Chapitre 20 - Le prince et le puits
Isidore
Isidore ne réfléchissait pas, il courait. La voix de Fanélia retentissait derrière lui, mais il ne l'écoutait pas, il ne l'entendait même plus. La seule chose à laquelle il pensait, c'était à fuir, le plus loin possible du puits. Le souffle saccadé, il remonta les escaliers empruntés, tandis que les pas de sa meilleure amie résonnaient derrière lui. Chaque fois qu'elle criait son prénom, il accélérait. Il craignait qu'elle le rattrape, puis le traîne de force jusqu'au puits. Tout en montant les marches quatre à quatre, les souvenirs de ses frères et de leurs rires vibraient en échos de ses pensées. Combien de fois son père avait-il ordonné à ses aînés de le faire descendre dans le puits qui se trouvait au centre de la cour du palais aux fleurs ? Isidore avait cessé de compter. Il se rappelait seulement son cœur qui tambourinait et menaçait d'exploser. Il se souvenait juste de ses crises de larmes, de sa panique, de ses appels au secours, des nuits durant. Il se rappelait ses frères qui lui jetaient des morceaux de pain, du haut du muret. Il se souvenait des rires des autres faës, qui les encourageaient. Il se souvenait que personne ne venait le chercher la nuit.
Le puits n'était pas si profond. Peut-être six, ou sept mètres. L'eau ne lui arrivait qu'aux hanches, mais cela suffisait pour le terrifier. Il avait passé des jours au fond de ce puits. Peut-être des années. Parfois, son père venait verser de l'eau glacée, à l'aide d'un seau, pour faire rire ses aînés. Isidore passait des nuits entières à pleurer. Il ne pouvait pas s'asseoir, sinon il se noyait. Forcé de dormir debout, il sentait parfois ses jambes le lâcher et se retrouver sous l'eau, avant de se réveiller, au bord de l'asphyxie. Le puits d'Apidae devait encore comporter la marque de ses ongles, il avait passé des heures et des heures à tenter de trouver un moyen d'escalader. Mais il glissait toujours et retombait. Comprenant qu'il ne pourrait jamais remonter seul, il s'était déconnecté de lui-même. Plongé dans ses pensées, il s'enfermait des heures dans des paysages qu'il tissait dans son esprit. À l'aide de ses ongles, il grattait les murs de pierre, dessinant comme il le pouvait pour incruster de jolies images colorées, au fond de ce trou noir.
Quand ses frères venaient le sortir du puits, des dizaines de petits nénuphars avaient toujours eu le temps de s'épanouir, libérant des fleurs de lotus blanches, roses, violettes, bleus, vertes, jaunes, oranges, dont de nombreux faës chantaient la beauté par la suite. Avant d'être appelé « le prince artiste », on le surnommait « le prince au fond du puits », parce que sa magie ne germait que dans le noir, au fond de l'eau croupie. Un jour, son père avait fait condamner l'endroit. Isidore n'avait appris que plus tard que l'ordre émanait en réalité d'Ophélianne, sa mère, qui ne supportait plus de le voir revenir aussi apeuré qu'un chat errant. Un rosier avait été planté, des roses avaient germées, ainsi que du lierre, faisant de l'endroit un lieu de pèlerinage pour certains faës qui se souvenaient parfois de l'histoire du dernier fils d'Andonéïs de Montlierre, dont on tentait de soigner les accès de sensiblerie par un séjour au fond d'un puits. C'était devenu une menace pour les enfants du Printemps.
« Si tu n'es pas sage, tu finiras dans le puits, comme le prince ».
Cette torture terminée, Isidore s'était mis à peindre, pour calmer ses souvenirs. Il peignait durant des jours, jusqu'à en oublier de boire et de manger. La reine avait fini par s'en inquiéter, surtout quand les domestiques s'étaient plaints de la chambre transformée en forêt enchantée, à cause des fleurs et du lierre sur tous les murs.
Aujourd'hui, les fleurs ne germaient pas sur le chemin d'Isidore. Seule la panique le suivait, aussi puissante qu'un poison, aussi piquante qu'une rose.
— ISIDORE ! cria Fanélia.
