Chapitre 21

  Le soleil réveillait la lisière du bois de ses rayons aveuglants. L'épais édredon blanc avait glissé et déjà certaines personnes se chamaillaient, glacées, voulant ramener la couverture à soi. Des bâillements résonnaient, des paupières  ne voulaient pas s'ouvrir, le matin s'étirait.

  Il ne faisait pas beau, la lumière n'était pas douce et les oiseaux ne chantaient pas. Une odeur âcre, une odeur de silence et cadavre remplaçait celle subtile de la forêt. La plaine sauvage les attendait.

  Caly se leva la première, la mine froide. Elle regarda le ciel et sourit devant les nuages et les flocons de neige qui coulaient le long de ses joues. Elle s'assit et sortit sa bouteille d'Encre. Elle voulait dessiner, dessiner n'importe quoi mais retrouver cette sensation si forte qui la prenait, ce désir immense qui la rendait si elle-même et qui lui manquait tant.

  Mais elle ne pouvait pas. Il fallait se résigner, l'Encre était si précieuse, et elle ne fit vivre qu'une unique bulle, qui survolait les interdits et les remords, dont le reflet d'un château se distinguait.

  Caly s'éloigna et s'assit près de son amie fidèle, Souffrance. Telles des ombres qui se fondaient dans le paysage, elles regardaient la plaine sous le jour. Elle était menaçante, comme tout ici. Fière et hautaine, froide et dangereuse. De temps à autre, il arrivait que les amas de neige qui s'étaient déposées sur ses longs poils glissent, à cause du vent, de la peur ou des bêtes. Et Caly attendait, comme depuis toujours, fixant l'horizon. Tout était derrière cette étendue, seulement là, si près, toutes les réponses. Mais il fallait attendre, encore et toujours que les autres terminent.

  Elicia s'était réveillée d'une longue nuit de cauchemar, non loin des bras d'Eneko. Dans un regard de rage, elle s'éloigna le plus possible telle une bouilloire en furie, honteuse. En se mentant à elle-même, elle était heureuse qu'il parte enfin, de se dégager de cette aura qui lui faisait voir de toutes les couleurs. Elle ne ressentait aucun regret, aucun plaisir. Seulement du vide et de la colère de s'être laissée emporter dans un sentiment hors de portée, indomptable et dont la définition rentrerait dans un livre où les pages s'écriaient à l'infini. Elicia s'était perdue entre ses lignes, elle, l'insensible, dont on venait remuer le quotidien. Lui, qui s'était invité sans raison, trop rapidement, elle voulait juste fermer les yeux et respirer, seule. Elle était perdue dans ses sentiments, ne comprenait plus. Assise, les genoux repliées contre elle, elle observait Myra siroter du café, perdue dans les limbes de la réflexion tandis que Caly s'était écartée, regardant le ciel, absente à la réalité.

  Les adieux furent brefs. Si l'homme soleil semblait avoir des larmes dans la voix, tous les autres avaient l'air vide d'émotions, impassibles, encore et toujours semblait-il être écrit. Les sœurs, capuches sur la tête, s'éloignaient dans l'immense prairie sans se retourner tandis que les trois hommes partaient farouchement.

  La prairie ressemblait à celle qui peuplait autrefois l'Amérique du Nord, dans les Grandes pleines de l'Ouest. Il semblait aux sœurs voyager à travers le monde et le temps, passant de Sibérie à un autre temps. L'herbe jaune et haute était recouverte d'un manteau de neige qui bloquait l'accès à la vie. Le paysage restait le même jusqu'à l'horizon, une étendue plate, sans rien, sans vie, blanche.

  Aucun repère, aucun moyen de trouver une quelconque indication et les sœurs après avoir marché quelques heures, se demandaient déjà si elles ne s'étaient pas à nouveau perdues. Tout droit était facile à dire, mais sans rien pour les guider, elles se sentaient livrées au monde et aux colères des terres. Il leur était si difficile de marcher dans les herbes enneigées, s'enfonçant au moindre pas, leur rappelant des souvenirs qu'elles préféraient oublier. Le ciel dur semblait très bas, pleurant des amas de larmes aiguisées blanches.

