Fanélia
Une semaine s'était écoulée depuis que Valère les avait conduits au cachot.
Une semaine qu'Isidore ne dormait presque plus.
Il se réveillait en hurlant, puis se levait précipitamment pour se réfugier dans ses carnets à croquis. Fanélia était restée avec lui les premières nuits, chantonnant une mélodie quand il se réveillait, le front luisant de sueur, après un cauchemar. C'était la reine qui la lui avait apprise. Elle prétendait qu'enfant, c'était la seule qui apaisait son fils, ce dont elle doutait fort. La reine ne s'était jamais souciée de savoir pourquoi son benjamin ne se trouvait pas dans son lit au réveil. Pourquoi des cris provenaient du puits, au fond du jardin. Pourquoi ces aînés ricanaient, chaque fois qu'il entrait dans une pièce. En quoi une chanson aurait-elle pu l'aider ? Malgré cela, fort était de constater que chaque fois qu'elle fredonnait, il finissait par s'endormir, bercé par le son de sa voix, ou peut-être trop abruti par la fatigue.
Fanélia serait bien resté à ses côtés pour veiller sur son sommeil, mais cette nuit, elle avait finalement rejoint le dortoir des soldats de l'Ordre. Elle avait besoin de calme, et surtout de fermer l'œil quelques heures si elle voulait pouvoir effectuer efficacement son travail. En général, les gardes du corps partageaient leur temps entre celui ou celle qu'il protégeait et le dortoir de l'Ordre où ils résidaient. Seule Philippine, protectrice de la reine Ophélianne, ne la quittait jamais, ce pourquoi Fanélia la voyait rarement. Pour le reste, la jeune faë appréciait passer du temps avec les membres de l'Ordre, notamment lors des repas ou dans le calme feutré du dortoir. Le seul qu'elle ne supportait pas, c'était...
— Le prince est trop sensible.
Silas Vilant.
Ce matin-là, Fanélia s'entraînait dans la cour du château. Armée d'une épée courte, elle opérait des mouvements du bras droit, abaissant ses jambes par intermittence dans des flexions, afin de s'étirer et de bouger, après plusieurs jours d'inactivité. Le maniement de l'épée, et des armes en général, demandait un entraînement quotidien. Ses muscles, sans cesse sollicités, pouvaient rapidement se retrouver perclus de courbatures si elle manquait ses exercices. Elle était seule dans la cour lorsque Silas entra, suivi de près par Ylian, le protecteur du roi Andonéïs, et de Léontine, la garde du corps d'Arzel.
À cette heure, en général, les cinq protecteurs étaient rejoints par des soldats de l'armée, ou des gardes du palais qui venaient s'exercer à leur côté. Ce n'était pas le cas ce matin, la garde ayant été mobilisée pour une mission sur le port. En entendant Silas, Fanélia fit de son mieux pour étouffer la colère qui enflait dans sa poitrine. Elle ne supportait pas ce faë fanfaron et il lui rendait la pareille. Des cheveux blonds, méchés de touches bleues tressés dans son dos, Silas ne portait qu'une chemise de lin ouverte sur sa large poitrine bronzée. Enfant de pêcheur, il avait passé de nombreuses heures sur les quais, avant d'intégrer l'Ordre. Lorsqu'ils étaient mobilisés, ils portaient tous un uniforme, arborant l'abeille royale sur la poitrine. Pour l'heure, chacun avait revêtu une tenue plus légère, si bien qu'on les aurait crus de simples soldats ou paysans. Sauf que personne ne se serait risqué à les attaquer au palais, sachant ce qu'ils étaient.
Un sourire étira les lèvres de Silas, alors qu'il faisait tourner sa propre épée. Il la pointa vers le ciel, en direction de la fenêtre d'une des tours du palais.
— Tu ne devrais pas critiquer le prince Isidore, rappela Léontine.
— Ce n'est qu'un constat.
— Retire ce que tu as dit, répliqua Fanélia.
— Cela doit être long de passer des journées à ses côtés, il ne fait que peindre et parler fleurs. Tu ne t'ennuies jamais ? Au moins, le commandant Valère sait rendre le temps intéressant.
