Chapitre 9 : La menace verte

À part la couleur, la menace verte ne faisait pas vraiment honneur à son nom. La grande panique verte, le tohu-bohu vert, la cacophonie verte, pourquoi pas... Mais la « menace »... À moins que l'on considère cet accès de folie soudain comme très mauvais pour le cœur et donc, par extension, susceptible de causer parmi la population une recrudescence de maladies cardiaques dans les années, voire les décennies à venir.

Les hurlements fusaient, ça courait dans tous les sens, ça accusait son voisin, sa voisine, le chat de la cousine du frère de la belle-sœur, les... Anglais... Même si la plupart des beuglements restaient de l'ordre du gargarisme incompréhensible.

Perplexe, je me penchai pour attraper prudemment l'une des sources de cette cohue sans nom, une forme gélatineuse verte qui se trouvait à mes pieds. Un... buisson ? Avec quatre pattes. Un mouton, donc. Sans doute. Peut-être. Je crus distinguer une tête et des yeux.

La malédiction du saumon vert perdait soudain de son cachet : apparemment, il en existait aussi une pour les ovidés verts. Et pour les bateaux verts, si j'en croyais l'objet que tenait à la main le père Faoitín, qui venait de surgir de chez lui pour mieux participer au chaos général.

Les bourrasques faisaient voleter ici et là les objets de toutes formes. Pas très écologique, me direz-vous... Je dois avouer que ce n'est pas vraiment ce sujet qui me traversa l'esprit à ce moment-là, mais plutôt la grosse averse qui ne tarderait pas à nous tomber dessus.

Mon regard fut soudain attiré par la chevelure rousse surmontée d'un chapeau vert qui venait de débarquer dans la rue, suivie de près par madame Irma. Je fis trois pas discrets en arrière pour me cacher derrière le ventre de Jocelyn.

— Madame la propriétaire ! Que nous vaut l'honneur de votre visite ? s'écria le président en se précipitant vers la sorcière.

« Madame la propriétaire » ? Propriétaire de quoi, au juste ? Du terrain ? Du jeu ? Quel genre de rôle avaient-ils attribué à cette femme pour que tous les habitants cessent aussitôt leur manège pour l'arroser ainsi de courbettes ? Malheureusement pour moi, Jocelyn trouva intéressant de suivre le mouvement et je me retrouvai plié en deux pour continuer à profiter de ma planque improvisée.

— On m'a rapporté un événement pour le moins... intéressant, répondit-elle. Je crois comprendre que mon artéfact a été utilisé à mon insu ?

Du coin de l'œil, je vis le président jouer nerveusement avec ses doigts. Son regard fuyant passa d'un habitant à l'autre avant de s'arrêter sur moi. D'un froncement de sourcils, je lui communiquai mon désarroi vis-à-vis de la situation, l'embarras de ma posture si toute l'attention se rivait brusquement sur moi et mon désir de me fondre dans l'ombre de Jocelyn jusqu'à ce que les deux mégères disparaissent de ma vue. Je pourrais néanmoins me contenter d'une petite place au sec à côté d'une cheminée en lieu et place de ce dernier point.

Malheureusement, mon interlocuteur fit la sourde oreille à mes demandes télépathiques et me pointa du doigt.

— Ne vous inquiétez pas, madame la propriétaire, nous avons engagé un excellent détective pour retrouver votre bien ! N'est-ce pas, monsieur Murphy ?

Je maudis Jocelyn qui s'écarta aussitôt pour laisser les deux bonnes femmes admirer mes genoux et mon dos pliés un peu n'importe comment. J'interrompis mon exercice de musculation involontaire pour tenter de sauver les apparences (ce qu'il en restait, du moins). Forcément, la sorcière du bosquet n'en fut pas le moins du monde impressionnée.

Elle finit cependant – et heureusement –, par détourner son regard carnassier de mon pauvre moi et haussa les épaules. Elle soupira, sans chercher à masquer son sourire ironique :

— Bah, faites comme vous voulez...

Plus aucun doute là-dessus, elle s'amusait comme une petite folle. Et visiblement, elle n'avait strictement rien à faire du rôle qui lui avait été attribué pour l'escape game. À moins que... Et si c'était elle qui avait planqué les gosses pour voir quelle stratégie stupide ses voisins mettraient au point pour les retrouver ?

— C'est pas bientôt fini, ce cirque ? On vous entend jusque chez moi, vous faites peur à mes moutons !

Le père Colmóir débarqua dans la rue, en furie, un ovidé bêlant sous chaque bras.

Mon cœur plongea dans ma poitrine quand je constatai qu'il n'était pas seul...

— Mon très cher frère ! Où étiez-vous donc passé ? pleurnicha Jocelyn en bondissant vers Léonard avec une vitesse de pointe que je ne lui aurais pas imaginée.

— Mes salutations les plus sincères, peuple de Sirèneland ! s'exclama l'aîné des vampires. Nous venons en renfort !

— Qui veut goûter un peu de whiskey d'Andromède ? proposa le type en chemise hawaïenne, les joues et le nez un peu plus roses que lors de notre dernière rencontre. C'est meilleur que votre picrate, là... Mais si vous en avez un petit verre ici aussi, je dis pas non !

— J'ai toujours pas de réseau... baragouina Gary, un peu chancelant, en agitant son portable à bout de bras.

