Chapitre 5 : L'adorable petit triton
La maison du père Colmóir, preuve que les organisateurs ne s'étaient pas vraiment foulés niveau diversité de l'architecture, ressemblait énormément à celles du village : petite, en pierre, avec un toit en chaume. Seule différence notable : pas un brin d'herbe n'entourait la bâtisse. La terre avait été bêchée et décorée de piquets en bois ainsi que de petits plants qui résistaient comme ils pouvaient aux assauts de l'hiver.
Quant aux traditionnels murets champêtres, ils étaient de retour : l'un encerclait la maison et son potager, un second, accolé au premier, délimitait un petit champ où paissait et bêlait une quinzaine de moutons.
Le président enjamba le monticule de pierres grises sans prendre la peine de faire le tour et avança tranquillement vers la chaumière. Son geste fut salué d'un hurlement aux accents particuliers, entre un cri de guerre et celui de Tarzan, en provenance de la fenêtre ouverte. Tandis que je cherchais encore à mettre un adjectif sur le mugissement, un objet non identifié vint s'écraser à deux mètres de moi.
Mes yeux se posèrent sur la pierre grosse comme mon poing qui s'était enfoncée dans la terre. Le sang déserta mon visage.
Les animateurs balançaient des cailloux sur les clients, maintenant ? J'espérais au moins que ce type savait viser... Quand bien même, ce n'était pas vraiment rassurant... Ils auraient au moins pu nous donner des casques... Un second projectile siffla à mes oreilles et je me jetai au sol, les mains sur la tête. Décidément, ce n'était vraiment, vraiment pas rassurant. Du tout !
Mon père et Jocelyn s'accroupirent à mes côtés tout en commentant le réalisme de la scène. J'admirais leur calme qui prenait ici des allures d'inconscience. Quelque peu rassuré par la présence du muret, j'osai un coup d'œil de l'autre côté.
Le président, un enthousiasme certain toujours gravé sur le visage, s'était réfugié derrière un framboisier d'où il tentait de marchander avec notre assaillant. Enfin, je crois, c'était en irlandais. Malheureusement, le succès de l'opération semblait discutable.
Pris par un soudain élan d'inspiration, mon père leva la tête et baragouina quelques mots en gaélique. Un instant de flottement suivit et les pierres cessèrent de voler. Je ne pus m'empêcher de souffler.
— Z'êtes pas de Sirèneland ? cria notre agresseur.
Mon père fit la moue en entendant l'homme répondre en anglais. Apparemment, son accent l'avait trahi et cela le décevait grandement.
— Nous menons l'enquête ! poursuivit-il néanmoins. Nous avons quelques questions, êtes-vous disposé à nous écouter ?
Une main armée d'une pierre apparut à la fenêtre, puis une tête hirsute. Sortait-il d'un bain de boue ou avait-il oublié de se doucher après s'être roulé par terre devant chez lui ?
— Quelle enquête ? mugit l'homme. Pourquoi on vient me voir ? Qu'est-ce qu'il a encore inventé, cet abruti-là ? C'est une invasion, vous savez ? Je vais finir par lui déclarer la guerre, je plaisante pas !
Pour faire bonne mesure, il envoya son caillou dans la direction du président qui plongea derrière un plan de groseilles.
— Je décline toute responsabilité ! piailla notre guide en réajustant sa veste en cuir. Je n'ai fait que mon devoir de citoyen en participant à l'enquête ! Toute nouvelle attaque contre ma personne mènera à l'incident diplomatique !
— Monsieur Col... Com... Monsieur ! C'est nous qui devons poser les questions ! s'écria Jocelyn d'une voix tremblante. Ce gentilhomme et ses administrés nous ont attribué le rôle de détectives !
Un bougonnement incompréhensible nous parvint depuis la chaumière. Enfin, la porte s'ouvrit sur un homme plié en deux dans l'encadrure, les vêtements, à l'image de son visage, recouverts d'une telle couche de terre séchée que je n'aurais su dire quelle était leur véritable couleur.
D'un signe de tête, il nous invita à entrer. Si mon père et Jocelyn bondirent aussitôt sur leurs pieds, j'hésitai un instant. Son regard noir et menaçant ne respirait pas un air de bienvenue.
— Allez, Daniel, du nerf ! Enat et ma petite Erin vont commencer à s'inquiéter si nous ne sommes pas rentrés pour le déjeuner !