— Ferme-là Silas !
Fanélia s'efforçait de ne pas l'écouter, ce qui n'était pas facile. Elle s'affaissa sur son genou droit, tendit la jambe gauche derrière elle et leva son épée. Tout en effectuant un quart de tour, elle abattit le tranchant de sa lame sur celle de Léontine qui s'était glissée derrière elle. Les deux faës s'affrontèrent du regard, avant de tourner sur le terrain d'entraînement, épées brandies, attendant que l'une ou l'autre attaque. Léontine fut la première. Son pied partit vers l'avant, Fanélia fit un pas en arrière. La lame manqua de près sa gorge, elle se baissa, passa sous l'arme et frappa du plat de la sienne. Pendant plusieurs minutes, elles se défièrent, avec pour spectateur Silas et Ylian, jusqu'à ce que le garde du corps du roi – ennuyé de rester immobile – se jette dans la mêlée. Silas resta à distance, comme si tout cela ne l'intéressait pas, se contentant de remettre en place les armes abandonnées sur le sol par Fanélia.
La lame d'Ylian ripa sur celle de Léontine.
Fanélia lança son épée vers l'avant, le protecteur du roi cogna dans celle-ci, son arme lui échappa des mains. Instinctivement, ses doigts se saisirent de son poignard, toujours glissé à sa ceinture. Elle passa sous l'arme d'Ylian, tourna sur elle-même et se redressa, son couteau sur sa gorge.
— Baisse ton poignard, Fanélia.
Elle se retourna, découvrant la pointe de l'épée de Léontine sur sa tempe. La protectrice souriait, amusée de leur joute. Fanélia abaissa son poignard, la garde du corps baissa sa lame, Ylian relâcha son bras le long de sa hanche. Essoufflés, les trois protecteurs s'écartèrent les uns des autres pour récupérer la gourde d'eau que Silas leur tendait et qu'ils se partagèrent à tour de rôle. L'eau fraîche fit du bien à Fanélia. À cette période de l'année, même si les températures restaient encore fraîches et que les grands arbres entourant le palais le baignaient d'une douce fraîcheur, associé à des courants d'airs agréables, l'entraînement donnait chaud. Elle termina la gourde, avant de la remplir dans l'une des nombreuses fontaines de la cour.
Fanélia allait avaler une nouvelle gorgée quand son regard croisa celui de Léontine.
— Comment va Isidore ? demanda son amie.
— Mal.
Ses yeux verts affrontèrent ceux, d'un noir sombre, de Silas. Un plus grand sourire étira les lèvres du faë. Il haussa les épaules, récupérant une épée à son tour, pour effectuer des ronds de bras dans une démonstration de muscles. Le souvenir des tortures infligées au prisonnier ne la quittait pas. En général, elle se souciait peu du sort de l'humanité. Ils n'étaient que des mortels, passant furtivement sur terre sans s'attarder. Leur existence filait plus vite qu'un grain de poussière, Fanélia ne voyait pas l'intérêt de s'intéresser à eux. Du reste, c'était un peuple barbare, manquant cruellement de finesse et de civilité. Derrière la montagne, ils passaient leur temps à se faire la guerre. Leurs terres, arides et froides, s'opposaient en tout point au royaume d'Ephysia, dont les espaces fertiles et gorgés de soleil offraient les meilleures denrées que l'on puisse trouver. La géographie, le climat, tout concourait à montrer que les Immortels surpassaient les humains en tout point.
Toutefois, même si Fanélia n'avait que faire du sort du prisonnier, elle n'aimait pas la violence gratuite. Ce n'était pas tant la souffrance de l'humain qui la perturbait, mais le regard qu'Isidore avait posé sur lui. Il avait souffert d'assister à cette torture et Valère et Silas s'en étaient délectés. Et cela, elle ne le supportait pas !
— Le prince est fragile, reprit Silas. Il n'est bon qu'à faire pousser des fleurs partout dans le palais.
— Je les aime bien, ses fleurs, chantonna Ylian, l'air de rien.
