- Chapitre 1-

Une voix robotique résonna sur le quai et annonça l'arrivée imminent du train. Alina se pressa de ranger son billet composté et d'empoigner sa valise. Elle joua des coudes pour atteindre le wagon et dans un dernier soupir, s'affala sur le siège. Sa poche vibra et elle décrocha :

— Coucou ma chérie, j'ai appelé mon ami, il t'a réservé la meilleure chambre de l'auberge. As-tu des nouvelles de ta mère ?

La jeune femme ouvrit la messagerie, puis colla à nouveau le portable à son oreille :

— Oui, papa... Elle vient d'apprendre que cela fait un mois que j'ai déserté mon stage et accessoirement ma chère école de commerce.

Un petit ricanement accueillit sa remarque. Son ex-femme avait tendance à détester les mensonges, surtout provenant de sa propre fille.

— Et elle rajoute qu'elle ne comprend pas pourquoi je reviens dans ton village d'enfance. D'après elle, ils doivent être aussi bornés que toi.

Cette fois un soupir lui répondit.

— Je vais te laisser, tu as encore du voyage à faire. Ne fais pas trop ta tête de mule comme ton vieux père, car apparemment c'est héréditaire. Repose-toi, tu en as besoin. Les saint-ambroisiens sont très attachants tu verras. Envoie-moi un message quand tu es installée et évite de te perdre dans les montagnes. Je t'aime.

Alina sourit bêtement et raccrocha. Il ne pouvait jamais s'empêcher de la bombarder de conseils. Son écran la priait de répondre à vingtaine de messages de toutes les plateformes. Elle s'engouffra dans la spirale des réseaux sociaux. Son dernier post contenait à présent une quarantaine de j'aime. C'était la première fois qu'elle montrait sa tête. Ses yeux noirs étaient accompagnés de deux fossettes. Elle n'avait plus l'habitude de se voir sourire. En temps normal, elle partageait ses photographies. Il n'y avait pas autant de réactions qu'à l'accoutumée.

Le rictus de ses deux amis qui figurait sur l'image lui remonta le moral. Ils lui auraient dit qu'elle se prenait la tête pour rien, que certaines personnes n'osaient pas cliquer sur le cœur tellement qu'elle était éblouissante avec sa peau caramel. À vingt-trois ans, elle aurait dû arrêter de se préoccuper du regard des autres. Malheureusement, complexer sur son corps n'était pas réservé qu'aux adolescents.

Sa batterie lui indiquait 15 %. Une unique prise était cachée derrière le siège. Alina chercha machinalement dans ses bagages le précieux chargeur. Elle sortit un fil noir avec un embout inconnu. Dans la précipitation, le sien avait été échangé avec celui de son père. Elle se maudit intérieurement et relativisa : il y aura bien une boutique à la gare.

Avant de refermer la valise, un trait lumineux attira son attention. Le collier se retrouva entre ses doigts. Le pendentif en forme de croix était à peine plus large que son pouce et sa couleur rougeâtre collait parfaitement avec le paysage. Elle était revenue à l'un de ses foyers familiaux trente jours plus tôt et avait fait le grand ménage. Aucune pièce de la maison de son géniteur n'avait été épargnée. Les sacs poubelles qui s'étaient entassés pendant son séjour témoignaient de ce grand nettoyage. Louis avait grincé des dents quand il avait su que sa fille avait touché à ses affaires. Cette dernière avait déniché des lettres parlant de son village natal et de ce bijou. Cela lui avait donné l'idée de cette petite escapade. Ce n'était pas un vol mais un emprunt, du moins elle essayait de s'en convaincre. Après tout, ces vieilleries s'accumulaient au fond des tiroirs, jusqu'à que les propriétaires oublient leur existence.

Son smartphone la prévint qu'il était en manque d'énergie. Elle était partie pour plusieurs semaines et sans aucun repère. Le problème n'était pas seulement de ne plus avoir accès à internet, mais c'était surtout qu'elle ne pourrait pas prendre de photos.

Son regard se posa sur les autres passagers. Elle n'avait pas le courage de leur demander un chargeur. Elle ne put échapper à l'ennui et à ses questionnements pendant les trois heures restantes de trajet. Ce voyage était-il vraiment une bonne idée ? Combien de temps resterait-elle ? Une idée pour occuper ses journées avait germé pendant ces séances de rangement et elle comptait bien la mettre en pratique.


