Chapitre 19

  Quelques jours plus tard, les sœurs quittaient sans un regard la Tribu des Sylves, enfin. Le mois de janvier avait beaucoup avancé, et cela faisait maintenant longtemps qu'elles avaient quitté le château. Elles ne ressentaient presque plus le manque et prenaient goût à l'aventure, au danger. Devoir compter seulement sur elles-mêmes, n'être sous la dépendance de personne, aller où elles voulaient. Elles commençaient doucement à s'éveiller d'un long sommeil, à vivre pour de bon. Mais elles n'oubliaient pas, elles n'oubliaient jamais rien et se demandaient ce que faisait leur mère. L'idée de la retrouver furieuse ne les enchantait guère. Elles étaient sûres qu'elle n'était pas restée sans rien faire.

  Mais elles avaient dû attendre. Leur haine à l'égard de Juri, qui était chargée de fixer leur départ, n'accéléra pas les choses. Elles furent obligées de patienter, de se morfondre d'impatience durant les journées qui leur semblèrent interminables de l'hiver.

  Juri les détestait de tout son cœur. Ce n'était qu'un échange de haine entre elles, des aboiements et des regards noirs. Une aversion que les sœurs insolentes ne recherchaient pas à comprendre. Juri non plus ne voulait réfléchir et pardonner, le comportement cynique des trois sœurs la révoltait et même si elle avait pris un grand plaisir à les voir attendre alors que leur curiosité les brûlait, elle ne ressentit pas l'envie de les accompagner jusqu'à la lisière.

  Le ciel grondait. La confiance que leur avait accordée la Tribu était subtile. Les jeunes sœurs repensaient à ce que Riju avait déclaré, comme quoi elles étaient profondément innocentes car les membres de familles royales ne sont mis au courant qu'après leurs trente-cinq ans, le soit-disant âge de raison. L'inquiétude d'une nouvelle qu'on leur reprochait avant qu'elle ne la connaisse les effrayait. Les parents des sœurs, eux, avaient déjà passé cet âge sombre mais ne semblaient rien cacher. La Tribu savait quelque chose, quelque chose qui la répugnait et qui justifiait leur haine envers les familles royales.

  Les sœurs marchaient difficilement dans la taïga qui renfermaient tant d'antipathie, accompagnées des trois personnes qui devaient les guider pour sortir de l'épaisse forêt. Juri avait tout d'abord envoyé deux hommes d'âge mûr aux allures très différentes. Le premier costaud et petit, ressemblait au soleil, pétillant et rond tandis que le second plutôt à une étoile filante. Discret et silencieux, il était grand et fin. Il semblait vouloir s'enterrer ou du moins rétrécir pour mieux se cacher. Complémentaires, ils s'entendaient très bien. Le premier racontait ses mésaventures avec une grosse bête sauvage apparemment terrifiante et dévoreuse d'homme tandis que son ami lui répondait par des sourires innocents. Leurs muscles saillants montraient la force qu'ils retenaient dont ils pouvaient se servir, rimant avec les deux longues épées qui tintaient dans leur dos.

  La troisième personne à les accompagner était un jeune homme qui avait personnellement tenu à faire partie de l'escorte. Juri avait d'abord refusé avant de comprendre qu'elle n'avait pas le choix. Il répondait au nom d'Eneko et lançait en permanence des coups d'œil pleins de sous-entendus à l'aînée qui l'ignorait comme depuis des jours.

  Les trois hommes, avant de leur faire quitter la forêt, devaient les conduire près d'un grand arbre mort, suivant les conseils de Riju. Myra avait été accablé à l'annonce de la défaillante nouvelle qui la rongeait de l'intérieur. Elle serrait continuellement les morceaux de son pinceau brisé. Même si c'était la plus belle des façons de le casser, elle s'en voulait terriblement d'avoir abusé de son art. Un sentiment de rage et de colère envers elle-même l'habitait. Le seul souvenir matériel de son ancienne vie venait de s'envoler. Un immense vide s'était installé dans son cœur froid dont la souffrance se distinguait par ses yeux rougis, ses mains tremblotantes et ses doigts qui caressaient sans cesse les bouts brisés, la fêlure qui séparait son initial, qui créait la frontière d'une nouvelle vie. Mais son pas fier rappelait qu'elle était là, toujours forte et prête à vaincre.