La fureur enfla dans la poitrine de Fanélia. Elle rétorqua, d'un ton chargé de mépris :
— Vous l'avez obligé à regarder ! Valère a torturé cet homme devant lui.
— Comment veux-tu qu'il soit digne de notre espace s'il n'est pas capable d'assister à ça ?
— Tu pourrais faire preuve de...
— Je n'ai aucune empathie envers le prince Isidore, et même si j'en avais, crois-tu que j'aurais pu me soustraire à l'ordre de Valère ?
Fanélia secoua la tête et termina sa gorgée, les poings serrés. Silas disait vrai, ils ne pouvaient aller contre un ordre de leur commandant, sauf à couper le lien imposé par leur serment de soumission et quitter la Cour à tout jamais. La protectrice l'avait déjà fait, il y a très longtemps, lorsqu'elle avait quitté l'Ordre du Terrier pour rejoindre la Cour du Printemps. Elle ne souhaitait à personne d'autre de revivre cette douleur, cette souffrance atroce, étouffante et écrasante dans son esprit comme un étau.
Le problème, là, c'est que Silas n'avait pas agi par devoir et obéissance, mais par plaisir. Il aimait la torture, comme celui qu'il servait, et il appréciait de s'en prendre à Isidore, quand bien même il était de sang royal. Elle avait déjà accompagné l'armée en campagne militaire et participé à la capture des humains. Leur commandant et son garde du corps faisaient toujours partie de ceux qui récupéraient les mortels pour les humilier, s'amusant avec comme des jouets, avant de leur arracher des membres et de les saigner.
Ce que Valère avait fait à l'humain et à son frère, en le forçant à regarder pendant qu'il coupait l'annulaire du garçon, n'était que pur sadisme.
— C'est bon Silas, pas besoin de te vanter, l'interpella Léontine.
— Le commandant Valère a déjà raconté à tout le monde comment il avait coupé le doigt du prisonnier, ajouta Ylian, sans une once d'émotion dans la voix. L'histoire n'a que peu d'intérêt.
— En effet, ce n'est qu'un humain, compléta Léontine en haussant les épaules.
— Certes, mais pas n'importe quel humain, reprit Silas.
Fanélia les laissa bavarder, n'écoutant que d'une oreille. L'identité du garçon capturé ne l'intéressait pas, sa seule mission consistait à protéger Isidore. Le commandant et Silas pouvaient torturer l'humain pour le compte du prince Arzel, avant de l'envoyer en morceau au roi Bartheon, cela ne la concernait pas. La politique, ses enjeux, les raisons des guerres, surtout quand ces jeux militaires et politiques impliquaient le royaume d'Envarïs, ne concernaient Fanélia que si Isidore était dans la balance.
Elle avait juré de le protéger.
Si ces tortures lui faisaient du mal, elle ne pouvait laisser faire sans intervenir. Pour l'heure, son ami s'était reclus dans sa chambre – où il passait l'essentiel de ses journées à peindre, en refusant catégoriquement d'en sortir – et elle ne voyait pas quoi faire de plus. Elle avait tenté de l'inciter à sortir en balade, l'air lui faisait toujours du bien. Il avait besoin de se rendre dans les jardins, de contempler durant des heures l'éclosion des fleurs et autres plantes, surtout en cette saison de l'année. Savoir qu'il s'en privait à cause de ses cauchemars et de la crainte que lui inspiraient ses frères mettait Fanélia en rage, et les moqueries de Silas ne faisaient qu'accentuer cela.
Isidore était empathique. Peut-être à l'excès, elle en convenait. Mais, il était ainsi. Gentil, amoureux de la Nature, sous toutes ses formes, même des plus infimes et inférieures créatures. Elle n'aurait jamais dû laisser ses frères et Silas lui imposer cette torture psychique.
Se délaissant des conversations, elle rangea ses armes, puis s'apprêtait à remonter les marches qui menaient aux quartiers royaux quand la voix de Léontine la rappela au groupe.
— Où vas-tu ?
— Voir Isidore.
— Il peut survivre une minute sans toi.
Elle lui adressa une supplique du regard.
