Chapitre 3 : Le lapin bondissant

     Ce fut à huit heures du matin que, avec de petits yeux, le conseil de Labulat s'était réuni et patientait encore jusqu'à l'arrivée du chef. Il se trouvait autour d'une grande table carrée disposée au centre d'une grande pièce très peu encombrée par d'autres meubles. C'était un lieu que l'on surnommait le « Bureau », en d'autres termes, une grande salle qui servait à accueillir des réunions, des votes pour les habitants, ou même des événements traditionnels lorsque la saison était trop glaciale pour se permettre de les réaliser à l'extérieur. Le bâtiment se trouvait à côté de la demeure d'Alan et Lysia et son entrée donnait directement sur la place centrale où se déroulait le marché hebdomadaire. Assis à cette lourde table, Suzanne, Adrien, Doni et Ben, – deux autres villageois vivant en ces lieux depuis trois ans –, étaient les membres du Conseil chargés de gérer les affaires économiques de la commune. C'était un système que peu de villages avaient adopté à Hyrule, une petite fierté que Labulat possédait.

     Adrien fut à quelques secondes de s'endormir sur sa chaise à plusieurs reprises. Alan les avait fait venir assez tôt et lui-même n'était pas encore présent, ce qui, sur l'instant, agaçait un peu les membres du conseil. Tous les quatre ne savaient quoi dire pendant son absence, Suzanne notaient sur un carnet quelques informations importantes le temps que Ben, en face d'elle, tentait de dissimuler un bâillement de fatigue. Doni, quant à lui, était un grand anxieux et restait immobile, mains croisées sur la table à fixer le bois de celle-ci. Sa jambe droite effectuait de petits mouvements très rapides de haut en bas, toc qui le caractérisait tant. L'ennui était palpable dans l'air, mais avant que le conseil ne finisse par abandonner l'idée qu'Alan les rejoigne après bientôt trente minutes de retard, le fautif débarqua subitement dans la pièce, en ouvrant brutalement les deux grandes portes de la salle.

- Pardonnez mon retard, s'excusa brièvement le chef. J'ai passé une nuit infernale.

     Confus sans pour autant qu'il ne le montre à ses camarades, l'oncle se dirigea vers sa place respective toujours vide au bout de table qui attendait son arrivée comme tous les autres. Il y avait tant de choses à s'occuper pour le village en si peu de temps qu'il avait fini par être désorganisé et oublier l'heure de leur rendez-vous cette semaine-là à cause de sa fatigue, et ses problèmes d'insomnies n'arrangeaient pas les choses...

- Alan, nous avons quelques nouvelles pour toi, s'empressa de partager Suzanne.

     Après un soupir, il se vit obligé de la laisser parler, bien qu'il savait que ce qu'elle allait dire ne ferait que le démoraliser davantage.

- Allez-y, j'imagine qu'elles ne sont pas très bonnes, de toute manière.

     La table se dévisagea quelques secondes afin de déterminer qui allait lui annoncer les faits. Voyant que personne ne se dévouait, Suzanne s'y plia sans plus attendre. De toute manière, il fallait bien lui dire...

- Elle a gagné du terrain.

     Sans même préciser de quoi elle parlait, le chef comprit sans hésitations qui était ce « elle ». Il joignit ses mains en posant ses poignets sur la table et baissa la tête en soufflant. Tous ces efforts pour qu'en résultat, rien ne l'eut repoussée, ne serait-ce que de quelques centimètres. Le village avait beau s'acharner et lutter ardemment, il ne faisait que retarder le moment fatidique, tout le monde en était bien conscient. À contrecœur, il demanda à la tante d'Arthur la distance dont il était question.

- Combien ? dit-il en relevant la tête vers elle.

- Un mètre, répondit Suzanne. En deux semaines.

     Cette précision alourdit davantage le silence présent dans la pièce, seul le raclement de gorge de Ben retentit en résonnant entre les quatre murs de la salle. Du côté d'Adrien, celui-ci prit appui sur le dossier de sa chaise en refusant de continuer à rester là sans rien faire. Il ne comptait plus le nombre de réunion dans ce genre qui, au bout du compte, ne faisait que provoquer un ennui impressionnant chez tous les membres du conseil. Ils en avaient assez de parler, encore et encore, mais de ne jamais agir. Quand allaient-ils passer à la pratique et mettre la population hors de danger ?

- Il faut qu'on fasse quelque chose, affirma-t-il. Il est plus qu'urgent de trouver une solution, nous ne pouvons pas continuer à procrastiner à ce sujet.

- J'entends ce que tu dis, mon ami, assura Alan, mais sache que je me tue depuis des mois à trouver la meilleure alternative qui soit pour nous tous.

     Il répétait cela maintes et maintes fois mais jamais il n'avait partagé ses avancées. L'oncle de Lysia restait éveillé tous les soirs jusqu'à une heure plus que tardive pour travailler là-dessus, au point que sa propre nièce se devait d'insister pour qu'il parte se coucher, afin qu'elle-même puisse dormir car le bruit qu'il faisait et la lumière l'en empêchait. Si cela ne tenait qu'à, pour sûr, il arrêterait de dormir, il s'agissait d'une perte de temps précieux pour lui. Mais qu'en était-il de ses progrès dans ce cas ? D'un geste de la main stipulant qu'il attendait plus de détails à ce sujet, tout comme ses collègues, Adrien lui demanda mot pour mot :

- Et as-tu des pistes ?

     Pour le chef, c'était une évidence : s'il en avait, il les aurait déjà mises en œuvre et leur en aurait déjà fait part. Le fait qu'il devait répondre négativement eut pour conséquence de l'irriter un peu plus car dans un sens, il s'en voulait à lui-même de ne pas trouver de solution et Alan n'avait pas besoin qu'on lui rappelle.

- Mêler l'économie du village, la sécurité des habitants, et sa prospérité est une tâche plutôt complexe, répondit-il avec relativement d'amertume.

- Nous devons établir des priorités, déclara alors soudainement Doni.

     Tous dirigèrent leur regard vers le blond qui n'arrivait toujours pas à immobiliser sa jambe. Lorsqu'il eut l'attention de tout le monde, il s'expliqua.

- La corruption ronge la colline et attaque nos cultures, bientôt elle atteindra nos bâtiments et nos maisons, nous devons savoir si nous priorisons la sécurité des personnes qui vivent à Labulat, ou l'argent que cela nous rapporte.

     En effet, il était question ici de la corruption, substance noirâtre et visqueuse du Fléau Ganon plus que dangereuse à son contact, qui ravageait certains territoires depuis son retour. Lentement mais sûrement, elle progressait de jour en jour sur la colline de Labulat depuis deux ans maintenant. Personne ne savait véritablement d'où elle tenait son origine, car Labulat n'était auparavant pas concerné en termes de zone corrompue. Pourtant, la malice était apparue soudainement une nuit d'hiver, et ce mystère restait encore à élucider. Venait-elle des souterrains ? C'était l'hypothèse la plus probable.

- L'argent ? Quel argent ? répondit de manière ironique Alan à Doni qui cherchait équilibre entre la richesse et la santé des habitants.

