Le grand jour arrive enfin. Je suis moins anxieuse qu'impatiente. Mais impatiente de quoi ? Je connais déjà toutes les caractéristiques de l'Enfant Intellectuellement Précoce et le déroulement du test de QI. Ma fébrilité est à deux tranchants : je veux et ne veux pas être diagnostiquée comme Précoce. J'attends une réponse au pourquoi de mon état et à l'enfer de mon année de Seconde. Mais être Intellectuellement Précoce est comparable à une errance éternelle sur les rives du Styx. Manque de confiance en soi, constante remise en question, énorme décalage par rapport aux "Normaux", crises de nerfs pour un rien, pensée incontrôlable... Des enfants de seulement 7 ans demandent à "ne plus être surdoué". Pourquoi ? Parce que "je veux pas être différent". Des adultes ne sont diagnostiqués qu'à 50 ans passés. Ils étaient brillants à l'école et n'ont pourtant jamais réussis à conserver un emploi plus de quelques mois, à cause de ce décalage... Alors non, je ne veux pas être diagnostiquée Intellectuellement Précoce. Mais si je ne suis pas IP, je suis quoi ? Schizophrène ?

Mais revenons à l'entretien. Je suis avec ma mère dans la minuscule salle d'attente du Dr Luke. Nous patientons un quart d'heure le nez dans les feuilles de choux que l'on trouve généralement chez les docteurs : "Scandale à Monaco", "Le Royal Baby" etc... Le Dr Luke nous introduit finalement dans son bureau, tout aussi grand que la salle d'attente. Un bureau où règne une chaleur tropical et une odeur de gratin de poisson. Il n'y a que moi pour remarquer ce genre de détail. Nous nous asseyons et commence l'interrogatoire. Pourquoi ai-je demandé cet entretien ? Depuis quand dure cette impression de ne pas être à ma place ? Est-ce que je peux décrire mon malêtre ? Est-ce que je m'ennuie en cours ? Depuis quand ? Dans quelles matières ? Étais-je "en avance" durant ma petite enfance ? Après avoir obtenu ces réponses, il demande à ma mère de sortir, en lui expliquant qu'il va continuer de discuter avec moi, et qu'ensuite il verra s'il procède au test. Comme la demande vient de moi et pas du personnel enseignant, il faut d'abord s'assurer que mon malêtre n'est pas tout simplement dû à l'adolescence. Ma mère sort et le neuropsychologue se tourne vers moi. Est-ce que je réussis mieux les exercices compliqués que les simples ? Quels sont mes centres d'intérêts ? Ceux de mes amis ? Après un silence et avoir noté quelques mots sur son cahier, il déclare :

- Bon, je pense qu'on peut passer au test.

Je ne sais pas moi, c'est vous le spécialiste.

Il sort une boîte d'un tiroir. Dans boîte, 9 cubes avec des faces blanches et rouges. Il les montre.

- De quelle couleur est celui-ci ?

- Rouge.

- Et celui-là ?

- Blanc.

Il s'imagine que je suis mentalement déficiente ou quoi ?

- Bien. Des schémas vont apparaître à l'écran de l'ordinateur, et tu vas devoir les reconstituer. Je chronomètre, tu me dis quand tu as finis.

C'est parti. Je vous passerai les détails du test, d'abord parce qu'il dure près de trois heures, ensuite parce que c'est tout de même très répétitif. Toujours est-il qu'après trois heures à mariner dans un four à odeur de poisson, j'ai mal à la tête et je n'ai qu'une envie : courir dehors dans le froid.

Le Dr Luke me renvoie donc dans la salle d'attente où attend ma mère. Je lui raconte brièvement l'entretien, puis le neuropsy vient nous chercher.

Effectivement, il y a un décalage et je suis Intellectuellement Précoce. Mais pour en savoir plus, il doit faire des calculs, ce qui prendra quelques temps et nous fixons un rendez-vous pour dans deux semaines.

Quand nous sortons de son cabinet, je ne dis pas grand chose. J'ai juste un sourire aux lèvres. Je suis soulagée. Je sais ce que j'ai. Je ne suis pas folle. Je ne suis pas anormale.

Il va sans dire que dans 15 jours, je n'aurai pas ce sourire en sortant du cabinet du Dr Luke.

