Chapitre 14 - Une mauvais rencontre


Oscar

Le faë de l'Été, d'une beauté incomparable, ne cessait de jeter des regards dans sa direction. Oscar se sentait mal à l'aise. À ses côtés, sa protectrice le surveillait du coin de l'œil, comme si elle avait envie de jouer avec lui, à la manière d'un chat jouant avec un criquet, avant de le dévorer. La cigale brodée sur son poitrail faisait froid dans le dos. Isidore, droit comme un « i » s'efforçait de converser d'une façon polie avec celui qui se nommait Hyacinthe. Ainsi, il apparaissait plus princier et ressemblait davantage à l'idée qu'Oscar se faisait d'un faë. Moins étrange que quand il se mettait à peindre en bavardant sur tout et rien, ou en lui expliquant qu'il voulait vivre parmi les humains.

Depuis qu'ils avaient quitté le palais, Oscar ne cessait de s'interroger sur lui. Il n'arrivait toujours pas à trancher pour savoir s'il était son ennemi ou son ami. Il voulait croire en sa gentillesse et sa sincérité, mais ses paroles manquaient de sens et de clarté. Il disait vouloir vivre parmi les humains et le raccompagner chez lui. Oscar souhaitait le croire, mais les faës n'étaient-ils pas censés être des menteurs manipulateurs et cruels ? Des immortels voulant forcer son peuple à être dominé ?

L'attitude d'Isidore le laissait perplexe. Celle de Fanélia avait été plus logique. Il n'avait pas été étonné de sentir la pointe de sa lame sous sa gorge, quand il avait cherché à s'enfuir. Elle était cohérente avec sa nature, elle.

« J'aimerais construire un monde dans lequel les humains et les faës vivraient en harmonie », avait dit Isidore. Se pourrait-il qu'il y croie vraiment ? Après tout, une paix avait été établie entre les Mortels et les Immortels mille ans plus tôt. Une paix bancale, certes. Inégale, mais qui permettait à son peuple de survivre, sur les terres froides et infertiles du Nord. Oscar avait connu la misère toute sa vie, mais cela l'avait forgé. Dans son village, il travaillait la terre pour aider sa mère et il sculptait des objets pour s'occuper les mains. Leur ferme se trouvait à la sortie du hameau, un peu à l'écart. Il n'avait jamais envié les terres faës, contrairement à certains des villageois, qui lorgnaient la montagne avec envie. En découvrant le palais d'Apidae, il avait pris conscience de tout ce dont son peuple manquait. En traversant les couloirs, en pénétrant dans la chambre d'Isidore, en goûtant leurs merveilleux biscuits, il s'était rendu compte de tout ce qu'avaient les faës et que les humains n'avaient pas. Oscar aimerait croire à un monde idéal où faës et humains coexisteraient, mais cela serait-il seulement possible ?

Isidore était gentil. Sûrement sincère. Mais surtout idéaliste. Et instable. Le jeune homme n'avait pas compris pourquoi il avait déchiré son croquis réalisé ce matin, ni pourquoi il s'était mis à détruire ses peintures dans son débarras. Isidore expliquait que sa magie était inoffensive, mais il l'avait bien vu déborder de colère, soulever des ronces et des lianes, au risque de les tuer, lui et sa protectrice. Le faë était une bombe à retardement.

Toutefois, pour l'heure, il devait s'en remettre à lui. Il ne connaissait pas la forêt. Il ne savait pas par où aller. Et ils se trouvaient maintenant en présence de deux autres faës qui semblaient bien plus effrayants qu'Isidore. Leurs regards ressemblaient à celui que son bourreau posait sur lui, avant de le torturer.

— Je me balade simplement dans la forêt, Hyacinthe, inutile de vous inquiéter, disait Isidore.

— Je ne suis pas inquiet pour vous, je suis seulement étonné. Figurez-vous que je me rends dans votre Cour, afin de m'entretenir avec votre aîné.

— Fort bien ! approuva Isidore. J'espère que l'entrevue se passera bien.

Le prince du printemps s'écarta pour les laisser passer et poursuivre leur route.

Oscar pressentait le danger. La conversation était trop polie pour être naturelle. Assis sur le sol, il triturait les herbes de ses doigts. Est-ce que les faës se contenteraient de l'explication d'Isidore et s'en iraient ? Et si oui, ne risquaient-ils pas de les dénoncer ? De rapporter à ses kidnappeurs que leur frère se baladait dans la forêt avec un esclave humain ? À peine arrivé au palais, ce Hyacinthe les dénoncerait, c'était certain.

— La nuit va bientôt tomber, poursuivit Hyacinthe. Vous ne devriez pas vous attarder, surtout seul.

