Chapitre 19 - La trahison
Fanélia
Fanélia savait qu'elle pouvait faire confiance à la Dame de l'Automne. Mais elle savait aussi qu'Orfeo n'avait aucune parole, pas plus qu'Adélaïde de Montfeuille. La trahison d'Adélaïde ne l'étonnait guère, elle et Orfeo s'étaient sûrement fait un plaisir de les dénoncer dès leur arrivée. À l'inverse, Isidore semblait tomber des nues.
— Pourquoi votre sœur nous a-t-elle dénoncé ? demanda Isidore. Nous avons conclu un accord avec votre mère.
— Que vous ne comptiez pas respecter, j'imagine ? répliqua Inès.
Isidore se contenta de hausser les épaules. Inès leur fit rassembler leurs maigres affaires, puis les entraîna vers une galerie souterraine, cachée derrière une porte recouverte de feuilles séchées.
— Adélaïde a envoyé une missive à Arzel, dès l'instant où nous vous avons aperçu sur la plaine, expliqua-t-elle. Elle savait que notre mère accepterait de vous offrir l'asile, mais cela contrecarrait ses plans. Ma sœur courtise votre frère, elle veut lui prouver qu'elle peut être une future épouse à la hauteur.
— En me dénonçant et en trahissant le marché que j'ai passé avec votre mère ?
— Ne sont-ce pas les méthodes préférées de vos frères ?
Isidore hocha la tête. Fanélia serra les poings, tout en glissant un poignard dans sa ceinture, avec un pincement au cœur à la pensée de celui disparu dans les bains. Cent ans qu'elle le portait avec elle. Cette lame symbolisait son combat contre Orfeo. Elle s'éteignait avec lui. La faë ajouta une épée, ainsi que quelques vivres dans son sac, avant de suivre Inès.
Ils quittèrent la chambre et s'engouffrèrent dans un étroit passage qui serpentait dans les entrailles de la terre. Fanélia sentait le souffle d'Oscar, à quelques mètres d'elle, et les pas légers d'Isidore. Malgré elle, la faë ne pouvait s'empêcher de vérifier si l'un et l'autre allait bien. Un élan de sentimentalisme continuait de l'imprégner, depuis qu'Oscar avait fracassé le crâne d'Orfeo. Même en le repoussant fort, il s'accrochait. Elle commençait à apprécier l'être humain, et c'était mauvais signe. Les mortels n'étaient pas immortels. Par définition, ils pouvaient s'éteindre plus vite qu'une bougie, voilà pourquoi les faës évitaient d'entretenir des rapports trop étroits avec eux.
Même si elle avait affirmé qu'elle allait bien, Fanélia continuait de sentir les mains d'Orfeo autour de son cou. Ses doigts y avaient dessiné une marque violette. Les yeux de Fox s'y étaient attardés, un peu trop longtemps à son goût. Le garde du corps se doutait-il de quelque chose ? Avait-il eu le temps d'interroger l'absence de son camarade renard ? Non, c'était impossible. Orfeo était mort il y avait moins d'une heure. Son corps dérivait sous l'eau à l'heure qu'il est, méconnaissable. Toutefois, Adélaïde finirait par se rendre compte de sa disparition. Alors, elle sonnerait l'alarme. Elle se servirait de cela contre eux, rajoutant des charges à celles qui pesaient déjà sur leurs noms.
— Où allons-nous ? interrogea Isidore, alors qu'ils tournaient dans un tunnel.
— Vous verrez.
Fanélia releva la tête vers Inès, la cadette de la Dame tourna dans une nouvelle galerie. Ils descendaient de plus en plus profond.
— Par où les Abeilles sont-elles censées arriver ? interrogea Fanélia.
— Pas par-là, assura Fox. Ne vous en faites pas, vous ne risquez rien.
— Comment pouvez-vous en être certain ?
— Faites-nous confiance.
— Pourquoi ? insista Fanélia. Qu'est-ce qui nous prouve que vous ne nous conduisez pas dans un piège ?
Fox échangea un regard avec celle qu'il protégeait. Inès de Montfeuille s'arrêta, faisant face à Fanélia qui était bien décidée à la confronter. Elle connaissait la jeune femme, elles avaient même été amies, il y a de cela plusieurs décennies. Inès avait intercédé en sa faveur auprès de sa mère, lorsqu'Orfeo avait réclamé sa main, à la mort de son père. Fanélia aurait dû devenir sa protectrice, si elle avait réussi les épreuves et continuait à vivre ici. Orfeo, ses choix et la vie, en avaient décidé autrement, mais une ancienne amitié les liait. La faë doutait que cela suffise à expliquer pourquoi la cadette de la Dame risquait sa place pour eux.
