Chapitre 17

   Surprise, par la question sans détour d'Elicia, Riju, la « vieille » de la Tribu des Sylves ne répondit pas. « Pourquoi être partie ? » S'était devenu si logique pour elle, si logique qu'elle y pensait chaque instant. La jeune fille ne se rendait pas compte. Trop aveuglée par l'ignorance, le pire défaut. Elle ne voyait pas qu'un secret lui était caché, un lourd secret, sans détour. Riju recula doucement pour prendre le pouls de Myra et soupira, lasse. Elle enroula ses doigts autour d'une de ses mèches grisée. Dans toutes les villes qui bordaient les châteaux des puissantes familles royales, les habitants devaient se faire colorer une simple mèche. Pour les reconnaître, pour les marquer, comme des bêtes. Mais les habitants, ignorants, ne comprenaient pas, ils avaient simplement l'impression de faire partie d'une immense famille, ils en étaient fiers. Bêtises.

- Si j'avais encore ma mèche colorée, ma mèche d'appartenance, elle ne se serait vu, se confondant avec mes cheveux naturels. Elle était blanche, comme vous. Moins éclate, moins pure et moins absolue, mais comme vous. Je croyais qu'on appartenait à la même famille, de la vie à la mort. Je vous déifiais. Je vous vouais un véritable culte. J'envoyais des lettres à ton grand-père quand j'était petit. Il était si beau mais si malintentionné, si vipérin, si malveillant.

- Mon grand-père ? J'ai lu cela quelque part mais je ne sais ce que c'est.

  La vieille éclata d'un rire sourd, fatigué, apportant une affreuse migraine à la plus jeune qui ne laissa rien paraître. Sa tête la lançait, elle lui tonnait de céder. De céder à la fatigue, à la vérité, à l'impatience.

- C'était le père de votre père.

  Après une profonde expiration, la vieille poursuivit, toujours de sa voix calme et quiète :

- J'ai quitté la ville des Alba en l'an 400, peu avant mes quarante ans. Lorsque, fatiguée par le travail, le temps commençait à agir sur moi. La vie est courte, on meurt tôt ici. Mais tu ne dois pas savoir ce que cela signifie, tu en as tant été éloignée, ou seulement de la naturelle.

  Des oiseaux commencèrent à chanter doucement dans le froid de la clairière, montrant qu'ils étaient toujours là, libres de chanter, libres de s'exprimer, de montrer leur bonheur de vivre.

- J'ai voulu emmener mes amis, ma famille dans mon échappée, dans mes rêves de liberté et de vie. Mais ils ne voyaient pas une once de vérité dans ce que je disais et un m'a dénoncée, il a vendu ma vie. Il ne voulait pas me faire de mal. Il n'imaginait pas des gens capables de faire une telle chose, il croyait encore aux contes, à la poussière de fée.

  Elicia voyait le visage de la vieille, affaibli par la tristesse, rester de marbre. Elle avait fermé les yeux, pour ne pas affronter les lumières.

- C'était un simple garde qui obéissait, aveuglé par l'ignorance. Il a brisé mon pinceau dans la rue, devant quelques personnes dociles, m'humiliant. Son visage n'était pas comme les vôtres, je savais qu'il avait un cœur mais qu'il portait simplement un masque d'indifférence pour tromper les apparences, pour se sentir plus fort et capable de tout pour servir cette cause qu'il croyait juste, votre règne éternel.

  Elicia imaginait si bien la scène, le sang spirituel de Riju, sa blessure, la mort d'une part d'elle. Sa voix la portait, l'emmenait dans ses profonds souvenirs.

- Je suis partie seule, sans partenaire et sans pinceau. Je sais que le mien était très rustique par rapport au vôtre mais j'y étais attachée, comme tout le monde. Ensuite, après avoir traversé le fleuve, je me suis perdue dans la taïga. Je comptais partir loin, très loin, mais j'ai abandonné l'idée en pensant aux gens que j'avais laissés en ville. J'ai fondé cette Tribu, celle des Sylves. Je savais que je prenais un risque en restant si près de la ville. Je devais rester non loin, si jamais ils revenaient, ma fille, mon jeune frère... Ils sont à présent tous morts. Mais je suis restée ici, pour aider les autres, pour aider la vie à continuer.

  Elicia la regarda intensément, sans vraiment comprendre. Dehors, l'après-midi battait calmement. Elle entendait des échos de voix traverser la tunique de neige de la tente. Furtive, elle sortit pendant que la femme cicatrisait les plaies de Caly. Le froid la happa, elle avait laissé son manteau à l'intérieur. Elle grelotait mais surtout, elle ne comprenait pas. Comme elle s'y attendait, Riju n'avait pas répondu, esquivant sa question pourtant si simple. Elle était sûre qu'il était possible d'y répondre en une phrase. Tant de nouvelles interrogations prenaient place dans son esprit vif. Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi ?