  Epuisées, elles comprirent grâce au disque pâle du soleil qu'il devait être aux alentours de midi mais ayant l'appétit coupé, elles continuèrent d'avançaient périlleusement. Elles étaient exténuées, comme dans les montagnes, chaque pas était un obstacle, un mur à escalader.

  Certains disent que les blessures morales font plus souffrir, mais les sœurs étaient certaines du contraire. De temps en temps, elles se laissaient la liberté de tomber dans la neige, transies de froid.

  Elles avançaient seulement avec leur tête, leur corps s'était arrêté bien plus tôt. Sans doute volait-il au-dessus d'elles ? Peut-être était-il parti près d'un feu de bois et dormait, roulé en boule, mais elles avaient plutôt l'impression de le traîner, tel un cadavre, derrière elles. Leurs traces qui s'étiraient jusqu'au bout du monde, plus foncées, devaient être du sang.

  Alors qu'elles sentaient aussi leur esprit s'effondrer, qu'elles ne faisaient plus qu'un avec le vent, Caly finit finalement, alors que la nuit tombait, par dessiner un traîneau. Traîneau était un grand mot pour décrire la déprave en bois trouée de toutes parts qui surgit dans la réalité dans un grand bruit. La capuche de la jeune fille glissa, son visage d'ange des neiges éclairé par une lumière mystérieuse. Un sourire. Elle s'effondra presque dans les bras de l'animal qui tirait l'attelage. Sa paire. Une partie de son âme. Un petit chiot, presque ridicule dont on apercevait seulement une ou deux touffes de poils, la regarda de ses yeux bleus terriblement perçant. Caly le prit dans ses bras, s'enfonçant péniblement dans la neige. Elle retenait ses larmes, mais son cœur pleurait et l'animal grandit contre elle, violant les lois de la vie. Il devenait plus fort et lorsqu'elle le relâcha, un majestueux la regardait toujours, les yeux remplis d'amour.

- Echo, murmura-t-elle d'une voix à peine inaudible.

  Les sœurs prirent enfin de la vitesse et bientôt la taïga disparut de leur vue. Telles Ulysse sur son bateau, elles fendaient les eaux des neiges.

  Elles s'étaient arrêtées pour dormir, faisant l'étoile dans la neige pour ne pas s'enterrer. Le froid les mordait, rendant leur sommeil laborieux. La plaine s'étendait tel un océan de vague ou de nuage dont la fin avait été effacée, ravagée par vent et neige.

  Bientôt, leurs cernes prenaient le dessus sur leur visage blême. Elles n'enlevaient plus leur capuche et leur réserve d'Encre faiblissait affolement. Certains jours, elle quittait Echo, marchant doucement, s'enfonçant avec peine dans la neige menaçante.

  Aux environs de quatre jours plus tard, à l'aube de la nuit, alors que l'espoir s'était déjà envolé, elles aperçurent enfin un changement dans le paysage immobile. Une légère colline qui se dressait difficilement au-dessus de la croûte glacée. A travers l'épais rideau de neige, elles avaient du mal à la distinguer mais elles savaient qu'il y avait là bien quelque chose, autre que ce vide qu'elles ne pouvaient plus supporter, qui jouait avec leurs nerfs inlassablement.

  Endormi sur le petit sommet qui ne s'élevait qu'à quelques faibles mètres, un vieil arbre songeait. Seul, abandonné dans la neige et dans le silence. Ses branches grinçaient dans un bruit strident, bercé par les vents meurtriers. Et tandis que les sœurs s'approchaient, droguées à la fatigue et à la neige, elles ne virent pas les yeux rouges qui les fixaient avec haine.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top