De là où elle était, elle voyait Kelton, aux deux-tiers de la passerelle, se lever de son fauteuil en s'appuyant sur ses béquilles. Elle serrait les dents. Mais elle avait appris ce que lui avait inculqué son père. Le dos bien droit, elle faisait bonne figure, redressant la tête, le regard toujours à l'horizon, les mains tantôt jointes au niveau du nombril, tantôt derrière le dos, bombant la poitrine. Alaigne ne pouvait entendre ce qu'ils se disaient mais elle savait que Kandall devait moins craindre Kelton qu'être dégoûté par son aspect. Et cela lui fît mal. Après tout le respect qu'il avait su gagner au fil de sa vie, tous les échelons qu'il avait gravit pour que le nom de Follet se fasse une place parmi les grands de ce monde, le voir finir comme ça, mutilé et rongé par la maladie dans la force de l'âge, alors qu'il était au sommet et que le trône lui tendait les bras... Je sais que tu as fait tout ça en pensant à moi. Si je monte... Quand je monterais sur le trône, ce sera toi. Je suis toi. Nous sommes les Follet. Unis même à travers la mort. Son père s'effondra brutalement. Elle ne se fit aucune illusion, il était mort. La nouvelle reine de Midor s'y attendait, à vrai dire. Elle savait que mourir après un tel effort était une possibilité qu'avait envisagé Kelton, ajoutant à la théâtralité et à l'impact de ces mots. Avait-il eu un effet ? Elle n'en savait rien mais qu'importe : mort elle pouvait prétendre renier son père plus facilement et il le savait. C'était terrible. Mais son heure avait sonné : son père tombait dans l'ombre pendant que la lumière se braquait sur elle. Elle déglutit et avança vers Kandall.

Ils étaient maintenant dans le palais de Fortenor. Dans quelques heures, ils s'envoleront vers les frontières de Midor : là où Kandall avait rassemblé l'Alliance en vue de ce qu'il appelait une entrevue avec Kelton Follet.

-Ma fille, lui dit Kelton, allongé sur son lit, lui tenant la main. Je sais que tu as les épaules pour me remplacer. Considère notre discussion comme la dernière. Considère qu'après cet échange je suis déjà mort, ce sera plus facile pour toi... Ce dernier mot il le fit traîner en longueur avant de partir d'une autre quinte de toux. Alaigne en reçut sur son bras mais elle s'en fichait et puis apparemment ce n'était pas contagieux. Les larmes lui vinrent aux yeux.

-Tu te rends compte de ce que tu me demandes de faire ? De te renier officiellement, que tes derniers jours tu les passes en tant que prisonnier. Après avoir passé toute ta vie à t'être battu pour moi, pour notre futur ! Elle finit par s'emporter et pleura. Peu importe si l'on m'entende, peu importe si cela fait tant d'années que je ne me suis pas montré aussi faible, ce que je suis censé faire est trop.

Il passa alors sa main dans ses cheveux. Mon dieu que son bras est maigre. Elle n'en pleura que de plus belle. Elle se surprit à repenser à sa mère. Il m'a promit qu'il me révélerait qui était réellement Elena une fois qu'on remporterait cette victoire. Si je dois lui répéter cette promesse, ce ne peut être que maintenant. Elle le fixa intensément, ouvrit la bouche. Mais qu'un râle en sortit.

-Ma fille chérie, Alaigne. Je ne t'ai jamais réellement montré de signes d'affections comme font les autres. Avec nous pas besoin de câlins et de toutes ces futilités, on se comprend. Mais..., une nouvelle quinte de toux qu'il réussit à maîtriser rapidement. Pleure ma fille, pleure, continua-t-il. Pleure tout ce que tu peux et laisse toi aller car, regarde-moi Alaigne, regarde-moi, là voilà comme ça que je puisse voir ton visage. Car une fois que tu auras donné l'ordre de mon arrestation, tu ne pleureras plus, tu m'entends ? Tu seras reine et de lourdes responsabilités t'accableront. Tu devras maîtriser tes émotions, qu'elles ne te contrôlent plus. Ce sera dur au début mais tu n'as pas le droit à l'erreur. Au fil des années tu auras un visage que tu modèleras comme bon te semble et tes yeux seront aussi secs que les miens l'ont été. 

Ses dernières larmes finirent alors par tomber, au compte-goutte sur le drap de son lit. Puis dans un silence plus rien. Elle s'essuya alors les yeux de façon distraite avec le dos de sa main et sembla porter son regard très loin avant de revenir sur celui de son père, qui semblait fatigué. Fatigué de combattre. Pourtant il le fera jusqu'au bout, elle le savait. C'est ainsi qu'Alaigne ne pleura plus une once de larmes jusqu'à ses derniers jours.

-Bien, comprit Kelton. Maintenant répète moi ce que tu vas faire.

Alaigne prit une courte pause avant de lancer, parlant d'une voix déterminée, sans réelle émotion apparente, comme une machine commençant sa tâche.