— Nous avions prévu de nous rendre à la rivière, puis d'aller chasser en forêt.
— Je dois m'assurer qu'il va bien.
— Tu le couves trop, lança Silas d'un air mauvais. Laisse-le-moi quelques jours, j'en ferai un vrai faë.
Fanélia vit rouge. Elle se saisit de son poignard et sa lame s'arrêta à quelques centimètres de la gorge du protecteur. Les yeux noirs de Silas, braqués sur elle, ne firent rien d'autre que la narguer. Il attendit, les bras croisés, sans faire un mouvement.
— Témoigne-lui du respect, ordonna Fanélia. C'est de ton prince qu'il s'agit.
— Il n'a rien d'un prince.
La voix de Silas résonna dans son esprit. Elle savait que beaucoup pensaient comme lui. Aux yeux des faës, Isidore n'avait rien de légitime, il n'était prince que par sa naissance. On ne lui reconnaîtrait jamais aucune autorité sur le royaume, même si ses frères venaient à décéder. Il ne cochait aucune des cases propres à leur peuple, ne possédait aucun instinct de commandement, ne se battait jamais. Les faës dominaient la hiérarchie de la Nature, la loi du plus fort prédominait. À leurs yeux, l'empathie d'Isidore passait pour de la faiblesse.
Pourtant, cette faiblesse de cœur était aussi ce qui plaisait aux faës d'Ephysia qui lui commandaient des œuvres partout, au sein du royaume. La première fois qu'elle l'avait rencontré, Fanélia l'avait trouvé étrange, décalé, différent de toutes les faës et de toutes les autres créatures qu'elle avait croisées jusque-là. Elle ne comprenait pas ses bavardages sans queue ni tête avec des abeilles, ses tête-à-tête avec des fleurs, et le sermonnait lorsqu'il s'allongeait des heures entières, par terre, un croquis et un fusain à la main. Puis, elle avait renoncé à le comprendre, pour simplement l'accepter comme il était.
Un être à part, hypersensible, amoureux des arts.
Elle ne laisserait personne, surtout pas Silas, se moquer de lui. Et même si elle avait prêté serment de ne jamais s'en prendre à aucun membre de son Ordre, elle serait capable de le faire s'il le fallait. Pour Isidore. Il était bien plus qu'un prince à protéger. C'était son ami avant tout et un être précieux à préserver en leur monde.
— Baisse ton arme, Fanélia. Je suis ton frère.
— Tu n'es pas mon frère. Retire ce que tu as dit.
Le sourire de Silas s'élargit encore, il éclata de rire. Fanélia garda sa lame tendue, dans l'attente qu'il plie.
— Je n'hésiterai pas à te frapper, le menaça-t-elle.
— Je demande à voir.
— Silas ! Excuse-toi, soupira Ylian. On ne va pas y passer toute la journée.
— Et j'ai envie d'aller me baigner, ajouta Léontine.
Silas soupira à grand bruit, avant de laisser tomber ses bras sur le côté. Il s'inclina bien bas, dans une révérence grotesque.
— Je m'excuse d'avoir insulté l'artiste des de Montlierre, ce jeune pleutre qui ne sait rien faire d'autre que pleurer sur le sort d'un misérable humain.
Fanélia le foudroya du regard et avança sa lame.
— Silas ! Tu ne fais pas d'effort, soupira Léontine.
La faë faisait de son mieux pour contenir sa colère et éviter de frapper fort son homologue. Elle n'avait qu'une envie : planter une lame dans sa gorge et le voir hurler de douleur. Valère n'aurait qu'à le raccommoder par la suite ou le laisser se vider de son sang.
— J'attends, lança Fanélia d'une voix froide.
— Pardonnez-moi, sainte protectrice ! Au nom de la Déesse Mère, je vous prie de m'excuser d'avoir insulté votre protégé.
Ses paroles, teintées d'ironie, étaient presque plus insultantes que lorsqu'il se moquait ouvertement d'Isidore. Pourtant, Fanélia finit par abaisser sa garde, consciente que cette joute verbale ne servait à rien. Cela ne l'empêcherait pas de recommencer. Elle se jura de lui enfoncer son couteau entre les jambes un jour, comme elle l'avait déjà fait avec un autre, par le passé.