— Je ne suis pas seul, répondit Isidore en désignant Oscar. De plus, je dois récolter des fleurs de lune, elles ne fleurissent qu'à la nuit tombée. Nous attendions que le soleil se couche. Nous rentrerons un peu plus tard.

— Ce serait sûrement plus sage que j'attende à vos côtés, la forêt peut être dangereuse.

— Ce ne sera pas nécessaire.

— Aglaé et moi pourrons vous protéger, si besoin est.

Oscar vit les mains d'Isidore se serrer l'une dans l'autre, derrière son dos. Visiblement, il n'appréciait pas le faë et faisait juste semblant.

— Je ne veux pas vous retarder.

— J'insiste, répondit Hyacinthe avec un sourire. Comme vous l'avez si justement souligné, les faës de l'Été possèdent un très mauvais sens de l'orientation. Nous allons donc attendre avec vous afin de bénéficier de votre expertise topographique pour nous reconduire au palais, une fois vos fleurs de lune récoltées.

Hyacinthe et sa protectrice déposèrent leurs affaires sur le sol, puis s'assirent à leurs côtés. Ils avaient vraiment l'intention d'attendre la nuit avec eux. Oscar sentit son estomac se nouer. La partie semblait jouer. Il ne voyait pas comment Isidore pourrait se dépêtrer de cette situation. Ils n'auraient pas d'autres choix que de retourner au palais et son bourreau serait informé qu'ils avaient tenté de s'échapper. Leur fuite n'aurait duré que quelques heures.

Le cœur du jeune homme battait la chamade. Il avait envie de pleurer, mais il se forçait à garder la tête haute. Il avait déjà trop subi. Il refusait de montrer ses faiblesses aux Immortels. Les vestiges de son doigt amputé pouvaient en témoigner, il s'efforçait de ne pas le regarder, mais chaque fois, il lui semblait le redécouvrir. Le membre fantôme lui donnait des douleurs invisibles quand il dormait.

Cela faisait des semaines qu'Oscar était loin d'Envarïs, loin de son village, loin de sa mère. Il croyait pouvoir survivre et retrouver sa vie, grâce à ce faë étrange qui savait qui était ce père qui l'avait abandonné, et à cause de qui il avait été enlevé. Mais c'était faux. Il ne retrouverait jamais son village, ni sa mère, ni ses amis, ni sa vie d'avant.

Le soleil continuait de se coucher. La forêt plongeait petit à petit dans le noir, seulement éclairée par les lucioles. Bientôt, Oscar rejoindrait sa cellule. Valère obligerait Isidore à peindre ce portrait qu'il avait détruit – sans lui expliquer pourquoi – et il finirait découpé en morceaux par des faës qui riraient au-dessus de son cadavre.

*

La nuit était complètement tombée. Seul le chant des grillons résonnait encore. Oscar n'osait pas faire un geste. À côté de lui, la faë à la cigale brodée ne cessait de lorgner dans sa direction, pendant que Hyacinthe faisait la conversation à Isidore. Ce dernier répondait par politesse, mais le jeune homme le sentait crispé. Il n'agissait pas avec naturel, ne cessant de se triturer les doigts. Il passait son temps à se retourner vers lui. La cigale avait bien observé son manège, si bien qu'elle finit par se rapprocher d'Oscar. Son sourire ne lui rappelait que trop bien celui du faë aux mèches bleues qui l'avait torturé.

— Les cigales aiment jouer avec les fourmis, susurra-t-elle.

Oscar ne réagit pas. Il savait que les faës aimaient jouer avec leurs proies et il préférait ne pas bouger, pour ne pas lui donner de raison de s'en prendre à lui.

— Depuis quand sers-tu au château, l'humain ? interrogea-t-elle.

Oscar ne savait pas quoi répondre. Il avait peur de commettre une bavure en laissant échapper une information. Isidore se retourna et répondit à sa place.

— Quelques semaines, il travaillait le bois, auprès d'un faë artisan, au bord de mer, répondit-il. J'avais besoin d'un assistant, on me l'a donné.

Isidore parlait de lui d'un air détaché, comme s'il n'était qu'un outil, un vulgaire meuble que l'on pouvait vendre et revendre, selon les exigences des faës. Même s'il se doutait que le prince jouait un jeu, cela lui fit mal. Pourtant, il s'efforça de masquer ses émotions, pour ne pas montrer qu'il était touché. Ce n'était qu'un jeu. Ces faës étaient dangereux.

— Un esclave qui sculpte le bois vous aide à ramasser des fleurs, Isidore ? ricana Hyacinthe. C'est peu commun.