-Je vais faire une annonce comme quoi tu as été arrêté pour haute trahison, tu n'as plus le soutien de ton gouvernement. Seuls nos plus proches fonctionnaires seront au courant de la vérité. Avec toi, nous entrerions dans une guerre fratricide entre les différents peuples de l'Alliance. La seule porte de sortie est que nous montrons devant Kandall que tu es destitué, que ton sort lui appartient et que tous ceux qui ont participé au complot visant à assassiner son père ont été éliminés. Que nous sommes prêts à continuer la guerre avec l'armée d'Alcatram. Je séduirais Kandall si besoin. Le peuple comprendra ta destitution et me félicitera pour cet acte. Je deviens reine avec l'aval des midoriens. Avec Kandall nous terminerons cette guerre. Une fois que je monterais sur le trône, je l'éliminerais. C'est une forte tête, il n'y a de place au sommet que pour une personne. Avec cela, l'objectif est de contrôler Alcatram. Si le peuple et l'armée me rejettent alors tant pis mais je conclu un pacte de vassal avec la république. Je fixerais une constitution.

Elle s'arrêta alors, attendant sa réaction. S'étant retenu jusque là, il se remit à tousser de plus belle. Cette fois-ci, elle crut bien avec frayeur qu'il allait y passer. Puis il finit par se racler la gorge et lui dire :

-Ma mort réparera la faute que j'ai commise dans ma stratégie. Finalement heureusement que ma maladie arrive, il faut que je sorte vite du pouvoir. Alaigne, se reprit-il en lui tenant les mains. Tu seras la femme la plus puissante de l'Histoire de Xandora. Je ne pourrais pas partir plus heureux.

Cette dernière phrase et le sourire apaisé de son père imprégnèrent son esprit. Elle y repensa encore quand elle fut sacrée Reine de Midor. Elle se plaça elle-même la couronne sur sa tête, devant tous ces généraux et les différentes délégations du Royaume. Initialement, c'était le pouvoir impérial qui couronnait les rois et reines de Xandora. Mais il n'y avait d'impérial qu'elle et elle comptait faire honneur à son père.

-Alaigne Follet ! Cheffe de la Citée de Fortenor, représentante de l'Alliance, reine de Midor et légitime impératrice de Xandora ! Scanda l'annonciateur.

La musique se lança et de la salle du trône elle contempla ces sujets qui l'applaudissaient en scandant son nom. Sa robe bleue lui allait parfaitement, sa tignasse avait été tressée pour accueillir la couronne de diadèmes qui reposait sur sa tête. De chaque côté de l'assemblée pendait au mur le blason de Midor. D'immenses bannières où l'on pouvait y voir un oiseau bleu en plein vol, ailes déployées, entourée de feu marquant le ciel de ce même bleu profond. Si seulement mon père était là. Elle savait bien sûr que cela ne faisait pas partit du plan. Pendant qu'elle vivait le jour le plus important de sa vie, son père moisissait en cellule. Puis elle se reprit: Bien sûr qu'il est là, présent avec moi. Comme il l'a dit, je ne devrais plus me soucier de l'homme qui s'étouffe dans son sang ici bas car mon père est déjà mort et il me suit à chacun de mes pas. Elle pensa alors de nouveau à sa mère. Elena. Qui qu'elle fut, elle est également avec moi. Car je suis elle. Je suis lui. Je suis eux. Je suis Follet. Sur son visage pâle un sourire émergea alors avant qu'elle se mette à saluer la foule. Puis elle s'assit sur son trône, déjà avide du prochain.

Elle était dorénavant dans son bureau. La reine de Midor avait invité les différents membres de l'Alliance dont Kandall dans son palais. Elle devait le séduire, ce qu'elle avait réussi et elle se devait de se l'avouer, cela n'était pas pour la déplaire elle non plus. Alaigne en venait même presque à avoir de la peine pour lui. Après tout, il n'avait rien fait d'autre que de défendre sa famille et son peuple. Devoir l'éliminer après l'avoir utilisé ne la rendait guère heureuse. En d'autres temps nous aurions pu vraiment nous épanouir, lui et moi, elle le ressentait car ses charmes qu'elle lui avait montré n'étaient pas que de la pure comédie. Pourquoi ne pas en faire mon empereur ? Nous pourrions régner lui et moi maintenant qu'Alcatram est partit en flammes. Et puis l'avoir près de soi est la meilleure façon de le surveiller, non ? Qu'en penserait-il ?  Se demanda-t-elle en pensant à son père. Elle ferma les yeux et s'affaissa doucement dans son fauteuil. Après une longue minute, elle les rouvrit sèchement. Père a fait une seule erreur : sous-estimer l'ennemi. Et Alistair s'est saisit de cette faille pour convaincre Kandall de son complot. Je ne me laisserais pas faire cette même erreur. Nous ne nous laisserions pas faire cette même erreur. Kandall mourra. Il n'y a que dans la mort où se trouve la victoire absolue. D'ici là, je profiterais du président d'Alcatram, pensa-t-elle en souriant.

Le lendemain soir, elle se rendit d'un pas pressé vers la salle de conseil. On lui avait dit que Terkenbec avait réuni des généraux et ministres pour s'entretenir avec elle de toute urgence. Tous ceux qui étaient dans le secret. Il ne pouvait pas m'en faire part auparavant ? Quoiqu'il en soit le plan fonctionne à merveille, tout ce que Kelton a prévu s'est réalisé d'une façon déconcertante, et tout ce qui se passera fonctionnera de même, d'une façon ou d'une autre. C'est avec cette confiance qu'on lui avait infusé qu'elle pénétra dans la salle, face à cette tablée où tous les visages se tournèrent vers elle. Certains anxieux, d'autres graves. Tous se levèrent et la saluèrent d'un hochement de tête.

-Et bien, Terkenbec, que nous vaut cette réunion ?

Son conseiller, d'un visage impassible, parla.