Chapitre 7 : La chaumière du bosquet

Malgré les sabots de la mère Cudal – à moins que ce ne soit à cause d'eux –, mon mal de pied ne diminua pas d'un pouce. J'avais les chaussettes sales et humides, mes orteils semblaient sur le point de tomber tant j'avais froid et pour couronner le tout, les bouts de bois que j'avais enfilés étaient beaucoup trop petits pour moi. Je me consolais en me disant que les abominables gravillons qui pavaient le chemin que nous empruntions ne pouvaient plus me meurtrir la plante de pied.

Madame Irma menait la marche à côté de Jocelyn. Je ne l'avais jamais vue aussi heureuse et je ne pouvais m'empêcher de ressentir une pointe d'appréhension. Mon père suivait deux mètres derrière et s'arrêtait parfois pour vérifier que le peloton de tête n'avait pas réussi à me semer pendant les cinq secondes où il avait regardé devant lui.

— Du nerf, Daniel ! On y est presque !

On y était presque depuis une bonne quinzaine de minutes. Heureusement, il avait laissé tomber les remontrances du type : « il faut que tu fasses plus de sport ! », « pense à ton cardio ! » ou « tu veux que je te prête mes pantoufles ? ».

Mes jambes n'étaient pas les seules à me ralentir : mon manque de motivation avait atteint des proportions que l'on pouvait aisément qualifier d'abismale. J'ignorais à quel genre de personnage stupide me mènerait ce chemin, mais je n'avais vraiment pas envie de le découvrir. Irma s'était montrée plutôt mystérieuse au sujet de notre destination et quelque chose me disait que c'était une mauvaise nouvelle pour moi.

Enfin, une dizaine de minutes plus tard, nous nous retrouvâmes face à un petit bosquet dense de trente mètres de large environ. Bien évidemment, celui-ci se trouvait au sommet d'une colline escarpée. Arrivé en haut, je me retournai et fis semblant de profiter de la vue pour recouvrer mon souffle. Ce n'était finalement pas trop moche : les nuages bas filaient dans le ciel et semaient leur ombre sur la verdure du relief champêtre. J'aperçus le village en contrebas, la petite maison du père Colmóir, ses moutons blancs et, un peu plus loin, des falaises abruptes qui plongeaient vers la mer.

Je cherchai le moindre signe de civilisation. Un poteau électrique, une antenne, une route, un porte-conteneur... N'importe quoi ! Mais les organisateurs avaient vraiment choisi un coin paumé pour leur jeu.

Mon père m'appela et j'emboîtai à regret le pas à mes compagnons d'infortune dans le petit bois.

À peine trois arbres plus loin, nous débouchâmes sur une vaste clairière tapissée d'une douce herbe verte. Les petites fleurs de toutes les couleurs, les oiseaux qui piaillaient joyeusement sur les branches, la chaumière en pierre et en bois... Je découvris enfin où était passé le budget de l'aquarium ! Pour l'ambiance « conte de fées », ils avaient bel et bien réussi leur coup... À vrai dire, je serais bien resté là jusqu'à ce qu'on m'annonce la fin de la partie. Il ne manquait qu'une bonne couverture et une tasse de thé pour parfaire le tableau.

Ma joie atteignit son paroxysme quand une silhouette que je connaissais bien apparut sur le pas de la porte.

Sa fine taille serrée dans une longue robe bleue d'un autre âge, ses longs cheveux roux bouclés cascadant sur ses épaules et surmontés d'un chapeau vert pomme, la femme fit quelques pas à l'extérieur et se planta devant la chaumière, pieds écartés et bras croisés.

Lorsque la lumière du soleil éclaira son visage, mon enthousiasme fut aussitôt douché : ce n'était pas Enat.

L'inconnue avait la même carrure, la même chevelure et le même nez retroussé que ma femme, mais la ressemblance s'arrêtait là : cette personne braquait sur moi un regard profondément assassin et j'avais l'étrange impression que ce n'était pas à cause de mon style vestimentaire petit pull-sabot.

— Daniel, pose tes questions ! m'encouragea mon père.

Je contemplai un instant la possibilité de suggérer à mon cher paternel de se mettre ses questions où je pensais. D'autant que cette femme préférait très clairement se balancer de branche en branche autour de sa clairière en poussant le cri de Tarzan plutôt que de me répondre, je le voyais bien à ses yeux. Je ravalai cependant les paroles qui auraient pu me coûter le dessert au repas de Noël.

Je n'avais pas encore décidé comment annoncer mon agacement à mon père quand l'inconnue s'écarta pour donner libre accès à sa porte. Irma entra en saluant la femme au passage comme une vieille amie (ceci expliquait bien des choses...), Jocelyn se courba en un baise-main altier avant de la suivre, mon père leur emboîta le pas en sifflotant joyeusement.

Me retrouver à l'intérieur avec cette personne hostile en plus de la voyante ne me disait rien qui vaille, mais je pris sur moi. Plus vite nous en aurions terminé avec cette histoire, plus vite je pourrais retrouver le confort de la civilisation... Et me plaindre auprès des organisateurs du comportement ô combien froid et haineux de certains acteurs. Avec un peu de chance, j'aurais droit à une compensation.

Pourtant, quand j'arrivai à sa hauteur, la femme se mit une nouvelle fois en travers du chemin. Je n'avais pas besoin de me mettre sur la pointe des pieds pour voir le sommet de son crâne (avec les sabots, ç'aurait été difficile, de toute façon), mais l'aura qu'elle dégageait me faisait l'impression d'un dragon face à un misérable ver de terre. Et ce n'était pas moi qui bénéficiais des griffes.