***

Le contraste entre la tiédeur du tas de ferraille et de dehors la réveilla. Un seul réverbère était allumé et un chat noir la fixait. Une ambiance qui ne changeait pas réellement de Lyon, même s'il y avait les inconnus étranges en moins. Un seul établissement était ouvert et lorsqu'elle rentra à l'intérieur, elle sut immédiatement qu'elle ne trouverait rien. La boutique fournissait des magazines et des bibelots inutiles. Quelques sculptures douteuses prenaient la poussière sur les étagères. Un vendeur se tenait de dos, obnubilé par son livre. Elle salua avec un air supérieur le jeune homme et fila directement vers le rayon électroménager. Rien, aucun chargeur et pourtant, il y avait de multiples coques pour Iphone, dont une qui représentait une femme en petite tenue. Dégoûtée, elle se dirigea vers la caisse.

— Que puis-je faire pour vous ? questionna-t-il en tournant la page, sans un regard à la cliente.

Alina s'attarda un instant sur le bandana rose qu'il portait, puis sur sa paire de lunettes rondes. Son visage avait quelque chose qui clochait, mais elle n'arrivait pas à savoir quoi. Il dédaigna lui adresser un coup d'œil quand elle lui fit part de sa requête.

— Non, désolé. Je t'avoue qu'ici, ton machin ne servirait à rien. Il n'y a pratiquement pas de réseau. J'ai trouvé une barre dans le coin là-bas, mais en général, les chiens y font leurs besoins. Je te le déconseille.

Il avait délaissé le vouvoiement. Il lécha son doigt et tourna la page comme si Alina était repartie. La nuit tombait et elle commençait à en avoir marre de cette journée.

— Est-ce que vous savez quand est le prochain bus ? Je dois me rendre au village d'à côté et...

Un rire la coupa. Il se pencha dangereusement sur le côté afin de regarder à travers la vitrine sale et il consulta sa montre.

— Tu as exactement un sixième de minute pour aller à l'arrêt de car. Après Gabrielle a tendance à s'arrêter exactement trois secondes, car il n'y a jamais personne. Il t'en reste donc plus que cinq.

Sans attendre, elle s'élança à travers la rue. La valise traînait comme un boulet à ses côtés. Exactement après le temps qu'on lui avait indiqué, le véhicule s'éloigna d'elle à pleine vitesse. La seule chose qu'elle pensa ce n'était pas qu'elle avait perdu sa seule chance d'arriver à destination. Non, elle songeait plutôt au vendeur qui avait un sourcil roux et l'autre brun.

Alina tourna les talons pour rebrousser chemin et s'efforça de garder son calme. La porte s'ouvrit à nouveau. L'employé s'était replongé dans sa lecture. Cette fois-ci, elle prit le temps de l'observer. Il avait une barbe naissante et ses fameux sourcils étaient froncés, signe d'une intense concentration. Elle prit une grande inspiration et remit son masque de femme froide. Ce dernier s'était effrité depuis quelques mois.

Il ne put réprimer un sourire en la voyant s'approcher avec un air faussement indifférent. Avant qu'il ne réussisse à formuler une raillerie sur ses talents de course, le téléphone fixe sonna.

— Oui ? lança-t-il d'un ton joyeux. Je ferme le magasin dans cinq minutes, on la fera ta partie de tarot.

Il changea le fixe de main et fouilla dans ses poches pour récupérer des clés.

— Si j'en ai vendu ? Attends, il y a quelqu'un. Veux-tu acheter ce produit régional ?

Il désigna la panière en paille remplie de savon en forme de mouton. Il fit mine de cacher le micro avec sa main.

— S'il te plaît, Maé me fait la misère pour que je vende son savon. Si tu acceptes, tu feras le bonheur d'un campagnard.

Un bloc note tomba de sa poche et s'ouvrit devant elle. C'étaient des recettes de cuisine. Agacé, il le rangea et activa le haut-parleur. Un rire résonna dans la pièce.

— Arrête de la traumatiser, tu m'étonnes que personne ne veuille revenir à la boutique après.

Sa voix était un peu rauque et Alina entendait un léger accent. Il raccrocha avec force et rangea son bouquin dans un vieux sac à dos. Elle lut une partie du titre : " pour arrêter de manger de la viande".

— Que puis-je faire pour toi sinon ? reprit-il d'un ton plus formel.