- Alan, on ne plaisante pas, là, signala Suzanne qui n'aimait pas sa réaction. Labulat est peut-être en difficultés financières, ce n'est pas une raison pour s'apitoyer sur son sort. Il faut agir.

     Il se mit à rire tout seul. L'oncle faisait preuve d'un pessimisme qui ne remonterait le moral à personne. Un visage de désespoir qu'il savait garder dissimulé aux yeux des habitants, mais qu'il ne pourrait garder pour lui indéfiniment. Ainsi, il prit le temps d'énumérer toutes les raisons pour lesquelles sa motivation était presque inexistante, en espérant faire gagner sa mauvaise humeur en légitimité.

- Le marché hebdomadaire se limite à quatre pauvres échoppes dont une qui est celle de ma nièce et dont personne n'est foutu d'aller jeter un œil. Le relais de Tabanta connaît notre situation et comptent de moins en moins sur nous concernant les emprunts de légumes. Et nos terres font de moins en moins pousser nos carottes, pommes de terre et salades en raison de la corruption qui la fait devenir stérile. Si ça continue, on ne pourra même plus nourrir les villageois.

     Personne n'irait le contredire, tout cela était vrai. De ce point de vue, Labulat semblait en pleine chute libre, écrasé par les difficultés financières. Par moments, le chef se demandait comment les autres dirigeants des villages d'Hyrule, plus grands et prospères que celui-ci, parvenaient à gérer de telles choses similaires de leur côté. Que faisait-il de si mal pour ne plus s'y retrouver et échouer dans sa tâche de chef de village, quand celui-ci était le plus petit du royaume ?

- Tout le monde est au courant, nous devons cesser de cacher cette vérité évidente, déclara Adrien.

- Le conseil est là pour régler les choses, pas relayer des informations dont tous connaissent déjà l'existence, rétorqua Alan.

     Tous, à quelques exceptions, l'oncle le savait pertinemment mais désirait garder ce détail pour lui. Déclarer haut et fort que la corruption les menaçait de plus en plus chaque jour ne ferait qu'inciter les habitants à fuir, ce qui signerait la fin pure et simple du village. Alan plongea son regard à travers l'une des fenêtres donnant sur l'extérieur où il put y observer quelques passants sur la place centrale. Il reconnut des paysans se dirigeant vers leurs champs, là où ils iraient de nouveau risquer leur vie s'ils s'approchaient trop de cette substance maléfique. Le soleil frappait déjà plutôt fort à cette heure-ci, et le vendeur de potions ressentait déjà une forte chaleur s'emparer de la pièce.

- Alors on fait quoi ? relança Adrien qui s'impatientait en voyant leur chef rêvasser.

     Comme si cela n'était que la seule et unique option envisageable et qu'elle faisait ce choix par dépit, sa femme intervint :

- Je propose de demander une aide extérieure, suggéra Suzanne.

- On ne peut pas se permettre de s'endetter, fit remarquer Ben en face d'elle. Qui accepterez de nous aider sans retour financier ?

     La réponse était plus qu'évidente, non ? Il dévisagea chacun d'entre eux comme pour chercher quelqu'un qui saurait de quel village il voulait parler. Cependant, personne ne le suivit, son idée n'avait traversé l'esprit d'aucun membre du conseil. Pourtant, il faisait mention d'une communauté qui les avait beaucoup aidés jusque-là, peut-être même que sans elle, Labulat n'existerait pas, c'était une certitude même. Alan lui était plus que reconnaissant, et lui demander une énième fois de l'aide après cinq ans de relative autonomie était inacceptable pour lui, voilà pourquoi il se refusait de penser que Ben songeait à parler de leur difficulté à ce village situé à Necluda.

- Cocorico, révéla finalement ce dernier avec authenticité.

     Alan eut un mouvement de recul sur sa chaise.

- Non, renonça-t-il. Dame Impa en a déjà assez fait pour nous, je vous signale. Je ne peux pas lui demander d'encore nous livrer de la nourriture. Pour qui je vais passer ?

- Alan, on a plus de choix, répliqua Ben. Si la vitesse de propagation de la corruption s'accroît de manière exponentielle comme elle le fait depuis le début, nos remparts ne tiendront plus et il ne nous reste que deux pauvres mois avant que nos vies soient mises en jeu !

- Alors la question n'est pas de nourrir les habitants, mais de les évacuer. Et ça signifierait la fin du village de Labulat. La fin d'un projet d'un homme trop ambitieux qui n'aura fait, au final, que mettre en danger une quarantaine de vies.

     Y avait-il une autre solution ? Après des mois de réflexions, aucune idée fiable n'était remontée au-dessus du lot, rien n'avait été retenu. Selon Ben, il fallait parfois savoir accepter ce que la vie nous infligeait comme situation, et lorsque le choix n'était plus quelque chose que l'on pouvait s'offrir, peu importe l'issue, il fallait la suivre, que cela nous plaise ou non. Une manière de penser trop fataliste selon Alan qui avait beau être désespéré, n'avait encore jamais émis l'idée de tout arrêter.

- Je ne voulais pas en parler tant je sais que tu aurais renoncé à cette idée, soupira le membre du conseil.

- Bien sûr que j'y renonce ! lâcha soudainement Alan. Cinq ans que ce village existe, cinq ans que je promets à tous ces gens une vie tranquille malgré le chaos permanent qui règne à Hyrule. Et tu veux que je leur dise gentiment : « Désolé, maintenant il faut partir, démerdez-vous » ?!

     Le débat montait en tension pendant que les deux hommes cherchaient à défendre leur opinion. Bien que ce genre de réunion servît à échanger ses différentes idées et des avis constructifs, pour Suzanne, cela ne servait à rien de hausser le ton ainsi pour se faire comprendre, et surtout pas lorsque la situation était urgente. Il fallait faire preuve de sang-froid, le plus possible. Alan et Ben avaient tous les deux un certain caractère, et s'ils continuaient à parler de plus en plus fort, on les entendrait de l'extérieur et cela n'était pas désiré.

- Vous n'êtes pas obligés de vous disputer, dit-elle plus calmement. C'est compliqué pour tout le monde.

     Sans vouloir se faire passer pour la victime, Alan pensait que les choses étaient tout de même un peu plus compliquées pour sa personne avant tout. Le poids qu'il portait sur ses épaules n'était pas égal à celui qui pesait sur celles de ses camarades, selon lui. Il n'y avait qu'un seul chef, et c'était un rôle parfois difficile à mener à bien qu'il n'eût jamais cessé d'assumer malgré tout. L'oncle avait toujours pris ses responsabilités et encaissé les conséquences que devait endurer un dirigeant tel que lui. La dispute se dissipa suite à l'intervention de Suzanne, Doni en profita à son tour pour proposer son idée, sur une voix plus aigüe et détendue.

- Et si nous demandions l'avis de nos jeunes gens ? Regardez-nous, tous âgés de plus de quarante ans, je ne dis pas que nous sommes de vieux croûtons, mais un regard jeune sur la situation pourrait peut-être nous aider ?

