Chapitre 6 : Déjeuner chez la mère Cudal
J'avais mal aux pieds. J'avais faim. J'avais froid. La petite brise agréable dont avait parlé le président semblait bien décidée à me transformer en glaçon. Je voulais m'assoir chez moi, au chaud, dans le canapé. Tant pis si je devais le partager avec le chat. Il pouvait même me dévisager de son air affamé habituel, au point où j'en étais, je n'en avais plus rien à faire... Bon, je lui serais grandement reconnaissant de se contenter de sa pâtée tout de même...
La mère Cudal... Une voyante... Le simple mot faisait apparaître dans mon esprit un châle crocheté violet et des claquettes moumoute. J'espérais que les organisateurs s'étaient montrés un peu moins imaginatifs que madame Irma quand elle avait inventé son personnage...
À vrai dire, je n'avais pas spécialement envie de le découvrir. Peut-être la baston chorégraphiée des deux bras cassés avait-elle besoin d'un arbitre... Peut-être avions-nous manqué quelques indices dans la chaumière de Tritonland... Et puis nous avions oublié notre guide là-bas...
— Ici, Daniel ! s'enthousiasma mon père.
Le fil de mes réflexions s'arrêta là. Mes deux compagnons avaient déjà repéré une chaumière un peu en retrait dont la cheminée dégageait une sinistre fumée noire. Mes yeux se posèrent ensuite sur les deux pots en terre cuite posés de chaque côté de la porte. Ces derniers avaient été retournés avec une telle dextérité qu'ils se trouvaient toujours plein de terre, comme en témoignaient les quelques fleurs colorées et robustes qui émergeaient sur les côtés.
Aucun doute possible, nous étions arrivés à bon port.
Ni une, ni deux, le plâtre de mon père s'abattit avec force satisfaction contre le battant, Jocelyn frétillant d'excitation à ses côtés. Je les rejoignis avec réticence et me figeai.
De l'autre côté... Une voix... Une voix abominable... Pourquoi ?
— Mais ! Qu'est-ce que tu me fiches là ? C'est pas comme ça qu'on essuie un couteau ! Donne-moi ça !
Est-ce qu'elle avait été engagée par les organisateurs ? Est-ce qu'elle avait été enlevée, elle aussi, mais s'était trouvé un petit coin bien au chaud pour patienter sans participer à l'enquête ? Une chose était sûre, je refusais catégoriquement de poser un pied dans cette maison, a fortiori si la vieille folle tenait un couteau.
— Madame Irma ! s'exclama Jocelyn en ouvrant la porte.
— Ah bah mon con ! Quelle surprise ! Qu'est-ce qui t'amène au XVIIIe siècle ?
Il avait l'air content, cet abruti. Beaucoup trop content. Mon père aussi, apparemment...
— Il est vrai que les créateurs de cet escape game ont fait preuve d'une formidable attention aux détails ! renchérit-il. Quels décors ! Un véritable retour dans le temps !
— Z'êtes bien le père de l'autre abruti... répondit la folle.
Attendez, quel abruti ? Non, peu importe, je ne voulais pas le savoir. Je tournai les talons et amorçai une retraite stratégique. Avec une vivacité qui frôlait un peu trop le surnaturel à mon goût, mon père passa un bras autour de mes épaules et m'entraîna sans ménagement à l'intérieur.
Je commençais à m'habituer à l'ambiance sombre et moyenâgeuse des décors, mais cette maison était particulièrement... noire... Du sol au plafond, mobilier inclus. La petite table ronde branlante, les cinq chaises, la couchette au fond de la maisonnette... À croire que les organisateurs avaient mis le feu pour obtenir un intérieur uni ! L'odeur âcre de brûlé qui envahissait la pièce m'incita une nouvelle fois à faire volte-face, presque par réflexe. « Presque » seulement, puisque la présence de madame Irma avait brusquement gagné en proximité, mon conscient partageait donc l'envie irrépressible de mon subconscient de mettre le plus de distance possible entre cette chaumière et moi. Malheureusement, mon père ne m'avait toujours pas lâché et je ne pus qu'amorcer un semblant de demi-tour avant que sa poigne ne me remette en place.
À ma grande surprise, la vieille voyante m'accorda à peine un regard dégoûté avant que son attention ne glisse sur mon père. Une étrange lueur s'alluma dans son regard, suivie d'un... sifflement silencieux ? La pénombre devait me jouer des tours.
Profitant du manque d'intérêt que me portait la folle, je cherchai du regard la propriétaire de la chaumière. Tenter de rester deux minutes pour l'enquête ou partir en courant immédiatement... Ma décision finale reposerait sur ce que j'allais découvrir.