  Les jours précédents, la Tribu était partie chasser et avait rapporté, sur les ordres de Riju, une fourrure de loup blanc. Après avoir été lavée, examinée, triée, filée et additionnée à une mèche de Myra, elle ressemblait véritablement à une touffe de pinceau parfaite, fine, précieuse, et ajoutée à de l'Encre, douée de don prodigieux.

  Quelques longues heures plus tard à marcher dans le froid glacial de l'épaisse taïga, l'escorte arriva près d'un tronc d'arbre. D'antan élancé et fier, il avait été balayé sans pitié par le vent, se mortifiant à présent au sol, honteux. Il avait été enseveli sous un épais linceul de neige tandis que ses écorces rougeâtres craquelaient. Il avait l'allure fatiguée, pourtant quand les trois hommes se mirent à extraire minutieusement un échantillon de bois et qu'ils eurent terminé de le polir et de l'embellir, son apparence fine happa le regard de Myra qui le considéra d'un œil expert. Aussi léger et souple qu'un bambou, le morceau de bois épousait parfaitement la forme de ses doigts. Même s'il n'était ni gravé, ni fait par les meilleurs artisans du royaume, il lui plaisait. Il dégageait quelque chose de nouveau dans sa pureté : le naturel. Il était tel un miracle, survivant au froid et à la mort.

  Sous les étoiles, ils arrivèrent enfin à la lisière de la taïga. La nuit les empêchait de voir ce qui s'étendait devant eux mais d'après les dires des habitants de la Tribu, une immense plaine s'étendait jusqu'à l'horizon.

  Le ventre des arrivants fatigués avait déjà sonné depuis longtemps sa traditionnelle alarme. Tandis que les trois hommes faisaient voler voiles et piliers pour fabriquer un toit, les sœurs s'activaient à préparer un festin. Ce n'était pas très difficile pour elles, dessiner du caviar ou des pâtes se révélaient aussi simples. Myra semblait timide à utiliser son nouvel instrument. Elle l'agitait prudemment, veillant à bien ses moindres mouvements. Ses réflexes et son talent revinrent rapidement et déjà des lasagnes, des gratins, du foie gras, des truffes, des breuvages d'où émergeaient d'immenses bulles, des grosses billes bleutées aux reflets verts, apparurent sur une grande table dressée. Tous s'assirent discrètement et l'homme petit et trapu recommença son éternelle conversation. Il s'adressait à tous mais personne ne l'écoutait. Sa voix s'envolait vers le ciel calme. Les nuages étaient partis et les étoiles veillaient tranquillement sous les ailes de leur mère la lune. Il parlait de chasse, de femmes, de nourriture, de dessin, de passion tout en se régalant de maints et maints mets, suivit de son ami inattentif. Les sœurs, silencieuses, se dépêchaient de terminer, plongées dans un malaise omniprésent. Seul Eneko ne mangeait pas, son assiette pleine déposée devant lui, ses couverts encore en place. Distant, il regardait le groupe distraitement, comme s'il essayait de dissimuler une peine.

  Le jeune homme se leva le premier, il débarrassa d'un coup de pinceau sans attendre que les autres eurent terminé. Il guettait chaque instant le regard d'Elicia qui semblait perpétuellement l'éviter, le fuir. Comme pour l'aider, solidaire, la tente était spacieuse et la jeune fille ne tarda pas à se lever pour rejoindre son couchage sur lequel elle s'assit avant de dessiner la carte du Monde et de se plonger dans ses réflexions, tournant le dos aux autres. Eneko, son cœur chavirant, s'écarta , pensant à sa mission. Juri avait été impartial sur celle-ci, ne lui laissant aucun choix.