     La femme d'Adrien adhéra à cette suggestion. Quatre personnes décidant de l'avenir de plusieurs dizaines de villageois sans les consulter, ce n'était pas quelque chose de très équitable selon elle. Apporter un Hylien plus jeune et ayant une vision des choses différentes d'eux pourrait peut-être leur venir en aide ? Après tout, il n'y avait pas de raison de ne pas essayer. Suzanne était même prête à faire voter l'ensemble de la communauté de Labulat, mais Alan refuserait car cela engendrerait le fait de révéler la détresse de son village. Une question d'égo qui les bloquait tous et en agaçait plus d'un.

- Je proposerai à Arthur de venir s'exprimer, un de ces jours, dit-elle avec détermination.

- Ça ne changera strictement rien à la situation, maugréa le chef.

     Tout à coup, les portes de la salle de réunion s'ouvrirent délicatement dans un grincement désagréable. Le conseil cessa toute discussion et apporta son attention sur l'entrée de la pièce. À travers les lumineux rayons de soleil qui pénétrèrent en même temps à l'intérieur par l'entrouverture des portes, ce fut une petite tête brune qui se révéla à lui. Nell frappa trois coups contre le bois dans la foulée, en se rendant compte qu'elle n'avait pas signalé sa présence aux personnes autour de cette grande table. Intimidée par cette réunion et le regard des quatre personnes qui y assistaient, elle s'empressa de reculer en voulant refermer la porte dont elle tenait encore la poignée, ne souhaitant pas déranger plus longtemps.

- Excusez-moi, prononça-t-elle à mi-voix, je cherchais Alan et je pensais qu'il...

- Je suis là. Que se passe-t-il ? répondit le concerné.

     L'Hylienne n'avait pas trouvé le chef à son domicile et avait donc pris l'initiative de le rechercher ici ; mais lorsqu'elle l'aperçut, les mains sur les tempes en train de parler à un autre membre du conseil, elle regretta d'être entrée.

- Rien d'important, répondit Nell, une histoire de plafond et de bois qui menace de pourrir à certains endroits chez moi. Mes problèmes sont beaucoup moins importants que ce que vous êtes sûrement en train de faire... Passe me voir dès que tu auras le temps. Désolée du dérangement.

     Aussi vite qu'elle n'était arrivée, l'amie d'Alan s'en alla dans un second grincement de porte qui se referma derrière son passage. Voir le visage de son amie l'avait grandement attristé, car il savait qu'elle n'était pas au courant pour la corruption et tout le reste. Dans sa tête, tout allait pour le mieux et Labulat lui offrirait une vie nouvelle dont elle se souviendra à jamais. Cette innocence dans ses yeux avait fait renaître une colère chez Alan, une colère contre lui-même.

     Il soupira en songeant à la déception immense qui envahirait Nell s'il lui disait toute la vérité. Non, ce n'était pas envisageable, il ne pouvait pas lui faire ça. De même, en plus de perdre son village, il perdrait un être cher en même temps, et jamais il ne l'accepterait. Pour le moment, il valait mieux pour l'Hylienne de ne rien savoir, même si elle l'apprendrait d'elle-même au fur et à mesure du temps avec les rumeurs et potins qui rôdaient dehors. Alan évita de penser à cette éventualité.

- Dis-moi, tu lui en as parlé ? s'interrogea justement Suzanne en s'adressant à l'oncle qui se rongeait intérieurement.

     L'oncle lui expliqua.

- Je ne vais pas briser tous ses rêves alors qu'elle vient tout juste de s'installer chez nous.

     Elle s'indigna suite à ses propos. Allait-il réellement la laisser baigner dans une illusion qui la détruirait davantage si elle n'en prenait pas conscience ? Le sujet avait vrillé et pris un côté beaucoup plus personnel, ce qui était peu recommandé dans ce contexte-ci, Suzanne avait dû être rappelée plusieurs fois à l'ordre à cause de cela. Il était difficile pour elle lors de réunion comme celle-ci de s'adresser au chef du village de Labulat plutôt qu'à Alan, l'homme qui était son ami à elle et Adrien dans la vie de tous les jours. Mais à la vue du petit nombre qu'ils étaient, cela ne dérangea personne sur le moment et la femme put réprimander l'Hylien concernant ce qu'elle voyait là comme un mensonge qu'il faisait à Nell.

- Tu ne lui as encore rien dit ? Après tout ce qu'elle a vécu, elle pense pouvoir revivre en restant ici, tu ne peux pas lui faire ça !

- J'essaie justement de la protéger, se défendit Alan.

- Tu ne fais que retarder le moment où elle se rendra compte qu'on est tous en danger et...

- La ferme ! cria-t-il instantanément.

     Cet ordre arriva comme un boulet de canon dans la pièce, il détruisit et alourdit l'ambiance de manière violente. Ce cri de colère surprit tous les Hyliens présents, peu habitués à ce qu'Alan soit aussi cru. Cela se voyait dans leurs yeux et ce dernier se rendit vite compte qu'il avait dépassé une limite à ne pas franchir. Suzanne, contrariée de le voir se comporter ainsi, préféra sagement ne pas riposter et cesser la discussion ici.

- Désolé, s'excusa l'oncle. Je me suis emporté.

     Au moins, il partagea le fait qu'il regrettait ce manque de contrôle verbal, c'était la moindre des choses, mais cela ne suffisait pas à faire relever la tête au conseil. Ils restaient plongés dans un silence de mort que plus rien ne pouvait contrer désormais. Alan soupira en comprenant qu'il valait mieux pour lui et ses collègues qu'il s'en aille. Ce rendez-vous ne rimait plus à rien.

- Écoutez, on va trouver une solution, d'accord ? J'ai besoin de temps encore pour y réfléchir, alors...

     Il se leva et se dépêcha de rejoindre la sortie à allure de marche élevée, pour éviter d'affronter le regard des autres, toujours aussi muets. Lorsque les portes claquèrent derrière lui, les quatre membres restèrent quelques instants attablés. Ben et Doni se penchèrent l'un vers l'autre afin de se murmurer quelques mots, Suzanne avait un air accablé à côté de son mari qui lui était plutôt subjugué par le manque de compétence dont avait fait preuve son partenaire de pêche ainsi que la détresse dans laquelle il s'était montré, bien que cela avait été inconscient.

- Attends, il nous laisse là comme ça ? s'étonna-t-il en fixant le bois de la table.

     Suzanne haussa les épaules en guise de réponse. Visiblement, Alan avait décidé de fuir ses problèmes, certains le traiteraient de lâche, mais l'oncle et la tante d'Arthur ne réussiraient jamais à avoir un tel jugement sur leur ami de longue date.

- Je ne le reconnais plus depuis que notre village est menacé... souffla la brune.

- Il a peut-être du mal à gérer tout ça seul...

- Comment ça, seul ? Si c'est le cas, il oublie que nous sommes là, nous aussi...

     Il était clair que ce matin-là, le couple comprit que l'homme avait besoin d'aide. Il ne dormait plus, ne se détendait plus, et mangeait uniquement quand il en était obligé. Alan ne pensait plus qu'argent, gestion, et travail. La dernière fois où Adrien et Suzanne l'avait vu sourire ces dernières semaines, c'était lors de l'arrivée de Nell. Mis à part cela, il se tuait à la tâche au point de ne même plus vivre pour lui. Pour eux, même s'il voulait s'en persuader, le chef de Labulat ne supporterait pas cette pression seul. Il lui fallait un coup de main plus qu'urgent. Mais qui savait quand l'oncle de Lysia accepterait-il cela ?