— Y aurait-il un autre moyen d'aller à Saint-Ambre ?

Il plissa ses yeux noisette avant de hausser les épaules :

— Tu peux y aller à pied, en sachant que tu en as pour deux heures si tu ne traînes pas trop la patte. Après, tu as moi. J'habite là-bas. D'ailleurs, d'où viens-tu ?

Il prit la caisse sous le bras et fit une pirouette pour récupérer son manteau. Il était hors de question pour Alina de partir seule avec lui.

— Tu peux faire du stop si tu ne veux pas venir. Après, je te garantis que tu as plus de chances que ce soit un sanglier qui passe par là plutôt qu'une voiture.

Elle prit machinalement une mèche de ses cheveux autrefois crépus et défit encore plus son chignon. Une nouvelle sonnerie la coupa dans son élan. Le visage réjoui du jeunot s'affaissa.

— Il n'est pas sérieux, souffla-t-il. Je me dépêche.

Alina s'apprêta à faire demi-tour quand le caissier l'interpella à nouveau :

— Attends ! Je sais que tu ne me fais pas confiance, mais demande à Maé, tu verras.

Il lui tendit le combiné et elle le colla maladroitement contre son oreille.

— Allô ?

— Il pense que je peux parler à n'importe qui, murmura l'interlocutrice avant de hausser le ton. Ce gars ne veut même plus manger une tranche de saucisson, alors je peux t'assurer qu'on ne te retrouvera pas morte dans un fossé.

La touriste réprima un éclat de rire et Alexandre récupéra le portable.

— J'ai pas le temps, il y a l'ancien qui fait sa crise donc décide-toi.

Elle était trop fatiguée pour batailler. De toute manière, elle n'avait vraiment pas d'autres solutions. Après avoir tout fermé, ils sortirent par la porte arrière. Une unique Twingo bleue était garée sur le parking. Ils ne tardèrent pas à arpenter les routes étroites.

— Du coup comment tu t'appelles ? Moi c'est Alexandre, mais je préfère Alex.

— Alina, dit-elle d'un ton neutre.

Elle était seule, en compagnie d'un total inconnu qui possédait des sourcils bicolores et avec un téléphone presque déchargé. Elle n'avait aucun moyen d'alerter quelqu'un. Elle le cala sur ses cuisses et posa la tête contre la vitre.


— Pourquoi viens-tu ici ? C'est vraiment un coin paumé.

Une bonne question qui peinait à avoir une réponse.

— Es-tu un parigot ou plutôt une parigote ?

Alexandre mit la seconde vitesse et parvint à prendre le virage en épingle. Par réflexe, elle attrapa la poignée au-dessus de la portière. Alina aimerait lui faire remarquer qu'il existait d'autres villes, mais elle se retint en se contentant de dire non.

— J'espère que tu vois pas les campagnards comme des gens qui vivent dans des cabanes en bois et sentent le fumier, rajouta-t-il d'un ton ironique.


L'ancienne étudiante émit un petit cri de surprise et fixa la branche qui penchait dangereusement au-dessus d'eux. Le véhicule poursuivit son chemin sans l'effleurer.

— Gabrielle, la conductrice du bus, est obligée de faire un long détour pour éviter les arbres qui sont tombés après la dernière tempête de neige. Faudra que je demande à Maé de les couper.

— Rassurant tout ça, murmura Alina en s'enfonçant dans le siège.


Il n'avait pas le profil d'un tueur en série, mais c'était son manque d'expérience au volant qui allait l'achever. Alexandre enchaîna sur un interrogatoire complet.

— La prochaine fois, je te donnerai mon CV, ça ira plus vite.

Sa réplique lui valut un fou rire de la part du conducteur. L'automobile sortit pratiquement de sa trajectoire et un violent coup de volant leur épargna une visite dans un ravin. Elle n'avait pas prévu de découvrir la région de cette manière. Heureusement pour Alina, ils arrivèrent enfin après une demi-heure de trajet. Elle sortit de l'habitacle aussi vite que possible pour récupérer ses affaires. Les nuages avaient complètement disparu et des points lumineux tapissaient à présent la voûte céleste.

— Ça change de la ville, tu devrais voir comment c'est magnifique quand c'est la nuit des...