— Vous n'avez pas le choix, répondit Inès. Sans nous, vous êtes condamnés.
— Vous êtes une renarde, rétorqua Fanélia, vous espérez forcément obtenir quelque chose en échange. Comme votre mère.
— Peut-être bien.
Ses yeux glissèrent vers Isidore. Il se tenait juste derrière Fanélia, légèrement en retrait, les mains agrippées autour de son sac dans lequel se trouvaient ses pinceaux et ses carnets. La faë ne l'avait pas vu dessiné depuis qu'ils s'étaient enfuis.
— Isidore n'est pas un outil à votre disposition.
— Je n'ai pas l'intention de demander un portrait à Isidore, répliqua Inès.
— Que voulez-vous alors ? demanda le prince.
Fanélia serra les poings. Elle n'aurait pas dû s'exprimer ainsi devant une héritière, elle le savait. Elle outrepassait ses fonctions en agissant comme cela, mais les souvenirs de son enfance passée à courir dans les galeries avec Inès, et d'autres faës de la Cour, biaisaient son regard. À l'époque, Orfeo les rejoignait souvent pour les parties de cache-cache. Si Adélaïde avait toujours clairement affiché son désintérêt pour les jeux, les trois autres aimaient se courir après dans les couloirs. Fanélia appréciait son cousin en ce temps-là. Un temps où il ne cherchait pas à la dominer, parce qu'il était l'aîné d'une famille dont il ne restait que quelques membres. Le père d'Orfeo était mort durant la guerre ayant opposé les faës aux humains, avant la signature du traité de paix. Son propre père l'avait élevé comme son fils, Fanélia le considérait comme un frère.
Avant.
L'image de ce frère, jouant à cache-cache dans les couloirs avec elle et Inès, se superposa bientôt à son cadavre, couvert de sang, abandonné dans les bains bouillonnants. Elle se força à chasser cette image et se recentra sur Isidore.
— Je veux partir avec vous, chuchota Inès, les yeux rivés dans les iris dorés du prince du Printemps.
— Comment ? répéta Fanélia, estomaquée.
Un bruit retentit dans la galerie. Ils se figèrent tous les cinq, à l'affût, les oreilles tendues. On entendait des pas au-dessus de leurs têtes, dans les étages supérieurs. S'agissait-il des Abeilles ? Étaient-elles déjà arrivées ? Qui Valère avait-il envoyé ? Silas, sans doute. Peut-être Ylian ? Fanélia s'imaginait déjà se retrouver face à eux, l'épée brandie. Elle protégerait Isidore, quoi qu'il lui en coûte, allant même jusqu'à sacrifier sa vie s'il le fallait. Mais si elle pouvait choisir, elle préférait éviter de se confronter à eux. Non par crainte de perdre, mais parce qu'elle ne souhaitait pas les blesser, ni les tuer.
Les pas s'espacèrent, puis disparurent, étouffés. Fox leur fit signe d'avancer, il n'avait visiblement aucune envie de traîner dans les galeries.
— Je n'ai pas mis les pieds hors de ce terrier depuis cent ans, expliqua Inès. Je n'en peux plus d'être enfermée ici et je veux partir avec vous.
— Comment est-ce possible ? demanda Isidore, perplexe.
— Ma mère et ma sœur me gardent enfermée depuis qu'elles ont appris ma relation avec Alistair de Montgivre.
— Qui est-ce ? chuchota Oscar.
— L'héritier de l'Hiver, répondit Fanélia. Un être encore plus particulier qu'Isidore. Certains prétendent qu'Alistair a des dons de voyance, raison pour laquelle on l'a écarté du trône.
— C'est sa sœur, Auriane, qui a été désignée pour succéder à la gardienne, poursuivit Isidore, avant de reporter son attention sur Inès. Votre mère ne veut pas que vous épousiez Alistair ?
Tout en s'enfonçant encore plus profondément dans les galeries, descendant un nouvel escalier en pierre, pour en emprunter encore un autre, Inès éclata de rire. Fox, qui jusque-là conservait un masque de neutralité, se fendit même d'un sourire en écho.
— Alistair est tout sauf un faë qu'on épouse, ma relation avec lui n'a rien de romantique. C'est un visionnaire. Il rêve de quitter Ephysia et de trouver un navire pour partir au-delà des terres. Il souhaite fonder une nouvelle communauté, en dehors du dictat de votre père. Je compte le suivre.