- Alan... Je vous jure... pensa Suzanne, le regard dans le vide.

OoO ~ I ~ OoO

     Son reflet dans l'eau du bassin lui donnait un aperçu de la mine qu'elle avait en ce milieu de journée. Il n'y avait pas de quoi sauter au plafond, mais cela ne pouvait pas être pire que la veille. Quelques signes de fatigue se voyaient encore sur son visage, de par de légers cernes qui ne tarderaient pas à disparaître après un dernier repos. En réalité, la nuit avait été longue et très désagréable pour la jeune femme, avec impossibilité de fermer l'œil, l'esprit constamment raccordé à ce qui s'était dit la veille, ce même esprit hanté et toujours poursuivi par ces lourdes pensées non négligeables. Il suffisait de peu pour faire remonter ces choses qu'elle tentait d'enfouir en elle, le plus profondément possible, de simples mots prononcés par ce garçon avait eu raison d'elle. Ce fait la faisait entrer dans une grande culpabilisation. Quand les choses allaient-elles évoluer, par Hylia ?

     Assise au bord de la petite fontaine au milieu de la place centrale du village, le dos courbé, Lysia observait l'eau se réchauffer avec les rayons du soleil qui la frappaient de plein fouet, surtout à cette heure-ci du jour. En gardant son regard fixe sur le fond du bassin, elle y rêvassait un peu, et tentait d'y plonger tous ses remords récents. Ces petits moments en solitaire lui faisaient du bien, la nièce venait souvent s'asseoir ici. Entre ses mains, la blonde tenait une statuette en bois représentant un lapin, créée elle aussi par ses soins. Cette dernière était relativement petite lorsque l'on la comparait au reste de ses créations, Lysia s'essayait à de nouvelles choses et ce petit lapin était le premier d'une idée bien plus poussée que la jeune femme souhaitait garder pour elle durant quelques mois encore, jusqu'à l'élaboration de celle-ci.

     C'était d'ailleurs précisément à cet endroit-là qu'elle avait poussé Arthur en arrière, un après-midi d'été, quelques années plus tôt. Le pauvre s'était retrouvé plongé dans l'eau la tête la première et en était ressorti trempé en intégralité, sous les rires incessants de son amie qui n'arrivaient pas à les contenir lorsqu'elle l'avait vu dans cet état. Il aurait été naïf de penser que l'Hylien se laisserait faire ainsi, il n'avait de toute évidence pas dit son dernier mot, ce jour-là, mais cela n'en restait pas moins à mourir de rire pour Lysia. Ce souvenir lui fit esquisser un sourire, en repensant à Arthur, ce dernier devait certainement être en train de se préparer pour un voyage de quatre voire cinq jours qu'elle savait pesant pour lui. Et c'en était ainsi tous les ans, durant la fin du mois de juin. Une volonté de la part de sa tante et son oncle.

     Il fallait dire que cette période signifiait un ennui plutôt long pour Lysia. Elle passait la moitié de son temps avec Arthur, alors lors de son temps libre, son absence allait lui être plus que remarquable. De plus, la lancière s'inquiéterait pour son ami, car ce voyage, en plus d'être dangereux en raison des différentes créatures qu'il pourrait être amené à rencontrer sur son chemin, saurait bouleverser son esprit, comme toutes les précédentes fois. Ce fut lorsqu'un second visage vint s'inscrire sur la surface de l'eau, à côté de son reflet, que la blonde retourna finalement à la réalité en se tournant vers le garçon qui venait la déranger dans ses pensées.

- Salut.

     Elle le dévisagea un certain temps avant de replacer une mèche de cheveux derrière son oreille et lui répondre sur un ton neutre tournant vers la morosité. Elle baissa de nouveau la tête pour éviter d'affronter son regard. Il s'agissait de Lucas, Lysia ne savait pas pourquoi il se présentait à elle ainsi après la scène qu'elle lui avait faite à lui et les autres la veille, cela l'intriguait.

- Salut, lui renvoya donc l'Hylienne.

     Le jeune homme ne disait plus rien et restait debout à sans savoir par où commencer. Le moment devint rapidement embarrassant à cause de son long silence, Lucas dut affronter sa timidité en face pour parvenir à le briser et continuer la conversation. Ce qu'il fit au moment même où Lysia allait le faire à sa place. La jeune femme inspira pour commencer à parler mais le laissa donc s'exprimer d'une voix faible et peu confiante à sa place. Tous deux avaient des choses à se dire, et il ne servait à rien de tourner autour du pot, il était question des événements de la soirée dernière.

- Je suis venu m'excuser pour hier soir, avoua Lucas. Leo et Medy ont pas été très compréhensifs, j'espère que tu pourras leur pardonner...

     Sa confusion se remarquait dans sa manière d'être. Lucas savait que ce n'était pas son aîné qui irait s'excuser pour son comportement, alors il prit la décision de le faire pour lui. Un geste que Lysia retenait, bien que cela ne lui ferait guère changer son point de vue sur les concernés. Elle haussa les sourcils en songeant à eux.

- Ton frère est un sacré abruti et Medy a cette manie de m'énerver dès que je vois son visage, affirma la blonde sans mensonges.

- Je le sais, répondit le jeune homme.

     La tension redescendue depuis la veille, ils pouvaient en parler sans créer de nouvelles disputes. Lysia, beaucoup plus à l'aise que la veille, s'en voulait également, elle avait aussi sa part de responsabilité. Et puis, Lucas n'y était pour rien, ce n'était pas lui qui avait insisté sur le gang des Yigas. L'Hylien, tout comme Arthur, n'avait pas eu besoin de comprendre ni d'être simplement au courant pour se rendre compte qu'il valait mieux éviter le sujet. La nièce se redressa et prit une grande inspiration avant d'ajouter :

- Je crois que je dois m'excuser aussi, souffla-t-elle avec des regrets dans la voix. J'étais un peu sur les nerfs hier, et je suis partie beaucoup trop violemment... J'ai sûrement dû gâcher l'ambiance pour ton anniversaire. Je suis désolée.

- Ne t'inquiète pas pour ça.

     Il se retourna afin de jeter un œil vers le bâtiment derrière eux, lieu de ravitaillement, de convivialité et festivités en tout genre. C'était dans cette taverne que tous les anniversaires, mariages, et autres avaient été réalisés. C'était une référence à Labulat. Sans lui dire qu'il cherchait depuis le début à l'inviter là-bas, Lucas lui fit cette proposition même s'il sentit un embarras au fond de lui. Le blond s'étonnait lui-même des interactions qu'il avait avec quelqu'un d'autre ; demander à une fille si elle souhaitait boire un verre avec lui, ça ne lui ressemblait pas.

- Tu as dû le remarquer depuis quelques jours, mais je travaille à la taverne, l'informa-t-il. J'ai une pause d'une petite heure, tu veux qu'on aille boire quelque chose ? Histoire d'oublier tout ça.