Il termina de grimper les dernières marches, s'engouffra dans une galerie, tourna à l'angle d'une autre. Il ne savait pas où il allait, mais il courait. Pour échapper au puits. Pour échapper à ses souvenirs. Pour échapper à sa protectrice. Il courait si vite, sans regarder devant lui, qu'il ne vit pas les cinq faës, alignés comme une barrière, en travers du tunnel. Il s'arrêta juste avant d'être embroché par la lame d'une épée, ayant juste le réflexe de reculer, puis se prit ses propres jambes dans ses pieds et s'écroula sur le sol. Le prince releva ses yeux vers les gardes. Deux portaient un renard brodé sur le poitrail, les trois autres arboraient une abeille. Il releva la tête plus haut encore, pressentant à qui appartenait la tenue de combat du faë au centre.
Son sang se glaça quand ses yeux croisèrent ceux de son frère.
Un sourire étira les lèvres de Valère, visiblement très satisfaisait à l'idée d'avoir remis la main sur son petit frère, sans rien avoir à faire. Isidore ne parvenait plus à faire un seul geste. Derrière les faës, Adélaïde de Montfeuille arriva, le souffle court.
— Vous l'avez trouvé ! lança-t-elle, satisfaite. Saisissez-vous de lui, ordonna-t-elle ensuite aux gardes de son Ordre.
— Ne le touchez pas !
La voix de Fanélia retentit dans la galerie. Son amie, terminant sa course à travers le couloir, parvint à sa hauteur. Elle s'arrêta à quelques centimètres et se pencha suffisamment vite pour le saisir par le bras et le tirer en arrière. Isidore se laissa faire comme un pantin, incapable de réfléchir par lui-même, tétanisé par le regard de Valère, qui continuait de lui sourire. Son frère paraissait très amusé par la situation, alors qu'Adélaïde écumait de rage.
— Qui vous a prévenu ? hurla-t-elle. Peu importe ! Nous vous avons rattrapé. Vous avez vu, prince Valère ? Je ne vous avais pas menti. Ils ont bien trouvé refuge ici. J'espère que votre frère...
— Taisez-vous ! la coupa Valère, sans lâcher Isidore du regard. Vos pétillements m'agacent.
— Mais Arzel doit être prévenu que c'est grâce à moi que..., insista Adélaïde.
— TU NE POUVAIS PAS TE LA FERMER ? cria Fanélia.
Agressive, les mains tremblantes, Fanélia fixait son regard vert sur Adélaïde, comme si elle souhaitait la foudroyer sur place. La rage débordait de son amie, elle serrait ses mains si fort autour de son bras qu'elle aurait pu lui faire mal. Malgré tout, Isidore ne ressentait rien. Rien d'autre que la peur. Une angoisse sourde, vieille de plusieurs centaines d'années. Le puits. Son frère. Il recula d'un pas. Qu'y avait-il de pire, entre Valère et le puits ? Si son frère remettait la main sur eux, il se ferait un plaisir de le punir. Ou pire. Il le conduirait devant son père, celui-là même à cause de qui ses frères s'étaient toujours acharnés sur lui. Cet homme, qui ne le considérait pas comme un fils, qui le trouvait faible, qui avait toujours voulu le changer, et qui était maintenant prêt à monnayer son art et à s'en servir pour s'en prendre à un peuple innocent.
Les yeux de Valère se fixèrent vers Fanélia. Son amie se figea. Isidore sentit ses doigts se resserrer. Elle fit un pas sur le côté, le regard tourné vers le sol. L'artiste mit une seconde à comprendre son attitude. Valère, fort de son pouvoir de commandant de l'Ordre des abeilles, usait de son lien de télépathie pour imposer son autorité à sa meilleure amie et la forcer à s'écarter. Dans quelques secondes, s'il ne réagissait pas, ils seraient tous les deux enchaînés, puis ramenés à Apidae.
Son frère reporta son attention sur lui.
— Où est l'humain ? demanda-t-il. Qu'en as-tu fait ?
— Oscar n'est plus avec moi, répondit Isidore d'une voix tremblante. Il ... Il s'est enfui... Il est ... parti au-delà des mers et...
— Menteur ! le coupa Adélaïde, avant de se tourner vers Valère. J'ignorais que l'humain avait une quelconque importance pour vous, Votre Altesse. Mais si Arzel souhaite que je le retrouve, je me ferai un plaisir d'envoyer Orfeo le récupérer.