  Il s'écarta du groupe. L'air frais de la nuit s'agitait autour de lui, le faisant frissonner. Il s'assit lacement sur un large rocher éloigné qui s'élevait devant la plaine invisible. La fatigue le harcelait de l'intérieur et il se laissa tomber contre la paroi fraiche, dans un silence. Malgré tout, il gardait les yeux ouverts. Observant avec attention les étoiles. Il les voyait rarement, dissimulées sous le manteau des cimes. Elles scintillaient ardemment, diffusant leur chaleur réconfortante. Il retient un nouveau soupir : Andromeda brillait au-dessus de lui. Les trois lignes qui se croisaient semblaient se donner la main. Retentissant du deuxième prénom de sa propriétaire. Il se demandait si elle s'était déjà allongée sous les étoiles à regarder les constellations de son nom. Elle habitait au pays du froid, haut dans les montagnes, en tête à tête avec la neige, les nuages et elles. Mais quelle importance...

  Il se releva soudainement, une ombre se glissa près de lui. Elle s'étendit pesamment, lui dérobant son intimité sans gêne.

- ...C'est dommage qu'on soit déjà obligé de faire demi-tour, c'est passé si vite... Je m'étais encore jamais autant approché de l'immense plaine et j'ai très envie d'aller faire manger la terre à toutes ses monstrueuses bêtes sauvages. 

  La voix grave le surprit, ce n'était pas celle qu'il attendait ce qui fit redescendre instantanément son thermomètre de joie qui était monté à toute allure, s'extasiant pour rien. Eneko se raidit tandis que l'homme soleil poursuivait après un silence :

- Et aussi, tu sais que même après ce que la vieille nous a expliqué, comme quoi elles étaient ignorantes ça m'a fait réfléchir...

  Eneko retint un rire mais l'écouta soudainement avec attention :

- T'inquiètes pas hein, mon avis a pas changé, c'est toujours bien sûr des Alba, des foutues filles de famille royale, mais après tout, avec du recul peut-être, je les trouve plutôt habiles du pinceau et je suis sûre que toi aussi pas vrai ?

  Le jeune homme se raidit de nouveau, tendu comme l'arc d'Elicia. Il comprenait tout à fait ce que l'homme insinuait. Habile du pinceau signifiait beaucoup ici, c'était la qualité la plus flatteuse qu'une femme pouvait recevoir. Trois mots pour tant de compliments. Eneko jura sans bruit. Jalousie ? Décidant de regarder les étoiles de nouveau, il s'allongea encore et soupira, de faiblesse et d'incompréhension envers lui-même. La petite boule tapit au fond de son cœur grandissait.

  L'homme à côté de lui avait une barbe brune qui lui donnait l'air d'un ours, elle n'attirait sans doute pas des femmes comme les sœurs. Ses grands bras et ses grandes jambes le rendaient lourd et gauche. Il est gentil et trop honnête, disant tout haut ce qu'il pensait, comme ce commentaire-ci dont Eneko se serait volontiers passé.

- Euh, je ne sais pas, plutôt oui...

- Mouais t'es pas obligé de faire ton timide tu sais, on va pas se le cacher hein !

  Le jeune homme lui assena un regard tranchant qui lui fit comprendre de se taire, le genre de regard qui donne envie de se cacher sous terre et de ne plus jamais ressortir. Mais l'homme ne comprit pas et lança en rigolant :

- Désolé, je voulais pas te mettre mal à l'aise mais c'est la première fois que je te vois comme ça. Tu sais que tu peux tout me dire hein.

- Oui. Oui, bien sûr.

  Le jeune homme n'avait jamais vraiment parlé avec cet homme qu'il n'appréciait pas, alors se confier, il pouvait aller au petit coin.

  Il se leva, congédiant avec joie le gros balourd. Demain, il partait mais avant, il avait à parler.

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  Hello hello ^^  

  Bon, je reconnais ce chapitre n'était pas folichon folichon... Ce n'est pas un problème d'inspiration mais de division de chapitre... -_- Il fait partie des pas terribles, de ceux qui sont en dessous. J'ai hésité à l'aditionner avec le suivant car il est du même genre (un peu gnangnan) mais j'ai vu que ça faisait beaucoup, beaucoup de mots... Donc, pour que ça fasse comme un grand chapitre, je vous conseille d'aller le lire pour calmer votre conscience qui se plaint <3

  A bientôt <3

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