     Elle fut surprise de voir Lucas révéler son côté amical qu'il avait dissimulé derrière une grande timidité l'autre soir. Ce garçon avait, contrairement à son frère, l'air sympathique et gentil. Lysia n'avait donc aucune raison de refuser.

- D'accord, accepta l'Hylienne en souriant.

     Ensemble, ils se dirigèrent ainsi vers la taverne, peu occupée ce midi-là. En ouvrant les portes, l'endroit était toujours si chaleureux et accueillant. Il sentait cette odeur si singulière et propre au lieu qui rappelait tant de souvenirs à la jeune femme, une bribe de nostalgie l'envahissait toujours lorsqu'elle mettait les pieds là-bas. À gauche, une salle de restauration parsemée de lourdes tables en bois carrées, – parfois rectangulaires –, voyait son nombre de client s'élever d'une dizaine tout au plus. Le mur du fond comportait une large toile accrochée sur ce dernier représentant les Monts Géminés, un paysage bien connu de tous au royaume. À droite, cette salle se prolongeait de la même manière, des bougies et autres bibelots décoraient le châssis des fenêtres, et une porte dans le fond donnait sur l'extérieur. Le plafond éclairait la pièce à l'aide de modestes lustres disposés à égale distance dans toute la taverne afin d'éclairer le maximum d'espace possible. Enfin, en face de l'entrée, au bout de la taverne, se tenait un petit bar où pouvait venir se servir les villageois et boire, sans prendre forcément une place assise.

     Lysia et Lucas comptaient demander une boisson à ce bar, le temps de quelques minutes de discussion, si par chance le blond réussissait à faire durer la conversation assez longtemps et ne pas créer de malaise. Étonnamment, il fut plutôt confiant et faisait preuve d'un peu de confiance en lui. Arrivés au bar, un serveur et donc collègue de Lucas, posa les mains à plat sur le bois et attendit de savoir ce que le duo désirait boire. Au fond de lui, il espérait que l'homme âgé de dix ans de plus que lui ne ferait aucune remarque sur le fait qu'il passe du côté du client pour un petit temps, le temps d'un verre, accompagné de quelqu'un. Le serveur resta sans réaction à ce sujet et cela rassura Lucas. Dans la foulée, Lysia demanda à ce qu'on lui serve un simple jus de fruits composé de pommes, raisins, et bananes. Le frère de Leo, quant à lui, prit un jus de baies. Ce choix fit hausser les sourcils à la blonde qui savait cette boisson plutôt chère pour le goût qu'elle avait réellement, de son point de vue.

- Tu as plutôt des goûts de luxe, je dois l'admettre, affirma Lysia sur le ton de la rigolade.

- Je raffole des baies, expliqua Lucas.

- Quand on aime on ne compte pas, à ce que je comprends.

     Il passa une main derrière sa nuque et eut un rire gêné tant il savait qu'il s'abstiendrait de lui avouer qu'il n'avait encore jamais goûté à ces petits fruits.

- J'aime plutôt bien cette devise, en effet, trouva-t-il comme réponse.

     Le serveur offrit leur boisson respective aux deux Hyliens qui le remercièrent. Ils placèrent leur main respective sur la surface de leur verre froid et humide puis commencèrent à boire une première gorgée de manière simultanée lorsque Lucas vit son attention se diriger sur la figurine que Lysia gardait encore fermement entre ses mains.

- C'est un lapin ?

     La sculptrice de bois fixa l'objet qu'elle avait en main puis le tendit à l'Hylien qui paraissait subjugué du nombre de détails présents taillés sur la statuette ; si bien qu'il la scruta avec attention en l'approchant de ses yeux pour tous les discerner. Il s'agissait d'un lapin se tenant sur ses deux pattes arrière, en train de bondir, les oreilles en arrière. L'animal représenté n'étant pas équilibré, il reposait donc sur un socle de bois où seuls ses deux pattes postérieures prenaient appui. Lysia ressentit comme un soulagement lorsqu'elle vit que sa création était compréhensible.

- Tu me rassures, dit-elle, si tu as deviné ce que c'est, c'est plutôt bon signe...

- C'est toi qui l'as fait ? demanda Lucas, étonné.

- Oui, celui-ci est une tentative, il n'est pas encore terminé.

     Pas encore terminé ? Le blond pensait qu'il s'agissait de la version finale, il ne voyait pas ce que l'Hylienne pouvait rajouter sur ce lapin déjà si bien sculpté. Pourtant, à travers les yeux de Lysia, la statuette manquait cruellement de quelque chose et elle se devait de remédier à cela avant de prétendre qu'elle l'ait finalisée. Le frère de Leo posa délicatement l'objet sur le bar, et les yeux du binôme suivirent le mouvement. La nièce but une gorgée de son verre de jus de fruits en examinant l'allure de sa figurine lorsque celle-ci était posée sur un sol plat à mi-hauteur. Elle ne pouvait s'empêcher d'adopter un regard perfectionniste à chaque fois, elle avait un grand mal à savoir s'arrêter quand il le fallait dans une de ses réalisations. Mais soudain Lucas intervint en pointant du doigt le lapin bondissant.

- Je peux te le prendre ? Il est magnifique.

     Flattée par cette remarque, Lysia savait néanmoins que cet avis était plus que subjectif et la lancière avait l'impression que l'unique but de Lucas avec ces paroles était de toucher son égo. C'était toujours très gentil de sa part, mais elle pressentait quelque chose de faux de ses dires qui la mit mal à l'aise en un instant.

- Tu... Tu veux que je te le vende ? s'étonna la blonde. Comme je te l'ai dit, il n'est pas fini et...

- Je le trouve déjà très beau comme ça, insista Lucas.

     Elle se tourna vers la gauche pour s'accouder sur le bar sans donner de réponse au jeune homme. Face au mur du fond et au serveur qui nettoyait quelques couverts à proximité derrière, la blonde remarqua que ce dernier avait jeté un regard furtif vers eux, laissant penser qu'il écoutait avec soin leur conversation, mais l'homme s'empressa de le cacher en fixant le verre qu'il essuyait. Loin de lui l'idée de les épier pour une quelconque raison.

- Écoute, si tu le veux, prends-le, vas-y, soupira Lysia et se retournant vers Lucas, je n'ai jamais vraiment eu l'envie de faire payer les gens pour mes statuettes, c'est mon oncle qui m'a forcé la main pour que je les expose au marché, tu sais...

     Face à cet excès de générosité, le garçon écarquilla les yeux, laissant ses iris grisâtres se dévoiler plus promptement à son interlocutrice. Ce cadeau qu'on lui faisait était bien trop grand pour lui. Lysia ne semblait pas porter une grande attention à l'avenir de ses statuettes une fois celles-ci terminées, elles s'amassaient toutes dans sa chambre et celle d'Arthur sans que la lumière du jour ne les éclaire plus jamais. Peut-être était-ce pour cela que Lysia faisait en sorte de ne jamais les finir ? Car la blonde ne prenait du plaisir qu'à les concevoir et non les admirer ?

- Non, je ne peux pas accepter que tu me l'offres comme ça... refusa humblement Lucas. Tu as dû prendre des heures à le tailler.

