Glace







« - Namjoon, c'est Taehyung. Réponds-moi. »


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Taehyung était assis près de moi. Son épaule frôlait la mienne et son parfum d'alcool et de tabac froid chatouillait mes narines. Sa longue et calme respiration rythmait la mienne car je m'efforçais à lui ressembler, à ne pas laisser mon souffle galoper dans les terres dangereuses de la panique. Et ses yeux d'amandes observaient les portes.

Les portes vitrées qui vibraient sous les mains décharnées, les portes vitrées qui menaçaient de rompre sous le poids des corps morts, les portes vitrées qui étouffaient les grognements et les régurgitations liquides.

Ses grands doigts que je savais secs et durs convulsaient autour de l'appareil noir, ce talkie-walkie que je me peinais à entendre grésiller. Ces gestes nerveux étaient les seuls qui trahissaient son agitation ; il restait de marbre, ses lèvres charnues et gercées n'esquissant pas l'ombre d'un rictus, son faciès aussi expressif qu'un masque sans visage.

Les chaises qui bloquaient désespérément les battants transparents crissaient et gémissaient. Les pieds de bois craquaient sinistrement et se liaient aux râles qui échappaient aux bouches sans forme. Ces glaces d'origine sales et poussiéreuses se peignaient de sang brunâtre et de charogne putride. Claquements de dents, grincement d'os, peut-être que dans la seconde qui suivait, des dents se planteraient dans la chair.

Je refusais obstinément de jeter un regard à la sortie qui n'en était plus une. J'observais seulement la façon dont les veines du parquet serpentaient, libres et souples comme des lianes, elles offraient au bois toute sa beauté et singularité. Soudain, une des chaises se fracassa en deux et voltigea un peu plus loin. L'un des pieds en bois atterrit près de ma carcasse tremblotante et je ne pus retenir mon cri de surprise qui sembla motiver davantage les créatures de l'enfer à franchir ses portes. Maintenant, leurs doigts osseux grouillaient dans la fente qu'avait cédée la chaise en lambeaux.

« - Ils vont bientôt rentrer Taehyung.

- Je sais. »

Ses paupières papillonnèrent un instant puis, il rapporta l'objet près de ses lèvres. Du bout du doigt, il pressa l'un des boutons.

« - Namjoon. »

La pression se relâcha.

Contrairement à moi, Taehyung n'avait pas vraiment peur. Peut-être un peu, quoique j'en doutais, mais il était surtout en colère. Il bouillonnait dans son calme apparent. Il bouillonnait sous son masque impassible. Il bouillonnait.

La pulpe de son index s'écrasa de nouveau contre la touche grise.

« - Namjoon, c'est Taehyung, il faut que tu viennes. »

Et le silence à l'autre bout de la ligne resserra l'étau autour de ma gorge marquée. Étau qui ne retient pas mon cri étranglé quand le bois fendu se mêla au verre brisé.

La vitre éclata en mille morceaux et les râles vomissants rugirent plus fort. Un premier corps franchit la glace, déposant son pied à la cheville brinquebalante contre le parquet. Sa peau s'accrochait aux dents de verre restées intactes qui lui ôtaient sa robe de pus.

« - Taehyung... T-Taehyung... »

Le corps chaud de celui que j'appelais s'était envolé. Il se dressa devant moi, les muscles tendus et le visage tordu de colère. Le talkie-walkie frappa mes genoux quand il me le confia et il s'élança aussitôt vers le bar de marbre.

« - Taehyung, Taehyung, Taehyung... »

Je ne cessais de faire écho à son prénom comme si je récitais un mantra, les syllabes se roulant dans l'épice amère de la peur.

Dans un grand geste, Taehyung empoigna le goulot d'une des bouteilles vidées la veille et il éclata le corps contre le comptoir. Dans le creux de sa paume ne restait qu'une arme tranchante semblable à la vitre qui recueillait leur épiderme flétri. Puis dans un rugissement rauque, le cul-de-bouteille s'enfonça dans le crâne du rôdeur, disparaissant dans les chairs flasques et les os crissants.