Il me fallut quelques secondes pour comprendre que la silhouette sombre qui remuait devant la cheminée n'était pas un chien d'une taille particulièrement remarquable, mais une femme âgée en train de ramasser un couteau de boucher tombé par terre, un torchon couvert de suie à la main. Elle-même n'était pas beaucoup plus propre : seuls ses yeux d'un bleu si clair qu'ils en paraissaient presque blancs donnaient une touche de couleur au tableau d'obscurité que j'avais devant moi.
En fin de compte, cet assombrissement notable ne semblait pas provenir d'un incendie, mais du morceau de charbon qui trônait sur une grille au milieu de la cheminée, derrière elle. Il s'en dégageait une épaisse fumée noirâtre qui débordait du conduit – sans doute en partie bouché – pour venir déposer ses particules un peu partout à l'intérieur. Vu l'étendue des dégâts, il n'était pas le premier à subir ce sort.
Je m'imaginai l'état de mes vêtements lorsque je pourrais enfin sortir de là. Enat n'allait pas apprécier... Pas du tout... J'étais bon pour faire ma propre lessive pendant un mois...
— Nous souhaitons rencontrer madame Cudal pour notre enquête, annonça Jocelyn.
Irma ne réagit pas immédiatement. Son regard rêveur semblait (un peu trop) scotché à mon père. Ce dernier observait le bout de son doigt noirci après un passage sur la table, nez froncé. Il n'était pas du genre maniaque, c'était d'ailleurs plutôt l'inverse, mais cet état de saleté dépassait même ses limites. Après quelques longues secondes, la voyante reporta son attention sur le vampire, puis sur la vieille femme qui salissait allègrement son couteau avec son torchon.
— Elle est juste là. Par contre, 'va falloir vous armer de patience, elle est pas des plus véloces.
Comme pour appuyer la remarque d'Irma, la mère Cudal se redressa lentement et s'appliqua à étirer ses lèvres en un large sourire béat. Visiblement, les organisateurs du jeu avaient fait un tour dans les maisons de retraite du coin pour y dégotter la plus sénile du lot. Nous n'étions vraiment pas sortis de cette chaumière.
Mon père s'approcha de moi et me traîna jusqu'à la vieille femme.
— Allez, Daniel ! Tes questions !
Que voulait-il que je demande à quelqu'un qui tenait une lame d'une vingtaine de centimètres entre ses mains tremblantes et qui tanguait dangereusement sur ses jambes ? Tout ce qui occupait mon esprit, c'était cette petite voix qui me hurlait de faire trois pas en arrière (au minimum) ou de lui arracher le couteau des mains avant qu'elle ne tue malencontreusement quelqu'un...
J'optai finalement pour la seconde solution et tentai d'ouvrir ses doigts serrés sur le manche en bois. Sans succès. Qu'est-ce qu'ils donnaient à manger à leurs résidents, dans les EHPADs des environs ? J'abandonnai et reculai prudemment.
— Z'allez pas laisser celui-là interroger la Cudal à cette heure, quand même ?
Ah, Irma semblait s'être rappelée qu'elle aimait me martyriser. Misère...
La vieille femme couverte de suie laissa tout à coup le couteau tomber sur le sol et leva une main vers moi. Je me raidis. Elle me pinça la joue.
Je restai bête. Heureusement, elle me lâcha rapidement et trottina en chantonnant vers une commode dont elle sortit assiettes, verres et couverts qu'elle installa délicatement sur la table.
Mon ventre choisit cet instant pour me signaler qu'il était très certainement midi. Je lui adressai une insulte silencieuse quand le regard narquois d'Irma se posa sur moi.
La mère Cudal m'entraîna vers la table avec une force toujours aussi surprenante et m'assit sans ménagement sur la première chaise que je croisai.
À peine installé, un morceau de charbon atterrit dans mon assiette. La vieille femme fit le tour de la table, sa grille de cuisson à la main et nous servit le repas carbonisé, pauvres invités que nous étions. Jocelyn huma le met avec une délectation qui ne pouvait qu'être feinte (n'est-ce pas ?), mon père picota l'objet de sa fourchette d'un air perplexe et Irma s'attaqua aussitôt à la dégustation.
La vieille femme prit place sur la chaise restante et sortit un tricot, un sourire satisfait et rêveur sur les lèvres.
— Tu vas manger, oui ? m'invectiva Irma. Malpoli, va !
— Elle a raison, Daniel, renchérit mon père en mâchonnant un morceau de charbon. Dépêche-toi avant que ça ne refroidisse !
Les yeux de la voyante se reposèrent sur lui avec gourmandise. Comment pouvait-elle apprécier ce truc noir à ce point ? Même mon père, malgré ses remarques, n'en menait pas large : je distinguai à ses traits tendus qu'il retenait une grimace de toutes ses forces.
Mon regard se reporta sur mon assiette, puis sur la mère Cudal. Mon ventre semblait avoir décidé qu'il n'avait plus faim.
— Excusez-moi, avez-vous entendu parler de la malédiction du saumon vert ? Nous menons l'enquête pour déterminer qui l'a lancée...