     La nièce haussa les épaules et proposa une autre alternative :

- Alors disons qu'en échange, tu me paies ce verre de jus de fruit si ça te tient tant à cœur, ça te va ? suggéra Lysia en relevant ses yeux vers ceux de l'Hylien.

- Marché conclu, accepta-t-il volontiers.

     Sa réponse si rapide fit échapper un hoquet de rire étouffé à la jeune femme qui but une autre gorgée de sa boisson. Lucas fit de même, tout en ne sachant pas détacher son regard de celui de Lysia qui lui fixait le sol. Derrière son verre, il ne déglutissait même plus et ne fit pas attention au contenu de ce dernier qui se déversait en très petite quantité le long de ses lèvres jusqu'à glisser le long de son menton ainsi que de son cou. La fraîcheur du liquide sur sa peau le réveilla et Lucas s'essuya en vitesse, au moment même où la blonde avait remarqué son immobilité soudaine et ses yeux plongés dans les siens.

     Mais tout à coup, ce fut comme un frisson qui le parcourut. Une peur soudaine qui l'envahit de plus en plus pendant qu'il scrutait les nuances de vert dans les yeux de la jeune femme. Son cœur s'emballa davantage, et le bête sourire qui s'était dessiné sur ses lèvres disparut en laissant derrière lui une expression apeurée qui ne passa pas inaperçu à Lysia. Les sueurs froides qui suivirent lui confirmèrent clairement que quelque chose n'allait pas pour Lucas.

- Il y a un problème ? s'interrogea-t-elle. J'ai quelque chose au visage ?

     Comme s'il revenait à la réalité, le blond cligna plusieurs fois des yeux avant de la rassurer.

- Non, non, tout va bien. J'ai... J'ai juste l'impression de t'avoir déjà croisée quelque part... mentit le garçon.

- Je ne suis pas beaucoup sortie du village de Cocorico lorsque j'y habitais, si tu n'y es jamais allé, ce serait étonnant que tu puisses me reconnaître.

- Je dois délirer, dans ce cas...

     Elle avait beau continuer à le regarder et fouiller de fond en comble dans son esprit, son visage ne lui était de toute évidence aucunement familier. Il devait certainement confondre avec quelqu'un d'autre... Son attitude avait drastiquement changé depuis qu'il l'avait dévisagée de façon plus prononcée. Leur discussion était cependant plutôt bien partie, sans prise de tête, et pourtant, quelque chose s'était passé dans la tête de l'Hylien qui avait fait qu'il n'arrivait plus à cet état détendu loin de tout stress social. Il dériva dans la foulée sur un sujet tout autre.

- Tu as entendu parler du mystère de la grotte d'Oriolo ? demanda-t-il.

- Je suis ici depuis quelques années, tu sais, lui rappela Lysia, bien sûr que j'en ai entendu parler. Pourquoi ça ?

- Leo, Medy et moi avons décidé d'aller l'explorer un de ces quatre.

     Cette cavité rocheuse était située près du cratère qui portait le même nom, à l'ouest du village, près du village du peuple piaf. Elle pénétrait le mont Canfou qui s'élevait à cet endroit comme si elle lui dévorait les entrailles. Le tout dans une obscurité ténébreuse effrayante qui avait fait renoncer un bon nombre de voyageurs qui passaient par là. Les rumeurs et histoires de fantôme étaient nombreuses au sujet de cette grotte. Certains disaient avoir entendu des cris de souffrance, d'autres des grognements de créatures cauchemardesques qui rôdaient dans le noir et la froideur du lieu.

     Il s'agissait, de plus, de la plus grande cavité rocheuse creusée dans la pierre de Tabanta et menant directement vers l'extérieur, elle était de ce fait bien connue de tous mais était aussi l'un des lieux les plus redoutés et les moins visités de la région. Personne ne s'était jamais aventuré à l'intérieur depuis que Ganon était revenu à Hyrule, tout simplement car le danger ne pouvait être que plus élevé en raison des nouveaux monstres apparus avec le Fléau qui pouvaient potentiellement s'y cacher. Ce fut pour toutes ces raisons que Lysia, qui aurait été la première à vouloir découvrir les secrets des profondeurs de la grotte d'Oriolo, était tout de même assez réticente à l'idée de Lucas.

- Vous voulez aller explorer la grotte d'Oriolo ? s'étonna la blonde. Ce n'est pas un peu dangereux ?

- C'est ce que j'ai pensé, mais Leo dit qu'elle ne va pas plus loin qu'un kilomètre...

     Selon elle, ce n'était pas un argument recevable pour rassurer quiconque voulait mettre les pieds dans les ténèbres. Un kilomètre, cela restait une distance assez longue et cette simple information ne s'avérait pas d'une très grande précision. S'agissait-il d'un kilomètre en ligne droite ? Un kilomètre en profondeur ? Avec une longueur pareille, il était facile de se perdre et de se retrouver coincé dans un labyrinthe en trois dimensions des plus complexes. S'aventurer là-dedans, cela voulait dire se livrer plus ou moins au hasard et aux risques qu'il pouvait engendrer.

- Je me suis beaucoup intéressée à cette grotte, rétorqua Lysia en reposant son verre sur le bar, et ce n'est pas ce qu'on m'a dit.

- Tu veux nous accompagner ? proposa Lucas en ignorant son doute plus que remarquable.

     La blonde se mordit la lèvre inférieure en raison de son esprit divisé. Combien de temps avait-elle souhaité savoir ce qu'il se cachait au fond de cette grotte ? Car en effet, pour en entendre parler aussi souvent, elle ne devait pas être ordinaire et renfermait sûrement quelque chose. Lysia fit face à un dilemme dont elle ne pourrait se débarrasser face au blond en quelques instants. Cela valait-il le coup de risquer sa vie ? Ou fallait-il plutôt faire taire sa vilaine curiosité qui aurait raison d'elle ?

- J'en sais trop rien, souffla la nièce.

- C'est comme tu veux, lui assura Lucas. Contrairement à Leo, je ne te ferai pas culpabiliser si tu ne comptes pas nous suivre. Je ne te force à rien.

     Elle n'osait même pas imaginer la tête d'Alan s'il apprenait qu'elle avait pénétré cette grotte inconnue, ni même celle d'Arthur ! Voyant qu'il attendait une réponse, la lancière lui indiqua qu'elle reviendrait vers lui lorsqu'elle aurait fait son choix.

- Je vais y réfléchir, déclara-t-elle avec sûreté.

     Ce fut une réponse qui sembla convenir à l'Hylien qui termina son jus de baies en affichant une grimace. Après quelques raclements de gorge, il ajouta :

- Je voulais aussi te dire que... j'habite du côté ouest du village, vers les nouvelles habitations, si un jour tu souhaites passer à la maison... tu...

     Lysia eut un mouvement de recul soudain et fronça les sourcils en laissant un air d'inquiétude animer son visage. Que cela voulait-il signifier ? Lucas l'avait-elle invitée à boire un verre uniquement dans l'espoir de l'inviter chez lui ensuite ? Depuis le début, il tentait alors de la séduire ? Ce timide individu cachait bel et bien son jeu... L'Hylienne fut en pleine confusion, elle comprit que le garçon devait avoir un faible pour elle, ce qui l'embarrassa davantage, et qu'ils n'avaient pas du tout les mêmes attentes finales de ce moment partagé au bar depuis le départ. Lucas était très gentil, mais ce genre de plan bidon, ce n'était pas le genre de Lysia. En comprenant qu'elle s'était faite entraînée dans l'un d'entre eux, la blonde décida de s'en aller en raison du malaise qui prenait les devants.