Tous les regards se tournèrent vers le roi de Tritonland et les trois abrutis qui lui collaient aux basques. Ces derniers me paraissaient bien joyeux, plus encore que d'habitude... C'est alors que je compris : ils revenaient du pub. Ils en avaient trouvé un ! Je refoulai ma jalousie pour me concentrer sur le point le plus important : la civilisation était proche ! Beaucoup plus proche que je ne l'espérais ! À présent que nous étions réunis, nous pourrions faire le trajet en sens inverse et...

— Bien ! reprit Léonard en s'avançant au milieu de la rue, à la vue de tous. Nous avons profité de notre rencontre avec ce monsieur Com... Col... avec ce monsieur pour nous tenir informés des derniers événements et formuler des hypothèses ! N'est-ce pas, mon cher Gary ?

— Deux secondes... marmonna le zombie s'éloignant de quelques pas, le bras toujours en l'air.

— Après mûres réflexions, voici quelles sont nos conclusions ! poursuivit le vampire sans plus s'occuper de son assistant.

Il pointa un doigt sur la mère Faoitín, qui observait le bateau en gélatine vert à la lumière d'un soleil inexistant. La femme écarquilla ses yeux de poissons quand l'attention du village au grand complet se tourna vers elle.

— La coupable de ce crime atroce... c'est vous, madame Cudal !

— Hein ? marmonna l'accusée involontaire. C'est qui, c't'abruti ?

— Cette charmante personne n'est pas madame Cudal, mon très cher frère, chuchota Jocelyn.

— Pas du tout ! Ma mère n'a aucun talent graphique ! s'emporta le président.

— Parce que le coupable en a ? ricana Irma.

— Quelqu'un peut me faire un partage de connexion ? gémit Gary.

Loin de se démonter, Léonard fit glisser son doigt en direction du père Trosc.

— Le coupable de ce crime atroce... c'est vous, monsieur le président !

— Eh ! protesta le maître du jeu, vexé.

Le vampire se tut, croisa les bras contre sa poitrine, sourcils froncés, parcourut la foule du regard. M'aperçut.

— Monsieur Murphy, auriez-vous l'amabilité de vous joindre à notre réunion ?

Je n'eus pas le temps de comprendre de quelle réunion cet abruti parlait que mon père m'entraînait joyeusement vers eux. Je me retrouvai donc contre mon gré au milieu d'un conciliabule improvisé dont le QI général devait à peine atteindre les trois chiffres (moi exclus, bien entendu).

— Alors, monsieur Murphy, qui donc est ce coupable ? s'enquit Léonard.

Mon intérêt pour la question ayant atteint des tréfonds comparables à mon actuelle température corporelle, je n'en avais, pour ainsi dire, strictement rien à foutre.

— Ce père Col... machin est suspect, croyez-en mon expérience d'inspecteur en chef à la Direction Générale Temporelle... renifla le type en chemise hawaïenne.

— Oh non, ce monsieur est charmant ! le contredit Jocelyn. Il s'occupe de ses moutons avec le plus grand soin.

... et de ses visiteurs avec des lancers de pierres.

— Et le président, alors ? insista Léonard. Notre guide nous en a dépeint un portrait peu flatteur...

— En plus, c'est madame Cudal qui avait récupéré les craies magiques de la sorcière du bosquet ! ajouta mon père. Et il vient d'avouer que c'était sa mère !

Sa mère ? J'avais dû louper un épisode... Bah, après tout, peu importe.

— Les craies magiques ? Parlez-vous des célèbres craies magiques capables de donner la vie aux traits qu'elles tracent ? s'enthousiasma l'aîné des vampires.

— Elles-mêmes, mon très cher frère ! Voyez donc qui se tient à côté de notre formidable madame Irma...

Je jetai un coup d'œil aux formes... informes qui gisaient par terre. « Donner la vie » était un grand mot. Enfin, une grande expression. Tout au plus, ces pseudo-craies magiques permettaient d'admirer en 3D l'amateurisme de leur utilisateur. Utilisateur sans doute pas plus âgé que ces trois gosses, accroupis devant la maison des Trosc.

...

— Les gosses !

Aux regards qui se braquèrent sur moi, je compris que j'avais crié à voix haute... Je fis un pas en arrière en arborant l'air le plus neutre de mon répertoire, un pas sur le côté et m'avançai discrètement vers les trois enfants. Qui sait, peut-être qu'en ignorant les dizaines de paires d'yeux fixées sur moi, leurs propriétaires finiraient par changer de cible...

La tête de l'un des gamins se leva alors que je ne me trouvai plus qu'à deux mètres d'eux. Je reconnus le petit blondinet qui m'avait échappé au bosquet. Le gosse bondit sur ses pieds et s'enfuit...

Tenta de s'enfuir. Il trébucha sur... Je ne savais pas trop quoi... Son autre jambe ? et s'affala de tout son long. Quelque chose s'échappa de sa main droite avant de rouler jusqu'à madame Irma et la sorcière.

— Qu'avons-nous là ? fit cette dernière en ramassant l'objet.

Quand elle leva la craie verte au niveau de ses yeux, un sourire ironique se peignit sur ses lèvres et elle reporta son attention sur le gosse qui se massait le coude.

— Où as-tu trouvé ça, petit chenapan ? ricana-t-elle.

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