— Vous n'êtes pas sans savoir que les humains possèdent de multiples fonctions.

— Certes, mais ils sont aussi maladroits, envieux et voleurs.

— Pourtant, vous vous en servez sur vos plages, pour récolter vos poudres de coquillages, et le Seigneur Hélios aime s'en entourer, rappela Isidore.

— Nous avons tous le droit à nos plaisirs.

Oscar se recroquevilla. L'esclavage, un plaisir ? Comment pouvaient-ils parler de son peuple avec autant de détachement, sans aucune émotion ? Certes, à côté des faës, dont la prestance et l'allure surpassaient tout être vivant, les humains paraissaient gauches. Mais envieux et voleurs, non ! Du moins, pas tous. Les faës possédaient les meilleures terres, les plus belles ressources, les plus beaux palais, tandis que les siens souffraient et manquaient de tout sur des terres arides et froides. S'ils étaient envieux, ce n'était pas par cupidité, mais parce qu'ils voulaient survivre.

— Ils ne sont pas que cela, chuchota Isidore, dans un souffle de voix.

Le temps se suspendit. Un craquement perça à travers les arbres.

— Tout ceci n'est que mièvrerie, chanta la cigale.

— Vous savez, je vous admire Isidore, vraiment, poursuivit Hyacinthe d'une voix sulfureuse.

— Ce n'est pas moi que vous admirez Hyacinthe, c'est mon art que vous enviez.

— C'est vrai, nous sommes tous prêts à payer des bourses d'or pour posséder l'un de vos chefs-d'œuvre. J'ai d'ailleurs ouï dire que vous réalisiez de merveilleux portraits, continua-t-il. Des portraits si réels que grâce à eux, certains pourraient...

— Je dois cueillir des fleurs !

D'un bond, Isidore se leva, mettant fin à la litanie du faë, comme si l'entendre lui était soudain devenu insupportable. Oscar le regarda s'éloigner, sans comprendre. Le prince se mit à tourner autour de lui, à la recherche de fleurs imaginaires. Pourquoi réagissait-il ainsi à l'évocation de ses portraits ? Il semblait pourtant aimer peindre. Ce matin encore, il lui parlait de ses dessins avec exaltation. Son attitude n'était pas sans lui rappeler celle qu'il avait eu quand Fanélia était venu le trouver, lorsqu'il avait subitement détruit son croquis. Qu'est-ce que ses portraits avaient de si particulier pour le mettre dans cet état ?

Isidore s'agenouilla sur le sol, sa main au-dessus de l'herbe fraîche. Ses doigts caressèrent les tiges, jusqu'à ce que des centaines de minuscules petites fleurs, d'un blanc nacré, apparaissent à la surface. Occupé à observer cet étrange comportement, Oscar ne sentit pas la cigale se rapprocher. Il sursauta en sentant la pointe d'une lame se poser contre ses côtes et étouffa un cri. La faë était proche, si près qu'il pouvait sentir son souffle dans sa nuque.

— Nous savons qui tu es, chuchota-t-elle à son oreille.

Son sang se glaça, il sentit son cœur accélérer, son estomac se nouer. Qui était-il ? Lui-même aurait aimé le savoir.

— Tu vas nous suivre bien gentiment au palais, poursuivit la cigale. Valère et Arzel seront ravis de te récupérer et d'achever ce qu'ils ont commencé.

Isidore se redressa, un bouquet de fleurs de lune dans les mains. Ses yeux glissèrent vers la lame que tenait la faë. Ses yeux se mirent à briller d'une lueur dorée.

— OSCAR ! FERME LES YEUX ! s'écria-t-il.

Le jeune homme sentit la lame du couteau. Il eut juste le réflexe de s'écarter avant qu'elle ne s'enfonce dans sa chaire et de fermer les yeux, au moment où une poudre blanche recouvrit la clairière, étouffant la lumière des lucioles et le chant des grillons. Sa dernière image fut celle d'Isidore qui, les mains fermées autour d'un bouquet de fleurs blanches écrasées, soufflait des restes de pétales sur les faës. Ces derniers poussèrent des cris, avant de tomber sur le sol, aveuglés.

Oscar se jeta à terre, les mains sur la tête. Il resta étendu ainsi, jusqu'à ce que des mains agrippent ses épaules.

— Il faut partir, entendit-il. Maintenant.

À tâtons, il rechercha la main du faë, espérant de tout cœur qu'il s'agisse d'Isidore. Quand ses doigts se refermèrent sur celui-ci, il poussa sur ses genoux, se remit debout et le suivit, courant à en perdre haleine en direction d'un chemin obscur et orangé, ouvert par la poudre des fleurs de lune à travers la forêt. 

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