens dessus dessous. Sa vieille valise avait valsé sur le côté et les lettres s'éparpillaient sur le sol. Qu'est-ce qui s'était passé ? Son téléphone n'avait pas bougé de la table de nuit et après vérification, son porte-monnaie se trouvait encore dans la poche de son sac à dos.
Alexandre accourut quand elle l'appela du haut de l'escalier. Il s'immobilisa sur le palier, ses sourcils bicolores se froncèrent.
— Tu as dit qu'aucun objet de valeur n'a été volé, répéta-t-il en réajustant nerveusement ses lunettes sur son nez aquilin. C'est complètement dingue, aucun habitant ne serait capable d'une telle chose.
Alina réfléchissait à toute vitesse, le sang battant dans ses oreilles. Sa concentration s'arrêta sur les papiers, puis une idée germa dans sa tête. Elle se précipita sur la valise et fouilla dans ses vêtements. Il devrait être rangé parmi le bazar.
— Alors, sais-tu ce qui te manque ? interrogea l'apprenti cuisinier, inquiet.
La jeune adulte inspira profondément. Impossible de lui dire quel était l'objet dérobé à cause de la découverte de ce matin. Paul était monté ici pour le récupérer après avoir déposé les légumes. Aucun doute possible. Mais pour quel but ? Ambre le possédait et Louis en avait hérité. Pourquoi le pendentif en forme de croix avait-il autant d'importance aux yeux de Paul ?
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Hello ! Je ne vous avais pas promis que le climat entre Alina et Maé serait toujours clément. En tout cas, notre bergère préférée a visiblement pardonné rapidement la curiosité déplacée de la citadine.
Et on ne laisse pas souffler notre héroïne, car elle se retrouve avec un nouveau mystère dans les bras : qui a volé le collier ? J'espère que vos talents au Cluedo vous serviront pour résoudre l'enquête (et non, ce n'est pas Rose qui a tué le colonel Moutarde dans la cuisine, tu peux ôter les doigts de ce clavier, ou alors si c'est pour mettre un gentil commentaire, ça me va) .
À très vite <3
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