Puis, elle rangea le poignard dans sa ceinture et s'éloigna.
— Fanélia ! l'appela Léontine.
— Plus tard.
Elle non plus n'avait pas le cœur à se balader en foret
Avant de gagner la chambre d'Isidore, elle passa par les bains, où elle prit le temps de se décrasser de son entraînement. La faë passa son visage sous l'eau, laissant le liquide frais couler sur son front. Ses cheveux et son corps encore humides, elle s'enroula dans un linge, avant d'enfiler une chemise propre et un pantalon. À cette heure, les thermes étaient presque vides, seulement occupés par quelques soldates et deux esclaves qui nettoyaient le sol. Fanélia passa devant eux sans les voir. Elle ne prêtait jamais trop attention aux humains du palais, pas plus qu'aux domestiques qui faisaient presque partie des meubles.
Les thermes se situant dans l'aile des gardes, de l'autre côté des quartiers royaux, elle dut traverser la cour fleurie surmontée de colonnes s'élevant vers le ciel, enrubannées de fleurs qui grimpaient vers les nuages. Des roses tissaient leurs toiles entre les feuilles de lierre, parant l'endroit de pastel. Le soleil peinait à trouver de l'espace pour s'infiltrer, mais quelques rayons se perdaient au milieu des bourgeons, illuminant le sol d'ombre et de lumière. Plusieurs fontaines décoraient les alcôves. On entendait l'eau transparente et limpide couler, cela lui donna envie d'y tremper ses doigts. Fanélia aurait aimé s'asseoir au bord de la fontaine pour goûter sa fraîcheur. Elle venait parfois ici, avec Isidore et ses carnets de croquis, pour lui permettre de capturer les ombres, les couleurs, les fleurs, qu'il croquait pendant des heures, tandis qu'elle l'observait. Il avait une manière particulière de jouer avec ses crayons et ses doigts, comme s'ils faisaient partie intégrante de lui.
Elle grimpa les marches de grands escaliers en pierre, auréolés d'une coupole colorée, encadrée de roses blanches et rouges, puis rejoignit un corridor avant de remonter vers l'aile royale. Après plusieurs minutes, elle se retrouva devant la porte de son ami, hésitant à entrer. Isidore n'aimait pas être dérangé quand il peignait, mais elle s'inquiétait pour lui. Aussi, elle frappa seulement deux coups légers, puis entra.
— Isis ! C'est moi.
L'artiste, assis au centre de la pièce devant une toile tendue, appliquait des couleurs sur un paysage. Fanélia referma doucement la porte. Isidore ne réagit pas. Ses doigts glissaient sur la toile, son pinceau entre les doigts, allant et venant de sa palette de couleur posée en équilibre sur un petit tabouret, jusqu'à revenir se poser par touches légères sur le dessin tracé au fusain. Fanélia marcha discrètement pour ne pas l'effrayer. De dos, les cheveux blonds d'Isidore paraissaient encore plus fouillis que d'habitude. Sa chemise, remontée jusqu'au coude, était recouverte de peintures. La pièce embaumait l'huile de lin, la forêt, le bois fraîchement coupé. La garde du corps avait l'impression d'être entrée dans une clairière.
— Isis.
Sa main se posa sur l'épaule de son ami. Il sursauta.
Elle resserra ses doigts, arrêtant son mouvement, puis se pencha pour admirer son œuvre.
— Qui est-ce ?
Sur la toile, le paysage se déployait en mille et une couleurs. C'était une grande étendue d'herbe, parsemée de milliers de petites fleurs de toutes les couleurs, au fond de laquelle se trouvait un arbre aux larges racines. Sous celles-ci, une ombre se tenait repliée sur elle-même, ses bras enlaçant ses jambes dans une posture défensive, comme un fœtus dans le ventre de sa mère. Un mauvais pressentiment la saisit. Elle connaissait les ombres qui hantaient les souvenirs de son ami, des fragments de cauchemars qu'il cachait dans ses œuvres.