Un ricanement échappa à Fanélia. Toujours figée et incapable de faire un geste, cela ne l'empêchait pas de toiser les faës de son ordre, d'un air mauvais. Un sourire étira ses lèvres, elle se tourna vers Adélaïde, presque amusée.
— Cela m'étonnerait qu'Orfeo parvienne à lui remettre la main dessus. Les vagues ont sûrement déjà charrié son corps, à l'heure qu'il est. Avec un peu de chance, les bêtes marines ont dévoré son cadavre.
— Que dis-tu ? cracha Adélaïde.
— Je l'ai tué ce matin.
Le sourire de Fanélia s'agrandit. Cruel. Carnassier. Un sourire qui ressemblait à celui de Valère, juste avant qu'il ne torture des humains, ou des faës. Isidore repoussa cette pensée. Fanélia n'était pas comme ses frères, même si, en ce moment, elle s'exprimait comme eux, sur un ton détaché, sans une once d'émotion. Orfeo lui avait fait du mal. Si elle l'avait tué, c'est qu'il méritait de mourir. Quand avait-elle eu le temps de s'en prendre à lui ? Était-ce pour cela qu'Oscar et elle étaient rentrés trempés tout à l'heure ? Les éléments s'alignaient un à un dans l'esprit d'Isidore.
— Tu as tué Orfeo, répéta Adélaïde.
— Ce n'est que justice.
Son sourire s'élargit encore. Les faës de l'Automne sortirent les épées de leurs fourreaux et les brandirent devant lui.
— Tu as tué mon protecteur. Tu mérites la mort.
— Je ne m'y opposerai pas, lança Valère.
Son frère se retourna vers l'Ordre de la Ruche, pour leur intimer de ne pas bouger. Puis, il fit un signe à Adélaïde, avant de s'écarter sur le côté, ouvrant le passage vers son amie. Les faës de l'Automne s'avancèrent. Le premier, celui qui les avait accueillis à leur arrivée, tremblait de fureur. Derrière, Silas et Léontine, qui accompagnaient Valère, ne firent pas un geste. Pourtant, si le premier ne masquait pas sa joie à l'idée de la sentence qui attendait Fanélia, la seconde ne parvenait pas à cacher son désarroi. Léontine et Fanélia étaient amies, depuis des années. Et si Léontine était fidèle à l'Ordre de la Ruche, et à Arzel, Isidore savait qu'elle n'était pas toujours en accord avec ses décisions.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! s'écria-t-il, retrouvant soudain l'usage de la parole. Orfeo s'en est pris à elle, elle n'a fait que se défendre.
En réalité, il ne savait pas si Fanélia s'était défendue, ou si elle l'avait assassinée dans son sommeil, mais il n'en avait cure. S'il ne s'était pas enfui dans les couloirs, jamais elle ne l'aurait suivi, et jamais Adélaïde n'aurait ordonné sa mise à mort. Son amie ne bougeait toujours pas, figée par l'ordre invisible que son frère avait dû formuler. Derrière Valère, Isidore vit Léontine frémir, puis faire un geste vers sa ceinture. Fanélia secoua la tête, d'une façon à peine perceptible, stipulant silencieusement à son amie qu'elle ne désirait pas qu'elle sacrifie sa place dans l'Ordre pour elle.
— Je vous interdis de lui faire du mal ! s'exclama Isidore en se plaçant devant Fanélia.
Le rire de Valère résonna dans la galerie, se répercutant sur les murs. Sa tête partie en arrière, la situation devait lui paraître cocasse. Isidore était risible, à trembler devant lui. Même sa magie ne parvenait plus à germer. Aucune fleur ne pouvait lui venir en aide. Il était seul, désarmé, et incapable de protéger Fanélia. Valère se moquait ouvertement de lui.
— Et comment vas-tu faire, petit frère ? Tu vas invoquer le pouvoir des fleurs ou nous lancer de jolis dessins ?
Il arrêta de rire, puis sourit à Isidore, amusé.
— Tu es faible, cracha-t-il. Faible et insignifiant. Je ne sais pas où tu as caché ton humain, mais je vais te dire ce qu'il va se passer. Nous allons massacrer ta protectrice, retrouver ce bâtard et le découper pour l'envoyer en petits morceaux au vieux roi. Quant à toi, tu vivras désormais reclus dans ta chambre, enchaîné, où tu peindras sur notre ordre toute la journée. Grâce à ton art, nous assujettirons des peuples entiers. Les humains, pour commencer, puis d'autres encore, au-delà des mers.