— Toi, tu restes là, ordonna-t-elle. Tu as du cran de te présenter ici, devant chez moi. Je déciderai de ton sort plus tard.

Sur ces paroles bienveillantes, elle tourna les talons et me claqua la porte au nez.

Je restai coi un instant, debout devant le panneau de bois ouvragé et décoré d'un petit panier de fleurs. Mon hébétement se transforma rapidement en agacement : pourquoi me mêlait-on à cette histoire si c'était pour me mettre dehors à la première occasion ? Bon, peut-être pas à la première... À la... troisième ? Cinquième ?

Non, je me faisais des idées. Les organisateurs avaient dû remarquer que mon père et Jocelyn se reposaient beaucoup trop sur mon expérience pour l'enquête... Était-ce un moyen de faire participer tout le monde au jeu ? L'intention était louable, la mise en œuvre un peu moins : j'appréciais très peu de me retrouver coincé à l'extérieur un début d'après-midi de novembre, en pull, chaussettes et sabots.

Que faisaient-ils derrière cette porte, tous les quatre ? Buvaient-ils un thé bien chaud ? Mangeaient-ils quelques biscuits ? Une douce odeur de gâteau parvint soudain à mes narines et mon ventre reprit bruyamment vie.

Quel jeu de merde...

Je profitais des sons de la nature et de ma solitude pour inventer toutes sortes de nouvelles insultes quand un craquement soudain me fit dresser l'oreille. Du coin de l'œil, un mouvement entre les branches attira mon attention... et mon appréhension. À tous les coups, les organisateurs avaient prévu une activité secondaire pour le détective coincé dehors... La question était de savoir quoi... Une attaque de chien ? Un loup ? Une révolte paysanne ? J'avais pourtant déjà donné...

Je déglutis et me blottis comme je le pouvais dans le renfoncement de la porte. Peu importe qu'on m'ait interdit d'entrer, si les scénaristes avaient encore eu une idée aussi brillante qu'un lancer de pierres, il n'y avait plus de jeu ni de répartition équitable des tâches qui tenaient.

Une petite tête couverte de cheveux blonds émergea soudain d'entre les arbres. Nous nous fixâmes un moment, tandis que mon cerveau tentait de comprendre ce que je voyais.

Un enfant. Je ne lui aurais pas donné plus de six ans... Son front et son nez paraissaient égratignés, comme s'il était tombé ou s'était pris un arbre. Ses parents devaient faire partie des organisateurs ou des animateurs... Et ils le laissaient vagabonder seul dans la campagne ? Avec tous les tarés qui s'y promenaient de nos jours ? Quelle belle bande d'inconscients...

Je fis un pas dans sa direction, désireux d'obtenir plus d'informations à son sujet. En réponse, le petit fit volte-face et disparut entre les branches. En bon adulte responsable, je me lançai à ses trousses.

J'arrivai rapidement au buisson et m'arrêtai, surpris. De l'autre côté, au sortir du bosquet, une large pierre plate avait été décorée de traits et de courbes colorés. Des moutons rouges, des arbres bleus, des cœurs verts, des oiseaux jaunes... Des dessins à la craie.

Je retins un sourire victorieux. Les organisateurs avaient enfin commis une erreur : de tels coloris n'existaient pas au dix-huitième siècle... si ? J'avais un peu fait l'impasse sur l'histoire à l'école...

Je relevai le regard, à la recherche du petit. Malheureusement, il s'était volatilisé. J'allais me lancer dans un tour du bosquet pour vérifier qu'il ne se cachait pas quelque part entre les arbres quand j'entendis la porte de la chaumière s'ouvrir. Je décidai de retourner dans la clairière. Peut-être la femme qui y vivait saurait-elle comment retrouver le petit pour le rendre à ses parents.

Le premier visage que je vis sortir de la chaumière fut celui de mon père, surexcité. Il se précipita aussitôt sur moi.

— Daniel ! Vite ! Il faut retourner chez la mère Cudal, nous avons un nouvel indice !

Jocelyn nous dépassa en trottinant, tout guilleret, et je me retrouvai rapidement abandonné par le nouveau duo de tête... en compagnie des femmes qui venaient de quitter la chaumière à leur tour. Je fis semblant de trouver très intéressant le... papillon (en novembre ?) qui se promenait de fleur en fleur à mes pieds. Moins mes yeux croisaient ceux des deux folles antipathiques, mieux je me portais.

— Bien sûr que je sais qui a fait le coup... ricana alors la propriétaire de la chaumière. J'ai moi-même reçu un cadeau de la part du coupable... Mais regardez-les donc, Irma ! Ils s'amusent bien, qu'ils se débrouillent...

Elle savait que je l'entendais, j'en étais sûr... Et évidemment, il fallait qu'elle rappelle dans mon dos que nous étions les seuls à nous démener pour résoudre l'enquête pendant que tout le monde nous regardait faire en riant... Il suffisait pourtant que l'un des acteurs crache le morceau pour que nous puissions rentrer chez nous. Mais bien sûr, aucun d'eux ne semblait disposé à nous prendre en pitié et le petit ricanement de la vieille bique à pigeons me fit comprendre que je pouvais toujours courir pour bénéficier de son aide.

Le silence s'installa soudain et je sentis deux regards me foudroyer le dos. Oubliant toutes mes questions et mon inquiétude pour l'enfant perdu (après tout, il ne l'était peut-être pas tant que cela, hein...), je n'insistai pas et me lançai aux trousses de Jocelyn et de mon père en direction du village.

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