Taehyung y mit tant de force que le reste du verre éclata dans sa main et bientôt de longs sillons rougeâtres cheminaient le long de son bras. Il n'y sembla pas y prêter attention et dégainant le revolver qui reposait contre l'os de sa hanche, abattit un à un les rôdeurs.

À chaque déflagration, mon corps subissait de misérables sursauts.

À chaque déflagration, l'effroi me rongeait un peu plus.

À chaque déflagration, je savais que-

« - Taehyung ? »

La lourde voix de Namjoon vomit soudain de l'appareil posé sur mes genoux. De mains tremblantes j'attrapais maladroitement l'objet et imitait les précédents gestes de Taehyung en pressant le petit bouton sur le bord.

Et ma voix aiguë, nouée, ridicule et enfantine surgit du creux de ma gorge.

« - Namjoon H-hyung, j'ai besoin de v-vous ! Il faut que vous veniez ! S'il vous pl-, on va mourir, on va m-mourir ! Je vous en prie ! »

Les yeux empreints de colère de Taehyung roulèrent vers moi et sur mes joues trempées avant qu'il ne crie le nom du bar.

« - Jungkook ? Calme-toi, il faut que tu nous di-

- Luna ! Luna ! On est au Luna... S'il vous plaît, s'il vous plaît.

- On arrive Jungkook. »

Et puis des paroles rassurantes s'échappèrent du talkie-walkie, mais je ne l'entendais plus. Seul le cliquetis métallique du revolver fit écho dans la pièce aux mille cadavres.

« - Merde !, grogna Taehyung. »

Il lâcha l'arme à ses pieds, secouant la tête dans tous les sens afin de trouver un autre moyen de briser des crânes en deux. Et puis l'un des pieux qui reposaient à mes pieds depuis que la chaise avait volé en éclat me sauta aux yeux. Je l'empoignais alors à pleine main, m'enfonçant deux trois échardes au passage et le lançai vers lui en hurlant son prénom aussi fort que mes sanglots me l'autorisaient.

« - Taehyung ! »

D'un geste habile, il l'attrapa du revers du bras et n'attendit pas une seule seconde pour l'enfoncer aussi profondément qu'il put dans la tête de ce qui restait d'une vielle femme. Dans son effort, il hurla sa rage, cracha sa colère et son dégoût du monde.

Les plaies de sa main pleuraient des trombes de sang et ressemblaient presque aux perles qui creusaient mes joues.

Mais l'arme ne ferait pas long feu.

Mes larmes ne se tariront jamais.

On va mourir.

- - - - - - - - - -

La Mort est terrifiante.

La Mort ronge le coeur et les entrailles.

La Mort est perfide, triste et amoureuse.

Amoureuse du genre humain, de ces petites poupées qu'il est si facile de terroriser.

La Mort aime laisser flotter son odeur moite et qui prend à la gorge. Elle observe comme les peaux pâlissent et les visages s'effondrent. Elle est partout dans les esprits, même dans ceux qui font semblant de ne pas y penser, personne ne la gagne, personne ne peut gagner contre la Mort.

La Mort jouit du monde d'aujourd'hui.

Après tout, les soixante pour cent de personnes qui la couvrent ne sont que les acteurs des cimetières.

Et la Mort aime les cimetières.

Le monde en est devenu un.

Alors la Mort est heureuse.

Et elle joue avec les derniers survivants, parce que la Mort est perfide, triste et amoureuse.

Qu'elle ronge le coeur et les entrailles.

Et qu'elle est terrifiante.

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« - C'est là ! Arrête-toi !, hurla Jimin. »

Mon pied écrasa brusquement la pédale de frein et l'engin à peine arrêté, j'observai Jimin se jeter vers le petit bâtiment aux portes brisées. Je l'appelai, craignant qu'il ne se jette dans la gueule du loup, mais il ne fit que m'ignorer, continuant sa course folle vers les entrailles sombres du « Luna ».