  Les habitants de la Tribu étaient donc tous de simples fuyards. Des gens qui savaient et qui avaient fui la ville. Elle les regarda plus attentivement, posant son regard de glace sur chacun. Effectivement, ils semblaient différents de la ville, leurs gestes étaient plus souples, leur silhouette plus sculptée, leurs mouvements plus rapides, plus vifs. Leurs lèvres s'étiraient plus facilement vers le haut pour laisser résonner des rires francs. Elle ne savait que faire et soupira. Retourner ses pensées dans tous les sens se servaient à rien. Se changer les idées. Mais pourquoi, pourquoi tout ça ?  Mensonges. Que des mensonges.

  Elle se sentit soudainement observer. D'étranges yeux de tigre la scrutaient curieusement, la rendaient mal à l'aise. Sans son long manteau, elle se sentait nue et le regard d'Eneko la déstabilisait. Elle fuya tout d'abord son regard, elle voulait se morfondre seule. Mais il ne la quittait pas, avec fougue et entrain. Elle essaya de se concentrer sur les flocons qui dévalaient du ciel dans une chute sereine. Mais toujours ce regard oppressant et intrigant. Un bras de neige lui lécha le visage, elle devait régler ça.

  De toute façon, que cela changera-t-il ? Quoi qu'elle pense, quoi qu'elle fasse, tout était jugé et détesté. Que cela changerait-il ? Chaque moyen pour obtenir des réponses étaient avantageux.  

  Elle s'approcha de lui et surpris, il fit de même.

  Mais brusquement, le temps sembla se figea. Dans l'horloge du temps, la mince trotteuse s'éteignait doucement, ralentissant sa danse égrainée, tic, tac, tic... tac. Plus rien autour ne bougeait mais peu leur importait, leurs regards se noyèrent l'un dans l'autre. Seulement des yeux argentés et chocolats qui scintillaient dans le camp invisible, allant de pair, contraires. Ils avançaient de plus en plus doucement. Une décharge électrique parcourra leurs corps qui ne comprenaient pas. Leurs cœurs s'accélèrent d'un même rythme, leurs jambes flageolaient. La tension montait. Leurs émotions, vives et confuses les assaillaient. Une sensation de chaleur étouffante, une peur mêlée de joie intense.

  Eneko avançait, majestueux, son souffle saccadé trahissait son air fier sur ses joues saillantes. Ses yeux assaillis par orage, livraient une bataille de souvenir et d'incompréhension. Son visage était dénué de sourire. Seul un air perdu et insolent. Ses doigts étaient nerveusement enlacés devant lui, cernés par la méconnaissance.

  En face de lui, Elicia avançait, l'air altière, masque de fierté. Son visage glacial était hanté par sa beauté blanche et mystérieuse.

"Que se passe-t-il ?"

  Ses mains s'agitaient aussi, contrastant avec sa démarche légère, telle une colombe maladroite qui s'envole. Elle croyait nager dans le bonheur, les yeux de tigre la faisant s'embraser, donnant vie à ses ailes. La situation s'échappait dans les griffes des oiseaux qui s'envolèrent vers le soleil de fin de journée.

  Le temps s'était arrêté. Les aiguilles de l'horloge ne dansaient plus dans leur vieux cadran. Et, dans les flocons qui s'étaient arrêtés, comme subtilement retenu par des fils invisibles, un éclair zébra le ciel. Un simple éclat, un trait, un coup de pinceau violacé qui signifiait beaucoup. Le ciel livrait sa foudre mortelle sur le monde du bas, son coup de foudre.

  Sans un mot, lorsqu'ils furent arrivés à la hauteur de l'autre, ils s'arrêtèrent. Mais le charme ne se brisa pas pour autant. Le jeune homme luttait contre son envie de lui attraper la main, et sans un mot, il l'entraîna dans les ombres de la taïga. Ils ne se regardaient plus, ils essayaient de vaincre les ardeurs de leur désir par leur force, ils luttaient en silence pour garder leur regard fixé devant eux. Ils marchèrent de longues minutes dans le paysage figé puis il prit la parole, par le regard, comme un langage codé que seuls eux pouvaient comprendre : « Il faut qu'on parle ».

  Silencieuse, elle sortit son pinceau, n'hésita pas à le plonger dans sa bouteille d'Encre, puis dessina de longues branches le long d'un immense pin. Habilement, elle les escalada, montant de plus en plus vite, telle une colombe qui s'envole. Le vent la fouettait, ses yeux pétillaient d'imprudence. Sans qu'elle n'ait le besoin de se retourner, elle savait qu'il la suivait. Elle dessinait toujours plus rapidement, sautant de branches en branches. Le grand tigre et la colombe argentée. Les ombres floues arrivèrent près des cimes et sans ralentir, ils traversèrent les épines douces des arbres élancés au tronc nu. Ils se faisaient griffer mais rien n'importait, ils arrivaient.

  Au sommet, sur le toit de la taïga, là où personne ne les atteindrait jamais, la vue dansait, une ombre majestueuse qui saluait le ciel poudré d'étoile. Là où les milliers de cimes étaient recouvertes de neige, d'innocents flocons si fins, mais qui en groupe, remportaient tout, poussières de fée, à deux on peut tout faire. Là où rien ne les différenciait, l'incompréhension d'un sentiment partagé. Là où le jour saluait la nuit, où le soleil s'endormait et la lune s'éveillait. Là où le crépuscule pleurait de ne jamais pouvoir atteindre l'aube, sa bien-aimée.

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