***

Les voilà mes 15 jours. Ils sont passés, j'ai continué ma vie. Mon père et ma mère sont à mes côtés dans la chambre au délicat fumet de brandade. Il m'annonce d'abord que, au vu des résultats, j'ai la mentalité et les centres d'intérêts d'un jeune adulte de 20 à 25 ans.

Merci. Je le savais.

Puis vient le diagnostique qui tombe sur moi comme la lame de la guillotine sur le condamné. Je veux disparaître de la surface de la Terre, ne jamais avoir demandé à faire ce stupide test. Ces mots me donnent envie de vomir.

QIT : 131 qualifié de très supérieur (rang percentile : 98). Le profil au WISC IV est hétérogène ce qui fait perdre à l'indice total (QIT) sa pertinence.

Indice de compréhension verbale : 143, rang percentile 99. Cet indice est qualifié de très supérieur. Il est homogène et représente donc les aptitudes évaluées. Sixtine montre de très bonnes aptitudes de conceptualisation, des facilités d'accès à la pensée conceptuelle et une très bonne compréhension du monde. Le lexique est très étendu.

Indice de raisonnement perceptif : 109, rang percentile 73. Cet indice est qualifié de moyen. Il est homogène et représente donc les aptitudes évaluées. L'élaboration de concepts visuels se situe dans la moyenne de même que le raisonnement.

Indice de mémoire de travail : 115, rang percentile 84. Cet indic est qualifié de moyen. Il est homogène et représente donc les aptitudes évaluées. En mémoire de travail, la boucle phonologique est très permanente. L'administrateur central se situe dans la moyenne.

Indice de vitesse de traitement : 124, rang percentile 95, intervalle de confiance. Cet indice est qualifié de supérieur. Il n'est pas homogène. La vitesse d'exécution du geste graphique se situe dans la moyenne. La vitesse de traitement de l'information visuelle est supérieure à la moyenne.

Conclusion : Sixtine présente les signes d'une dissynchronie sociale, qu'elle décrit bien à l'entretien. Le profil à l'échelle d'efficience intellectuelle met en évidence une dissynchronie interne. Sixtine présente les signes d'une adolescente dotée d'un haut potentiel intellectuelle avec un investissement plus marqué dans la sphère langagière.

Vous n'avez rien compris ? Moi non plus. Si ce n'est qu'il s'est bien foutu de moi et qu'il vient de me balancer à la gueule que le problème vient de moi et que non, je ne suis pas normale. Dissynchronie sociale. Je ne suis pas en accord avec les autres. C'est moi le problème et pas eux.

Ces termes sont horribles. "Sixtine présente...", "Sixtine montre...", "Indice", autant de mots qui me donnent l'impression d'être un animal de laboratoire. Si je lui proposais de disséquer mon cerveau là, tout de suite, sur son bureau, il accepterait avec joie.

Mais le pire reste sans aucun doute, cette simple phrase, avec laquelle il m'accueille et que tout le monde a à la bouche :

"Tu es Intellectuellement Précoce."

Pas : "Tu souffres d'Intellectualité Précoce.".

"Tu es Intellectuellement Précoce."

Autant dire directement : "Tu es différente et tant pis pour ta gueule.".

Avant d'entendre ces mots, je n'avais pas compris ce qu'ils signifiaient. Pour moi, les entendre serait comme une réponse, une bouée de sauvetage à laquelle me raccrocher. Mais maintenant, je n'ai plus qu'une envie : m'en éloigner le plus possible. Fuir. Mais c'est impossible de se fuir soi-même.

Une fois sortie de ce cabinet maudit, je me tais et réfléchis. Mon mutisme dure près d'une semaine et personne ne s'en rend compte. C'est tellement étrange. Je sais absolument tout sur l'Intellectualité Précoce et pourtant, je ne comprends pas. Retour à la case départ. Je suis quoi ? Je regarde les adultes qui m'entourent la tête pleine d'interrogations. Ils sont plus âgés que moi et je suis plus "intelligente" qu'eux.

Non, vraiment, je ne comprends pas. Je passe mon temps sur des forums, des sites de discussions pour Adolescents "Intellectuellement Précoces". Les larmes aux yeux, je commence seulement à réaliser que je ne suis pas seule à vivre le même enfer tous les jours ou à faire des choses stupides pour être "comme les autres".

Je commence tout juste à saisir ce que signifient ces deux mots. Je prends alors deux décisions.

Premièrement, nous souffrons d'Intellectualité Précoce.

Deuxièmement, la normalité n'existe pas.

Je commence tout juste à comprendre...