Le parking désolé était silencieux sans trop l'être. L'enseigne brinquebalante grinçait au vent, les oiseaux chantonnaient et la brise d'été sifflait à travers les branches. Mais cette ambiance morbide faisait taire le vacarme de la vie.

Et l'odeur de la mort s'enfonçait dans nos narines.

Et le cri de Jimin brisa le mirage d'un instant de calme.

« - Taehyung ! »

Il ne suffit qu'une oeillade à Yoongi pour que tous deux accélérons le pas et pénétrèrent à notre tour dans le bar.

La première chose qui me frappa, ce fut l'odeur.

Un parfum moite de sang frais, d'urine, d'alcool et d'entrailles qui me donna presque aussitôt la nausée.

Puis, je vis le corps inerte de Taehyung.

Une auréole de sang entourait son crâne et son visage éteint. Au-dessus de lui, écrasant ses jambes et son bassin, le cadavre informe d'un rôdeur crachait son sang brunâtre. Jimin s'était laissé tomber à genoux près de lui et ses petites mains potelées touchaient désespérément le visage de son ami en murmurant son prénom. Yoongi me dépassa, enjambant la dizaine de cadavres au sol pour le rejoindre. Ses doigts osseux se glissèrent sous le menton du brun et bientôt il relevait le regard vers moi.

« - Il est en vie., annonça-t-il. Du moins, pour l'instant. »

Je relâchai le souffle que je ne m'étais senti retenir et passai une main fatiguée sur mon visage. La mort de l'un des nôtres était toujours quelque chose d'atroce. Un sentiment qui ne nous quittait jamais et une sensation lourde de culpabilité qui pèse sur nos épaules. Parce qu'on aurait pu le sauver.

Parce qu'on aurait pu être là.

Parce qu'il n'était pas obligé de mourir.

Alors, savoir que Taehyung n'était pas mort, ça soulageait un peu mes fichues cervicales.

« - Namjoon., m'appela Yoongi par dessus le bruissement de tissus que produisait Jimin en bandant le crâne de Taehyung. »

D'un coup de tête, il m'indiqua un coin sombre de la pièce. Et c'est là que je le vis. Je me sentis honteux d'avoir oublié son existence pendant l'espace d'un instant alors que c'était sans aucun doute lui qui avait le plus besoin de nous.

Alors je m'avançai lentement, comme si je tentais d'apprivoiser une bête sauvage.

De là où j'étais, seules deux billes humides brillaient dans le noir. Je percevais à peine la masse osseuse de sa carcasse qui tremblotait comme une feuille.

« - Jungkook ?, essayais-je. »

Il ne répondit pas et chaque pas qui suivait l'autre écrabouillait un peu plus ma gorge.

Il semblait tout fragile et détruit, son regard me perçant de part en part. Le regard d'un enfant qui a vu trop de choses pour son âge ; des choses qui n'auraient pas dû voir, des choses qui resteront gravées dans sa chair jusqu'à la fin de ses jours, des choses qui le façonneront.

Il avait replié ses genoux contre son torse, dans cette position foetale qui ne soulignait que son trop jeune âge et sa sensibilité.

Je manquais de tomber quand je me pris les pieds dans un rôdeur se vidant de son sang. Un pieu traversait sa tête de part et d'autre.

Est-ce qu'il l'avait tué ?

Je m'accroupis lentement près de lui sans oser trop m'approcher ni le toucher. Son visage aux os saillants était couvert de sang, ses mains gigotantes l'étaient aussi et je devinais sans peine que, oui, il l'avait tué.

Alors je pris la voix la plus douce et prévoyante que je pouvais lui offrir.

« - Jungkook, c'est fini d'accord ? Tout ça c'est fini, il faut qu'on sorte de là maintenant.»