Sa phrase mourut dans sa gorge et il verrouilla l'automobile, l'air contrarié. Intriguée, elle se demanda pourquoi il s'était tu. Ses questionnements furent interrompus par un bruit de verre brisé. Un juron s'échappa de la bouche d'Alexandre. Il abandonna son invité et rentra par une vieille porte à peine visible sur le mur dans la nuit.

Elle ne pouvait pas partir sans le remercier. De plus, l'endroit lui était totalement étranger et avec le peu de lampadaires allumés, il lui serait difficile de trouver l'auberge. La main de l'ancienne étudiante essaya par habitude d'attraper son téléphone, mais il n'était plus dans sa poche. Elle l'aperçut à travers la vitre sur le siège avant.


Son père allait paniquer s'il n'avait pas de nouvelles. Sans plus tarder, elle pénétra dans le bâtiment. Toutes les lumières étaient éteintes. Elle atterrit dans une salle de restaurant. Des larges baies vitrées laissaient passer la lueur de la pleine lune.

Le bois luisait dans l'obscurité et un grand bar vieillot était à sa droite. Il faisait sombre, le froid commençait à pénétrer ses vêtements. Passer la journée dans les transports en commun entre grève et départ précipité l'avaient exténuée. Un énième bruit de verre cassé résonna dans le bâtiment. Des pas s'approchèrent et Alexandre débarqua en trombe. Elle sursauta et il jura, surpris.

— Ce n'était pas le bon moment pour venir, reprit-il en se plaçant derrière le bar après avoir allumé les lampes. J'imagine que tu as réservé une chambre à l'auberge.

Elle mit quelques secondes à s'habituer au changement de luminosité.

— Alina Germinie, c'est bien toi, lit-il sur un agenda. Prends la clé, ta chambre se trouve au dernier étage et juste à ta droite quand tu arrives. Le petit déjeuner est à huit heures et on fait le ménage deux fois dans la semaine. Si t'as un problème, je suis au premier. Jean-Grégoire, le patron, n'est pas trop en état de t'accueillir, il s'excusera.

Elle n'eut pas le temps de le remercier, car il avait filé. Ce prénom lui disait quelque chose, peut-être que son père lui en avait parlé. La clé s'accompagnait d'une boule de laine et une odeur nauséabonde s'en dégageait. Une grimace apparut entre ses pommettes mates et elle se pressa de monter. Avant de rentrer dans sa future chambre, elle entendit des chuchotements provenant de la cage d'escalier.

— Alex ! Il va mieux ? J'ai dû m'absenter, je suis désolée. Tu ne vas pas le croire, ça fait si longtemps...

La citadine avait reconnu la voix légèrement rauque de Maé.

— J'ai pas le temps, Jean-Gé est en train de tout casser.

— Écoute-moi, tu te rends compte, cela fait des années que cela ne s'était pas produit !

Un moment de flottement s'ensuivit et Alina se rendit compte qu'elle retenait sa respiration. Une porte claqua et Alina se précipita dans la pièce. Son cœur battait à la chamade et elle ne savait pas pourquoi.

Elle souffla et ferma quelques secondes les paupières, encore debout. Lorsqu'elle les ouvrit, la fenêtre ancrée dans le plafond lui offrit une vue imprenable sur le ciel. Elle s'allongea et le contempla pendant de nombreuses minutes.

Alina était totalement perdue. Elle ne connaissait personne, n'avait même pas dit à ses amis qu'elle partait et ne savait toujours pas si elle désirait continuer l'école. Il n'y avait plus aucun bruit provenant du rez-de-chaussée. Un des habitants était en train de péter les plombs. Elle avait rencontré Alexandre, un garçon plein de pêche et Maé, une personne qui semblait être de son âge. Alina pressentait un séjour assez mouvementé.


Bonjour, déjà merci d'avoir lu ce premier chapitre ! J'espère qu'il vous aura plu et donné envie de découvrir le village de Saint-Ambre et ses secrets bien enfouis. Je l'avais entièrement écrite afin de la soumettre aux wattys et j'ai été surprise de voir qu'elle a été une des gagnantes dans la catégorie New Adult !

Je suis très curieuse de savoir comment vous avez découvert cette histoire et pourquoi vous avez voulu la lire.

En tout cas, je suis extrêmement heureuse de vous partager ce livre qui m'a suivi pendant l'année 2020. N'hésitez pas à me faire part de vos remarques au fil des chapitres.

Sinon, bonne lecture <3

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top