— Isis ?
— Je veux revoir Oscar.
Elle marqua un temps d'arrêt, arquant un sourcil au passage. Qui était Oscar ?
Isidore se retourna vers elle. Une tache de peinture verte recouvrait une partie de sa joue blême et ses yeux dorés brillaient de larmes contenues. Elle l'essuya du bout du doigt.
— Qui ?
— Le prisonnier.
La faë soupira. Elle avait totalement oublié comment il s'appelait et doutait qu'aller lui rendre visite soit une bonne idée.
— Mieux vaut l'oublier.
Fanélia tut ce qu'elle pensait de la situation pour ne pas ajouter au trouble de son ami. Ses frères se jouaient de lui et Isidore adoptait exactement l'attitude qu'ils recherchaient. L'empathie d'Isidore le poussait vers le prisonnier, la douleur qu'il avait ressentie en assistant à ses tourments transpirait sur ses peintures et marquait son visage. Cependant, il ne devait pas y céder, car c'était exactement ce que souhaitaient ses frères : le pousser à se rapprocher de l'être humain, à s'y attacher, pour mieux l'éliminer. Ce n'était qu'un autre de leur jeu sadique, destiné à torturer leur frère. Fanélia refusait que cela arrive.
— De toute façon, tes frères vont sûrement s'en débarrasser
— Je ne pense pas, la contra-t-il. Ils veulent l'utiliser, tu les as entendus. C'est pour ça que Valère l'a torturé. Ils veulent quelque chose et s'amusent de la terreur qu'ils suscitent.
— Et ils l'obtiendront, répliqua Fanélia. Tu connais Arzel et ses méthodes. Quand ils auront obtenu ce qu'ils souhaitent, Valère se fera un plaisir de se débarrasser de l'humain.
— Oscar ! Il s'appelle Oscar.
Son insistance agaça Fanélia. Elle retira ses doigts de l'épaule d'Isidore et recula d'un pas, les bras croisés.
— Peu importe comment il s'appelle, il ne sera bientôt plus de ce monde.
— Ne dis pas ça.
Pourquoi fallait-il toujours qu'il complique tout ? Ce n'était qu'un mortel ! Fanélia repoussa la vague d'agacement qu'elle sentait poindre pour se concentrer sur l'essentiel.
— Dans tous les cas, mieux vaut éviter d'accorder trop d'importance à cet homme. Il finira par mourir, que ce soit de la main de tes frères ou du temps.
Isidore claqua de la langue, puis se retourna vers sa toile pour reprendre ses pinceaux. Comme toujours, il se repliait sur lui-même, refusant d'écouter ce qui ne lui convenait pas. Fanélia l'observait alors qu'il continuait son œuvre. Isidore haïssait les conflits, il les fuyait comme toutes les autres formes de violence.
— Tu peux partir, chuchota-t-il.
Elle sentit son cœur se serrer.
Évidemment, il la chassait, se plongeant corps et âme dans ses esquisses. Quand il peignait, Isidore oubliait le temps, perdait la notion des choses. Elle aurait voulu continuer cette conversation, lui faire comprendre que cet humain, même s'il l'avait touché, finirait par mourir, que cela soit de mauvais sévices ou à cause de sa vie éphémère. Mieux valait qu'Isidore l'oublie et qu'il retrouve sa vie, qu'il laisse ses frères jouer leur jeu politique, sans s'impliquer.
Sinon, il en souffrirait, comme il souffrait déjà.
Fanélia ne voulait pas de cela, son esprit avait déjà trop subi.
— Et si je refuse ?
Un mince sourire étira les lèvres du prince. Ses iris la harponnèrent, puis il hocha imperceptiblement la tête pour lui accorder sa demande.
— Bien. Si c'est ce que tu veux.
Fanélia ne savait pas vraiment ce qu'elle voulait, mais elle refusait de s'éloigner du prince. Pour l'heure, elle ne pouvait qu'observer les mouvements de ses doigts et le paysage qu'il peignait. Ce paysage qui enfermait son anxiété et ses cauchemars dans un écrin de rêve illusoire.
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