Des yeux dénués de toute réflexion se posèrent sur moi, puis sur mon assiette encore pleine. La vieille femme fronça les sourcils. Je glissai un minuscule morceau de charbon dans ma bouche pour faire bonne mesure et le regrettai aussitôt.
— La malédiction du saumon vert... répétai-je. Un poisson... Vert...
Chacun de mes mots fut suivi d'une inclinaison un peu plus forte de la tête de la mère Cudal sur le côté. Était-elle sénile au point de ne rien comprendre ? Ou était-elle sourde ?
Je ramassai le truc noir qui trônait encore dans mon assiette et cherchai du regard un bout de papier. Mon père sembla comprendre mes intentions et me tendit une feuille pliée en quatre. Sa liste de courses, visiblement.
Je m'attelai à la tâche et traçai difficilement quelques courbes entre « graines de rosa gallica » et « jambon ». Un œil couvrit « PQ », l'autre « piles »... Je commençais à dessiner une nageoire sur le « pot de fleurs » barré quand mon père m'arrêta.
— La dorsale était plus à l'avant, au niveau de « terreau ». Et il y avait une nageoire pectorale très reculée, à peu près sur « dentifrice ».
Je corrigeai mon œuvre sans piper mot. Vu le soupir de mon père, je devais soit être très mauvais dessinateur, soit franchement déplorable en anatomie piscicole. Je penchais pour un petit mélange des deux.
Mon croquis terminé, je la montrai à la mère Cudal.
— Ça ! La malédiction ! Vous connaissez ?
La vieille femme se leva, s'approcha... À son air assuré, elle savait de quoi je parlais, c'était évident... Du moins, je l'espérais de tout cœur, même si une part de moi avait déjà abandonné. La part la plus sensée de mon cerveau.
Les mains noirâtres de la mère Cudal attrapèrent la feuille. D'un air attendri, elle observa ce que j'y avais reproduit à la sueur de mon front et m'attira contre elle en un câlin dont je me serais bien passé (mon pull, bon sang !). Elle me lâcha et s'éloigna pour installer le dessin sur une étagère, à côté d'étranges petites boules vertes irrégulières (du chewing-gum ?) et de ce qui ressemblait à trois feuilles de salades en caoutchouc.
Le choc de cet excès d'affection passé, je constatai que le tricot avait été posé dans un coin et que la mère Cudal avait ramassé son couteau par terre. Elle se tenait à présent devant un saut rempli de petits pois qu'elle s'appliquait à ouvrir en deux, l'un après l'autre.
— Mais c'est pas comme ça qu'on fait, enfin ! s'alarma aussitôt la folle de notre groupe. Si tu les coupes dans ce sens-là, tu limites les prédictions à vingt-quatre heures, je te l'ai déjà dit ce matin ! C'est pas croyable, ça, elle pige vraiment rien !
La vieille femme garda les yeux fixés sur le visage d'Irma pendant que cette dernière lui montrait comment faire. Son regard se posa ensuite sur moi et je sentis comme une envie pressante de libérer le plancher.
Ses lèvres craquelées s'ouvrirent alors et une petite voix fluette et tremblotante s'en échappa. En irlandais. Bien entendu.
Mon père, Jocelyn et moi nous regardâmes, perdus.
— Elle te dit que tu vas prendre l'eau, traduisit Irma. Et aussi d'emprunter ses sabots à l'entrée. Vous comprenez pas la langue de chez vous ? Franchement, pour des Murphy, vous devriez avoir honte !
À côté de moi, mon père baissa les yeux d'un air penaud. J'en fus un peu déçu. Lui qui se montrait si incisif d'ordinaire, il n'avait même pas essayé de remettre la folle à sa place... Dommage, ça aurait attiré ailleurs le regard assassin qu'elle ne manquait jamais de m'envoyer dès que son attention se trouvait dans un rayon de deux mètres autour de moi.
Heureusement, les yeux d'Irma reprirent rapidement le chemin de la mère Cudal. Celle-ci avait récupéré son couteau et s'attelait à éviscérer d'autres petits pois. La folle poussa un soupir exaspéré.
— Mais ! Pas comme ça, je te dis ! T'écoutes rien du tout, bon sang !
Elle ne comprenait visiblement rien à l'anglais, surtout... Alors que l'irlandais que madame Irma venait à peine de nous traduire... Je me tus néanmoins.
— Oh ! Très chère madame Irma ! s'écria soudain Jocelyn. Seriez-vous en mesure de lui demander si elle détient un indice concernant notre affaire ?
Voilà. Lui ne risquait pas de s'en prendre une, au moins.
Curieusement, c'est sur moi que se porta le regard ironique de la folle.
— Elle parlait d'une personnetrès intéressante, tout à l'heure... Je suis sûre qu'elle serait ravie derencontrer cet abruti. Suivez-moi !
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