Chapitre 24

  Les yeux de Myra qui semblaient se rallumer doucement d'un éclat de vie, s'ouvrirent avant de se refermer instantanément, éblouis. Le soleil s'était levé. La lune avait gardé les yeux fermés tout le long de la nuit et fut à présent heureuse d'enfin laisser la place à son ami. Les nuages de neige passaient devant lui et son disque d'or se profilait derrière. Elicia, Caly qui s'était rapprochée avec peine et l'ombre aux yeux chocolat enveloppèrent la petite fille si frêle dans mille bandages. Autour d'eux, les cadavres des coyotes étaient proies de dizaines d'animaux qui avançaient timidement vers eux, attirés par l'odeur nauséeuse du sang.

  La neige tombait en petits flocons, rendant de glace les quatre personnes qui s'étaient rassemblés prudemment près du vieil arbre. Avec la lumière du jour, en plissant les yeux pour ne pas être ébloui, il possédait des ressemblances avec les sorbiers des oiseleurs par son feuillage dense et ses baies rouge sang. Malgré son cœur de pierre, il semblait néanmoins protéger les sœurs qui s'étaient assises en face du jeune homme qu'elles dévisageaient attentivement. Elicia mal à l'aise avait très envie de partir en courant. Elle purgeait sa haine et surtout son incompréhension dans ses poings qu'elle serrait si fort qu'une cicatrice en forme d'arc de cercle se formait dans le creux de ses paumes blanches. Tandis que son cœur battait la chamade et que ses cils retenaient ses larmes, son regard livrait orage et éclair devant la tête baissée d'Eneko. Caly pinceau au bout des doigts, avait dessiné une corde lui liant les mains et Elicia demanda d'une voix ferme :

« Pourquoi ? Pourquoi est-ce que vous êtes ici ? Pourquoi n'êtes-vous pas au camp comme promis ? Pourquoi vous être battu ? Mais que faites-vous ici nom de Dieu ! »

  Il ne répondit pas immédiatement, sans doute trop préoccupé par le sort que le dessin de Caly livrait à ses poignets qu'elle resserrait de plus en plus jusqu'à lui arracher un gémissement et la vérité :

« Je... j'avais une mission différente. On m'a chargé de savoir si vous disiez la vérité ou si vous nous aviez manipulé, comme ce qui est digne des Alba. On voulait savoir si vous rejoindriez vos parents plus loin ou une embuscade qui se chargerait de nous punir d'avoir fui... Comment vouliez-vous qu'on vous fasse confiance ? C'est de votre faute, de vous et de votre famille que nous avions dû quitter nos maisons, nos familles, nous séparer de nos vies pour en reconstruire une nouvelle. Une vie de fuyard et de clandestin, juste pour survivre. Nous voulions savoir ce que vous alliez faire, ou vous alliez réellement, à quel point étiez-vous prêtes à nous trahir et à nous livrer à la Mort. Nous voulions...

- Assez. »

  Pendant qu'il se trouvait des excuses à vomir, Caly continuait de resserrer les liens à chaque mot qui proférait, résonnant telle une insulte, faisant couler le sang autour de ses poignets. Son ton sec et tranchant semblait avoir immobilisé le temps en plus des lèvres du jeune homme.

« Cessez de chercher des excuses. Ce n'est pas nous qui sommes en tord. Nous ne parlons pas du passé, nous nous fichons du passé, nous parlons de maintenant et de vous qui nous avez manqué de profond respect, vous nous avez trahi. Nous suivre des jours, nous voir mourir doucement, nous espionner, nous ne sommes pas des pions, nous ne sommes pas des proies, jeune sauvage, retenez bien ceci. C'est nous qui faisons bouger les pièces sur le plateau. »

  Le regard d'ordinaire si assuré du jeune de la Tribu se fit plus frêle d'un oisillon perdu dans le repaire de coyotes quand il croisa de la déception dans le regard de l'aînée.

  Il s'en détacha bien vite pour regarder au loin et, dans le paysage vide, il aperçut une femme lui murmurer un sourire. Chagrin. Perdu, Eneko essaya tant bien que mal de la rejeter.

  Ils quittèrent la colline peu de temps plus tard sous la neige qui dansait portée par les vents violents. Elicia se tenait le plus loin possible du jeune homme qui essayait de négocier avec Caly pour qu'elle lui retire ses liens.

« Gaspiller votre Encre de cette manière n'est pas une bonne idée. Il ne vous en reste que très peu, retirez-les-moi, je jure que je ne m'enfuirai pas. De toute façon, ce serait impossible dans ce froid et dans ce vide de courir, de se cacher et de rester seul.

- Pourquoi devrais-je vous faire confiance alors que ce n'est pas réciproque ? »

  Les sœurs ne voulaient pas l'admettre mais elles étaient très vexées.


  Le soleil se levait et se couchait dans un cercle inlassable. Les jours étaient tous les mêmes, dénués de sens. Un midi, sous un soleil froid, Caly qui n'avait plus ouvert la bouche depuis la colline, commença d'une voix faible et fatiguée.