Ses tremblements ne s'arrêtèrent pas et il se recroquevilla encore un peu plus sur lui même. C'est à ce moment que je remarquais la tache sombre sur son pantalon et la large flaque d'urine dans laquelle il baignait.

Sans réfléchir, je passais mes bras autour de son corps et le soulevait sans effort. Instinctivement, sa frêle silhouette se recroquevilla contre mon corps et il s'y cramponna comme si sa vie en dépendait.

« - Namjoon, viens voir ça. »

Jungkook dans le creux de mes bras, je m'approchais de Yoongi et de Jimin.

Ils observèrent le petit corps un instant et je vis toute une ribambelle d'émotions traverser le visage de Jimin. Comme si il était partagé par l'idée de se jeter sur Jungkook pour le consoler et celle de rester aux côtés de son ami. Finalement, quand Yoongi prit la parole, il reporta son regard sur Taehyung.

« - Il y a une trace de morsure. »

Accompagnant le geste à la parole, il dénuda l'épaule de Taehyung montrant une belle et nette ceinture de marque de dents. Je fronçai les sourcils.

« - C'est bizarre, elle n'est pas...-

- Elle est propre, sans infection, un peu rouge, mais loin de ressembler à celle de BongCha., me coupa Yoongi.

- Ça reste une morsure.

- Il respire., enchaîna-t-il.

- Tu veux prendre le risque de le ramener au camp ?

- Tu veux qu'on lui tire une balle dans le crâne et qu'on s'en aille ? »

Je sentis Jungkook se tendre d'un coup contre moi.

« - Yoongi, il s'est fait mordre, il faut se rendre à l'évidence, il va mourir. Taehyung voudrait qu'on le tue avant qu'il ne devienne l'un d'entre eux., fis-je à contre-cœur, un vibrato douloureux dans la voix. »

Jimin, assistait, spectateur, à notre discussion déterminant de la vie et la mort de son meilleur ami. Il avait viré au blanc, semblant sur le point de s'évanouir dans les secondes qui suivaient. Il ne semblait rien comprendre aux flots de paroles qui se déversait et ses regards paniqués et perdus papillonnaient de moi à Jungkook puis de Yoongi à Taehyung, répétant éternellement cet incessant manège.

« - Regarde la morsure Nam' !, il la désigna du plat de la main. Est-ce que ça ressemble toutes les autres qu'on a vues ? Non ! »

Je grognai et réajustai ma prise sur Jungkook.

Ramener Taehyung au camp serait du suicide. Il pourrait se réveiller à tout moment et réussir à en mordre plusieurs, même sous surveillance. Et c'était l'expérience qui parlait.

« - Rappelle-toi BongCha, Yoongi., soufflai-je. »

Il ne quitta pas mon regard pendant de longues secondes. J'y vis beaucoup de choses. De la colère, du respect, du remords, du dégoût, de l'amour, et de la fatigue.

Et puis il dégaina finalement son revolver le plaquant mollement contre le front de Taehyung.

Je détournais mon regard, refusant de voir le crâne de mon ami exploser en mille morceaux et écrasai le visage de Jungkook dans le creux de mon cou.

Mais quand il désenclencha le cran de sûreté, un geignement bruyant surgit de la masse amorphe qui résidait dans mes bras. Je sentis ses lèvres contre mon oreille tandis qu'il me soufflait de faibles mots.

Et après de longues secondes de murmures, il se tut.

Je replantai mon regard dans celui de Yoongi.

« - Portez-le, on l'emmène. »

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Et même jusqu'à tard le soir, un Yoongi endormi dans ses bras, les mots étranges de Jungkook ne s'arrêtèrent pas de jouer dans la tête du plus vieux.

« - C'est moi qui l'ai mordu »

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Wow, 300 abonnés et 10k sur cette fiction. Je vous remercie du fond du cœur les gars, vraiment

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