- Je... Je crois qu'il y a un malentendu, dit-elle en baissant le regard.

- Quoi ? De quoi tu...

     Elle l'arrêta en hochant négativement de la tête, peu désirante d'explications inutiles. La nièce termina le fond de son verre en vitesse et soupira en attrapant la statuette de lapin toujours posée sur le bar. Lucas croyait qu'elle allait la récupérer, mais Lysia ne fit que la déplacer vers lui pour lui faire comprendre qu'il pouvait encore la garder. Plus les secondes défilaient, et plus les espoirs de l'Hylien disparaissaient.

- Je devrais y aller, annonça-t-elle, ce sera mieux comme ça.

     Le blond paniqua en se rendant compte de l'erreur qu'il venait de commettre. Ses deux mains étaient en avant pour tenter de capter une dernière fois l'attention de la jeune femme afin de s'expliquer. Il répétait en boucle qu'il n'avait pas voulu lui faire penser ce à quoi elle songeait pendant que Lysia fouillait dans sa poche droite, n'osant même plus regarder le frère de Leo dans les yeux. Elle ne ressentait cependant pas de colère envers ce dernier, mais se trouvait juste déçue et triste de se rendre compte qu'en vérité, ce n'était qu'un garçon qui cherchait plus qu'une simple conversation agréable à la taverne. Elle le voyait différent des autres, plus sensible, ouvert, et intéressant, mais tout compte fait, peut-être qu'elle s'était trompée.

- Attends, je me suis mal exprimé, signala Lucas, c'est pas ce que je voulais sous-entendre !

- À plus tard, lui lança définitivement la blonde.

     Cette ultime phrase donna des frissons au nouveau villageois qui restait bouche bée, les yeux écarquillés. Ses véritables intentions n'étaient vraiment pas de séduire Lysia, et la révélation qu'il venait d'avoir en la voyant quelques instants en arrière l'avait perturbé. S'il lui avait fait une telle proposition, c'était pour quelque chose qui le dépassait complètement et qui ne dépendait pas que de lui. Malheureusement, il était trop tard, elle le regarda une dernière fois d'un air désolé puis déposa sur le bar quelques rubis qu'elle dénicha dans la poche qu'elle venait de vider afin de payer son jus de fruits, en oubliant le marché qu'elle avait passé quelques minutes avant avec l'Hylien, dépité de voir qu'il venait de tout gâcher.

OoO ~ I ~ OoO

     Trois chevaux furent sortis des écuries du village le soir venu, tous équipés d'un harnachement et d'une selle ainsi que de quelques sacs accrochés à celle-ci. Patientant à l'entrée de Labulat éclairée par deux torches embrasées, ils attendaient leur cavalier respectif afin d'entamer leur voyage dans quelques instants. L'un d'eux broutait l'herbe à ses pieds tandis que son voisin secoua sa crinière qui était prise dans l'équipement qu'on lui avait installé sur le dos. Pourquoi partir de nuit alors qu'il s'agissait de la période la plus propice à la rencontre de monstres ? Ce n'était qu'une question de principe. Il fallait arriver un jour précis sur les lieux où tout s'était produit, s'ils partaient le lendemain, il serait trop tard. C'était maintenant ou jamais pour cette année. Le soleil se couchait doucement lorsque Lysia remarqua la présence de ces bêtes, prêtes à partir. Elle avait totalement oublié que c'était aujourd'hui qu'il devait s'en aller. Elle ressentit un léger pincement au cœur.

     Debout, seule à une dizaine de mètres, elle observait son ami, une veste à capuche sur le dos et un sabre sanglé à sa ceinture, se rapprocher des chevaux avant de les nourrir un par un avec des pommes. Les trois montures semblèrent reconnaissantes envers le jeune homme, et ce dernier leur offrit quelques caresses sur le museau. Arthur s'occupa ensuite de vérifier si tout était en ordre avant son départ, à lui, Suzanne, et Adrien qui ne tardèrent guère à faire leur apparition eux aussi. Bien qu'il aimait se balader à cheval à travers Hyrule, le brun ne laissa transparaître aucun signe de joie, car la raison de ce trajet était plus que triste. Lui et sa petite famille allaient se diriger vers la plaine de Célès, près des Monts Géminés dans la région de Necluda, au sud-est d'ici. Rien que le fait de visualiser ce terrain d'herbe, ce champ de ruine grand de plusieurs hectares, il en avait la boule au ventre. Quel cauchemar de devoir s'infliger ça tous les ans... Chaque année, ça s'était toujours mal fini, pourtant Suzanne et Adrien continuaient d'insister.

     Arthur leva la tête et aperçut son amie l'épier un peu plus loin, les mains jointes devant son abdomen. Un sentiment le rongea de l'intérieur. Par Hylia, allait-elle vraiment rester plantée là jusqu'à son retour, incapable de s'adonner à la moindre tâche ? se disait l'Hylien. Si tel était le cas, il s'en voudrait. Mais c'était la même chose, encore et encore, chaque année. Sa présence le toucha, il allait vivre un moment compliqué psychologiquement pour lui, Lysia en avait conscience et tenait à être présente comme toutes les autres fois avant son départ. Le neveu se dirigea vers elle, avec un fin sourire à une allure posée. Le bruit de ses pas dans l'herbe résonnait comme un décompte avant qu'il ne prenne la route aux oreilles de la blonde. La raison pour laquelle ce départ était difficile pour tous les deux s'avérait simple : les inséparables devaient se séparer, bien que ce n'était que pour quelques jours. Arthur s'arrêta devant Lysia et haussa les épaules pour lui faire comprendre que c'était le moment.

- Ça va aller ? le questionna son amie avec une petite voix peu rassurée.

     Il jeta un œil aux chevaux derrière lui et énuméra toutes les affaires qu'ils avaient embarquées, passant tout en revue dans son esprit et ne trouvant rien qu'ils auraient oublié de prendre. Suzanne, qui grimpa la première sur l'un des trois animaux, observa Arthur et la blonde discuter avant de gronder son mari de ne pas s'être équipé correctement. Elle dut redescendre du cheval afin de s'occuper de lui.

- Provisions, armes, équipements, on a tout ce qu'il faut, dit Arthur en se retournant de nouveau vers la nièce.

     Lysia rit timidement en comprenant qu'il avait mal saisi son propos. Ce n'était pas pour les affaires ni même les chevaux qu'elle s'inquiétait. Et au fond, il le savait très bien, peut-être même qu'il avait fait exprès de ne pas saisir le sens de ses mots pour plaisanter. Ainsi, la jeune femme le reprit et se vit obligée de préciser de quoi elle parlait.

- Non, je... je parlais de toi.

     Il lui sourit plus intensément tandis qu'elle avait un visage de plus en plus triste.

- Je le vois tous les ans que ça te coûte de faire ce voyage...