Isidore sentit son sang se glacer. Il ne trouvait rien à dire, incapable d'émettre un son.
Un raclement de voix se fit entendre, de l'autre côté de la galerie.
— Je me baisserais, si j'étais vous.
Isidore eut juste le réflexe d'obéir. Le vent s'engouffra dans le tunnel, balayant les faës de l'Automne, et emportant sur son chemin ceux du Printemps. Les protecteurs roulèrent sur la terre, leurs armes s'envolèrent et ils se baissèrent juste à temps pour éviter de finir avec une lame dans le corps. Seul Valère réussit à échapper au vent. Par réflexe, il avait levé la main devant lui, élevant une cage de lierre pour se protéger. Fanélia secoua la tête et sortit de sa léthargie. Avant que les faës n'aient le temps de réagir, elle agrippa le bras d'Isidore, et le tira derrière elle. Il la suivit, conscient que cette fois, s'il voulait survivre et s'enfuir de ce terrier, il n'avait plus le choix.
Inès, les mains brandies devant elle, produisait du vent à une telle intensité qu'elle balayait tout sur son passage. Chez les faës, seuls les seigneurs et héritiers des Cours possédaient des dons. L'intensité des pouvoirs variait, non pas en fonction de l'ordre de naissance, mais du hasard. La Déesse Mère octroyait sa magie sans discrimination de genre, ni d'âge. La cadette des de Montfeuille possédait visiblement le plus de force. Elle attendit que Fanélia et Isidore se soient engouffrés dans les escaliers pour relâcher sa magie. Elle souffla une dernière bourrasque, puis les suivit. Ils dévalèrent les marches plus vite qu'Isidore les avait montées et rejoignirent le puits où les attendaient Oscar et Fox.
Le garde du corps s'écarta, puis désigna le trou obscur. Isidore sentit son cœur accélérer. Il avait perdu son sac, ainsi que ses carnets et ses pinceaux, ses seuls remparts contre son anxiété et ses souvenirs. Des cris s'élevèrent derrière eux. D'ici quelques minutes, peut-être même quelques secondes, Valère et les faës seraient là.
— J'y vais ! déclara Inès. Retenez votre respiration et laissez-vous porter par le courant. Tout ira bien. Alistair nous attend de l'autre côté.
Sans réfléchir, celle-ci plongea dans le puit, son corps disparut, emporté par l'eau noir, aspiré. Isidore sentit son cœur battre encore plus fort. Il n'y arriverait pas. Il ne pouvait pas plonger là-dedans. Il allait mourir étouffé.
— Tiens-moi la main, entendit-il.
Le prince faë releva les yeux vers Oscar. Le jeune homme, sa main tendue, tâchait de masquer sa propre peur, en lui proposant de le soutenir. Comme il l'avait fait, lorsqu'ils s'étaient enfuis d'Apidae. Isidore hésita, puis agrippa sa main. L'eau semblait froide. Elle était si noire.
— Fox, êtes-vous sûr qu'ils ne nous suivront pas ? demanda Fanélia au garde du corps.
— Certains.
Le faë dégaina son poignard, puis le porta en direction de son cœur.
— Le sacrifice ultime, dit-il, les yeux rivés dans ceux de Fanélia.
Cette dernière acquiesça. Les deux faës semblèrent se comprendre.
Il reporta son regard sur le puits. Des larmes roulèrent sur ses joues. Son cœur allait quitter sa poitrine. Il avait peur, si peur...
— Je te protège, Isis. Aie confiance en moi.
— En nous, ajouta Oscar.
Tout, dans le regard du jeune homme, criait sa peur. Pourtant, il cherchait à le réconforter, à le protéger comme Fanélia. C'était lui le prisonnier. Lui l'étranger, capturé par son frère, mais lui qui le soutenait, aujourd'hui.
— Si tu ne sautes pas, je ne saute pas, dit Oscar.
— C'est très romantique tout ça, mais là, il faut vraiment y aller.
N'y tenant plus, Fanélia poussa Oscar en avant. Il plongea dans le puits, entraînant Isidore avec lui. Le prince n'eut que le temps de sentir l'eau glacée le transpercer, avant que la lumière ne s'éteigne et que le courant les emporte.
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