— Euh... Vous croyez vraiment que son rêve est réalisable ? ne put s'empêcher de demander Fanélia, sceptique.
— Il a lu dans la cascade sacrée, il me l'a montré. Cet avenir existe bel et bien.
— L'avenir est nébuleux, tout le monde le sait.
Inès balaya son argument de la main. Parvenue enfin où elle souhaitait les emmener, elle s'arrêta brutalement. Oscar faillit lui rentrer dedans, Isidore trébucha et Fanélia le rattrapa in-extremis. L'un de ses pinceaux glissa sur le sol. Le prince se pencha pour le ramasser, comme s'il s'agissait de son objet le plus précieux.
— Nous y sommes, indiqua Fox.
Devant eux s'étalait une surface transparente, à peine aussi grosse qu'une fenêtre étroite, creusée dans la roche et dans le sol. L'endroit où les avaient conduits Inès et Fox, n'était en réalité rien d'autre qu'une vaste grotte, parsemée de stalactites, au fond de laquelle se trouvait un trou noir. L'eau ne soufflait aucun remous. Elle restait plate, sombre, si bien qu'il était difficile de s'imaginer sa profondeur. L'espace était si petit que seul un corps pouvait s'y glisser.
— Il s'agit du puits, expliqua Fox. Dépêchez-vous. Nous n'avons pas beaucoup de temps. Il débouche sur la cascade des souvenirs, dans la Cour de l'Hiver.
— Vous voulez qu'on descende là-dedans ? demanda Oscar, la voix tremblante. Mais je... je ne sais pas respirer sous l'eau.
— Moi non plus, le rassura Fanélia.
— Cela ne durera pas longtemps, assura Fox. À peine quelques minutes. Le passage est instantané, c'est une faille temporelle. J'attendrai que vous soyez tous passés.
— Tu ne nous accompagnes pas ? s'étonna la faë.
— Non, j'ai juré de protéger Inès. Je resterai ici et je garderai ce secret jusqu'à ma mort.
Fanélia vit les yeux d'Inès s'embuer. Ils savaient tous ce que cela signifiait. Elle aussi aurait donné sa vie pour Isidore. Fox mourait s'ils partaient, mais il était visiblement prêt à se sacrifier.
— Je n'oublierai pas votre sacrifice, dit Inès.
— Fané... Où ... es-tu ?
Un contact s'établit dans son esprit. Fanélia recula, comme frappée. La voix de Léontine, lointaine, cherchait à atteindre son esprit. Sa sœur Abeille communiquait avec elle, ce qui signifiait qu'elle était proche.
Avec la distance, le lien s'était étiolé. Elle percevait toujours leur présence, mais elle ne pouvait plus communiquer avec eux. De plus, elle s'était fermée hermétiquement, pour ne pas laisser Valère la retrouver, ou lire dans son esprit l'endroit où était Isidore. Les épais murs du palais rendaient les échanges télépathiques difficiles, mais Valère possédait un pouvoir puissant. S'il était venu avec les Abeilles – ce qui était probablement le cas – et qu'il descendait dans les galeries, il pourrait lui imposer sa volonté. Fanélia tremblait à cette idée, s'imaginant ce qu'il pourrait exiger d'elle. Son poignard avait servi à couper le doigt d'Oscar. Que lui ferait-il faire d'autre ?
— Il faut partir, les pressa-t-elle. Maintenant.
Oscar fixait toujours son regard sur le puit, perturbé à l'idée de se jeter dans un tube étroit et obscur, sans savoir comment il s'en sortirait, tout cela sans respirer. Fanélia pouvait le comprendre, elle n'avait pas plus envie que lui d'y descendre. Quant à Inès, elle paraissait déterminée.
— Je partirai devant, expliqua la faë de l'Automne, le prince et son humain me suivront...
— Il s'appelle Oscar, s'entendit dire Fanélia.
— ... le prince et Oscar viendront ensuite, reprit Inès, puis ce sera ton tour.
— Je ne viens pas...
Un filet de voix, si faible que Fanélia faillit ne pas l'entendre, les fit se retourner d'un même mouvement. Les mots d'Isidore vinrent briser leurs échanges. Pendant qu'ils discutaient, il s'était reculé le plus loin possible du puits, les bras resserrés autour de son sac, l'une d'entre elle serrant son pinceau à s'en faire blanchir les phalanges. Ses yeux, écarquillés par la peur, fixaient le puit, comme s'il pouvait l'aspirer.
Fanélia mit un temps de trop à réagir.
Il remontait déjà l'escalier en courant.
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