- C'est un choix de Suzanne et Adrien, rappela Arthur. Selon eux, il ne faut pas oublier son passé.

     Il faisait ce choix par obligation et c'était précisément ce fait qui gênait la blonde. Son ami n'avait pas envie d'effectuer ce voyage. Il ne trouvait pas d'intérêt, pas de raison de se rendre sur ces lieux. Son esprit faisait déjà un travail remarquable dans la remémoration de son passé, il n'était pas utile pour lui de se déplacer pour quelque chose qu'il faisait déjà à longueur de journée : souffrir d'ignorance. Lysia ne se priva pas de lui rappeler qu'il se ferait du mal en partant là-bas.

- Mais tu sais très bien qu'aucun de nous deux n'a besoin d'aller le chercher, ce passé, s'exclama-t-elle. Il refait surface tout seul en nous, qu'on le veuille ou non.

     Il acquiesça mais renonça tout de même à rester auprès de la blonde. Ces tristes jours de route étaient devenus comme un pèlerinage pour sa famille, une tradition si habituelle qu'il ne pouvait plus y échapper qu'importe ce qu'il décidait.

- Mais eux, ils en ont besoin, rétorqua Arthur. C'est pour eux que je le fais, pas pour moi.

     Lysia émit un long soupir et baissa désespérément la tête. Elle ne parviendrait pas à le retenir ici, elle le savait d'avance. Il fallait qu'elle se fasse à cette idée. Le jeune homme n'avait nul besoin de paroles pour sentir que l'Hylienne avait plus que peur pour lui, encore plus que les années précédentes, c'était une remarque qu'il se faisait chaque année... Il déposa sa main sur son épaule pour lui assurer que tout irait bien. La voix de Suzanne résonna, la tante appela son neveu pour qu'il se presse et partent avant la tombée complète de la nuit.

- Dans quel état je vais te retrouver quand tu reviendras, hein ? demanda la lancière, frustrée.

     Lui-même n'osait pas y penser, il préférait laisser cela dans un coin de sa tête et subir les conséquences au moment venu, pour Suzanne et Adrien. Arthur se plongea dans l'horizon pour éviter d'avoir à lui donner une réponse, ce qui incita son amie à continuer sur cette lancée.

- Pourquoi tu ne leur dis pas que ça te fait plus de mal qu'autre chose d'aller te recueillir sur la tombe de tes parents ?

- Parce que je ne peux pas me permettre de les décevoir, ni de les abandonner dans ces moments difficiles. Je ne veux pas qu'ils pensent que je veux oublier mes parents. Mon oncle et ma tante sont tout ce qu'il me reste de ma famille... et...

     Il n'eut point le temps de terminer qu'une main le tira vers elle et Lysia le prit brusquement dans ses bras, posant son menton sur l'épaule du brun qui lui le déposa dans les cheveux blonds de la nièce. Le regard dans le vide, elle le serra si fort qu'Arthur sentait les battements de son cœur contre les siens.

- Tu oublies que tu m'as moi, aussi... dit-elle avec tristesse.

     Lysia lui transmettait toute sa force pour cette épreuve que son ami allait avoir à subir une fois de plus dans sa vie. Il laissa ses paupières se fermer quelques instants afin de profiter de l'apaisement que lui procurait cette étreinte. Il ne sentait plus que ses mains fermes lui attraper le haut du dos ainsi que le poids de sa tête reposant dans sa nuque. Une brise se leva et fut l'élément annonciateur que la nuit n'allait pas tarder à tomber pour de bon. Arthur et Lysia se lâchèrent en silence. Ils se dévisagèrent quelques instants en sentant que la situation n'était plus de l'ordre du changement et qu'il fallait accepter cette réalité. Lysia était loin d'avoir du mal à se retrouver seule pour trois ou quatre jours, elle n'était en aucun cas dépendante de son ami pour vivre pleinement, mais le laisser pour ce voyage précisément ne la laisserait pas indifférente.

- Évite de trop t'inquiéter, je vais survivre, prononça Arthur.

- Tu as intérêt à revenir en pleine forme, alors.

     Il grimaça.

- Tu sais très bien que c'est impossible.

- Alors laisse-moi m'inquiéter pour toi, dans ce cas.

     En arrière, Suzanne insista pour qu'Arthur la rejoigne. Elle et Adrien n'attendait à présent plus que lui. Le brun recula et fit signe à sa tante qu'il arrivait de ce pas. Les années précédentes, il sentait toujours une montée d'adrénaline mêlée à une angoisse oppressante au moment du départ, mais après neuf voyages similaires effectués, il avait pris l'habitude et les émotions ne reprenaient le dessus qu'à l'instant où Arthur se trouvait devant la pierre tombale.

- Faites attention à vous, ajouta Lysia.

     Il lui assura qu'ils seraient prudents durant toute la durée du trajet. Loin d'être un as du maniement des armes, Arthur avait néanmoins quelques bases en escrime et saurait porter les bons coups si un monstre venait à l'attaquer lui où l'un de ses compagnons. Cependant, il espérait que cela ne se produise pas, il ne s'était jamais senti capable de tuer, pas même un simple animal. Si les événements venaient à l'obliger d'agir ainsi, il le ferait néanmoins. Du moins, c'était ce qu'il avait toujours pensé.

- Bon voyage, déclara la nièce, et...

     Elle s'arrêta un instant avant de continuer sa phrase dans un souffle mélancolique. Lysia se tint la nuque avant d'effectuer un haussement des épaules dû à la frustration et le manque de contrôle qu'elle ressentait face à la situation. Elle aurait aimé pouvoir faire quelque chose, mais rien n'était possible... Elle exprima ses derniers mots avant le départ imminent de son meilleur ami.

- Courage. Même si c'est vachement effrayant, tu en es capable.

- Il n'y a pas de peur sans courage, n'est-ce pas ?

     Le fait qu'il mentionne sa propre devise la fit esquisser un rictus dans le coin de la lèvre. Lysia le laissa s'éloigner davantage pour faire comprendre à son oncle et sa tante qu'ils avaient terminé de parler. Elle lui fit un clin d'œil complice et mit fin à la discussion à contrecœur.

- Courage, répéta la jeune femme.

     Il lui offrit un dernier sourire avant de se retourner et se diriger vers son cheval qui l'attendait. Ces prochains jours allaient être les plus durs de l'année, Arthur en avait conscience et se préparait à cela depuis plusieurs semaines afin d'éviter de se retrouver dans l'état dans lequel il était les précédentes fois. Ce soir-là, il était plus grand, plus mature, il était un adulte se devant de rester la tête en haute en toute circonstance.

     C'était ce dont on souhaitait de lui, une preuve d'une force intérieure remarquable. L'Hylien ferait tout son possible pour se comporter comme on voulait qu'il se comporte, mais rien ne pouvait être assuré lorsque l'on parlait de se retrouver au pied de la tombe de ses parents, morts d'une manière qui leur était inconnue, mêlés à toute une foule de cadavres éparpillés au beau milieu de cette vaste pleine, dix ans plus tôt. Non, c'était évident. Bien trop évident. Arthur avançait vers ce moment tant redouté, mais les larmes ne pourraient être retenues.

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