« Tu étais le tigre qui nous a sauvé n'est-ce pas... ? »

  Eneko fut surpris de l'entendre s'adresser à lui. Il avait été en pleine discussion avec le silence durant des jours et sa voix était rouillée par le manque d'utilisation, il buta plusieurs fois avoir de réussir à articuler convenablement :

« Oui, effectivement. Je sais que c'est très mauvais d'utiliser le dessin sur soi, mon corps en a souffert mais à la Tribu on le fait certaines fois, en cas d'extrême urgence, c'est si... puissant. Je sais aussi bien sûr que ça réduit beaucoup mon espérance de vie mais si je ne l'avais pas fait les vôtres seraient déjà terminées. Et je ne pense pas à demain, je me fiche de demain, je ne pense qu'à maintenant. »

  Il finit ses mots dans un sourire, amusé de reprendre la formulation de Caly.

  La jeune fille se sentit humiliée d'avoir été autant dépendante de lui pour survivre et se tut, continuant d'avancer dans la plaine immense, s'enfonçait à chaque pas. Elle savait néanmoins qu'il avait raison et repensa aux grandes cicatrices qu'elle avait dans le dos en souvenir d'un test de ce genre et comprit qu'il avait été très courageux, voir suicidaire pour les sauver.

  La veille, les sœurs, voyant leur réserve d'Encre presque épuisée, avaient été obligées de le détacher et ne se déplaçaient pratiquement plus qu'à pied. Comme il l'avait promis, Eneko restait sagement avec elle mais il fatiguait lui aussi. La fin se devait d'être proche, leur vie ne semblait tenir qu'à de la chance. Plus d'Encre signifiait aussi plus de nourriture. Ils mangeaient moins et avançaient plus vite seulement porter par leur espoir, seul survivant.


  Il leur semblait que cela faisait des décennies qu'ils n'avaient pas vu autre chose que le manteau blanc immaculé de la plaine et des mirages. Et lorsqu'ils aperçurent enfin autre chose, personne ne dit rien, pensant que c'était encore un de leur délire. La nuit approchait faiblement et un semblant bâtiment se dressait au loin dans le soleil couchant. Ses murs noirs, parfaits, brillaient d'un éclat malveillant. A mesure qu'ils se rapprochèrent, ils finirent par se concerter sans once d'espoir mais quand Elicia s'aperçut que Caly distinguait la même chose qu'elle et que Myra contemplait le même endroit que son voisin, ils se mirent à avancer plus vite encore, éperduement.

  Une lumière au bout du tunnel. Une lumière noire.

  Les façades du bâtiment se dressaient encore loin. Il était imposant, seul dans le vide et dans le blanc. Son architecture était très simple, un immense carré noir. Son ombre le rendant encore plus grand et lui donnait un côté menaçant.

  Les réponses étaient là. Dans cette boîte noire perdue dans l'immensité. Mais quelque chose semblait dissuader les gens de s'en approcher pour les laisser dans l'ignorance. Ils la découvrirent bien vite, d'un coup. En effet, entourant l'étrange bâtiment d'un cercle parfait, ils remarquèrent une limite, une frontière étrange dans le sol. Rien de matériel ne pouvait la définir, il n'y avait aucune ligne rouge, aucun mur, mais elle semblait d'une puissance immense, trop grande pour ce genre d'enfantillage. Rien de concrets, rien de rationnel, une aura, une emprise mystérieuse destructrice. Du côté où ils se trouvaient, la neige perlait sur de grasses herbes vertes ou de temps à autres de petites fleurs jaune ou blanche pointaient le bout de leur clochette, annonciatrices du printemps. Alors qu'en face, rien. Pas une once de neige, d'herbe, de fleur, de faune. Seule une terre poussiéreuse, stérile et dure striée de fissures de sécheresse où des milliers de flocons de cendre voletaient. Comme le cimetière de la vie.

  Ils reculèrent doucement avant de s'en éloigner les mains moites et la respiration coupée. D'un accord commun et silencieux, ils remirent l'épreuve de franchir la limite invisible au lendemain.

  Ne pas penser à demain ils se répétaient.

  Manger aidait à oublier et ils se retrouvèrent à festoyer, vidant leur Encre pour de bon.

  Ne pas penser à demain.

  Ils avaient traversé l'immense plaine, ils méritaient bien un peu de repos et une récompense. Alors ils dévorèrent saumon, beauf, légumes aux couleurs arc-en-ciel, chaperon. Ils continuèrent tels des gloutons de s'empiffrer avec des dattes, des amandes, des figues, des raisons secs, des noix, des noisettes, des oranges, des clémentines, des calissons, des navettes, des pompes à l'huile à la fleur d'oranger, des nougats de toutes les couleurs et des rires. Un vrai repas de roi sur leur nappe blanche à carreau rouge éclairée par les étoiles.

  Une fois repus, ils s'endormirent après qu'Eneko ait lâché un :

- Je voudrais que ce repas ne disparaisse jamais.

  Les sœurs furent satisfaites et lui sourirent en réponse. Il leur semblait même ressentir quelque chose. Peut-être un mal de ventre ou peut-être du bonheur.

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