Je grimaçai. Mon père n'avait pas tout à fait tort. Par contre, j'osais espérer que ma femme et ma fille n'allaient pas attendre midi pour se demander où nous étions passés depuis hier soir... À moins que les organisateurs ne les aient prévenues de notre participation au jeu ? Ils avaient intérêt : si les deux femmes de ma vie se rongeaient les sangs par leur faute, ils comprendraient bien vite à qui ils avaient à faire ! Enfin... si le commissariat acceptait de prendre ma plainte...
À regret, je suivis mes deux compagnons dans la petite chaumière sombre et sale. Le président fermait la marche. Pour quelqu'un qui avait manqué de se prendre des pierres à la figure à peine une minute plus tôt, il arborait un sourire bien trop éclatant.
Le bras plâtré de mon père s'abattit dans mon dos et me poussa devant tout le monde.
— Vas-y, Daniel ! Pose tes questions !
Si seulement il pouvait être un peu moins fier de moi, parfois...
Je m'éclaircis la gorge tout en essayant de me concentrer sur le visage sévère de mon interlocuteur. Je devais bien admettre que les organisateurs s'étaient surpassés sur cette partie de l'enquête : tout, du jeu d'acteur aux énormes couteaux de cuisine accrochés au mur, m'incitait à prendre mes jambes à mon cou. Pas très professionnel, je l'admettais.
— Alors... Monsieur... Enchanté, bégayai-je.
Sans surprise, l'homme ne sembla pas impressionné. Pas impressionné du tout. Son regard perçant me dévisagea de la tête aux pieds et j'eus soudain la furieuse envie de creuser un petit trou dans le sol pour m'y cacher. Quoique... Mauvaise idée. Il n'apprécierait sans doute pas que je touche à la terre battue de sa chaumière.
Comment étais-je censé tirer les vers du nez d'un type pareil ? Est-ce qu'il ne risquait pas de m'assommer d'un coup de poing au moindre mot de travers ?
Escape game, Daniel... Ce n'est qu'un escape game... me rassurai-je intérieurement.
— Nous cherchons la personne responsable de la malédiction qui touche actuellement la famille Trosc, déclara Jocelyn, prudemment caché derrière moi. Nous avons ouï dire que vous ne les portiez pas dans votre cœur, que pouvez-vous répondre à cela ?
Le tact légendaire de mes voisins... Pourtant, ce genre d'initiative revenait d'ordinaire à Léonard. Le cadet commençait-il à prendre de l'assurance maintenant qu'il était séparé de son frère ? Cet excès de zèle aurait pu être appréciable si je ne servais pas de bouclier humain.
J'observai nerveusement l'homme qui me faisait face. J'étais en première ligne. J'avais été désigné comme le leader du trio. S'il devait en coller une à quelqu'un, l'honneur me reviendrait.
Heureusement, ce n'est pas vers moi que se tourna son regard noir, mais vers le président qui attendait bien sagement dans l'encadrure de la porte, tout sourire, prêt à se tirer comme un lapin.
— Je n'aime pas Trosc parce que ma petite fille chérie m'a quitté pour lui. Comment a-t-elle pu partir avec un pêcheur de Sirèneland alors que son papounet adoré lui a inculqué si jeune l'amour de la terre ? Pourquoi avoir abandonné son titre de princesse de Tritonland pour un vulgaire poisson ?
Son visage se fendit en une moue boudeuse et ses lèvres tremblèrent. Il sembla un instant sur le point de verser une petite larme. J'aurais eu de la peine pour lui si je n'avais pas remarqué les membranes entre ses doigts serrés. Une sirène, si j'avais bien compris leurs costumes... Donc lui aussi était censé être un poisson, non ? Et Tritonland ? Qu'est-ce que c'était encore que cette histoire ?
Derrière moi, Jocelyn s'autorisa un timide pas de côté, sortant un peu de mon ombre. Lorsqu'il reprit la parole, son ton portait une petite trace de confiance :
— Dites-moi, pourquoi une sirène vit-elle si loin de la mer, au milieu d'un potager et d'un troupeau de moutons ?
Je retins un hochement de tête satisfait. Après tout, je n'allais quand même pas leur montrer que j'étais fier de moi pour avoir deviné l'identité de l'homme... En bon détective, ce sens de l'observation relevait de l'évidence...
— Figurez-vous qu'en français, une sirène mâle, c'est un triton ! rugit l'homme. Et un triton, c'est un adorable petit lézard qui vit dans la terre, pas un poisson ! C'est la proprio qui me l'a dit !
— Raconte pas n'importe quoi, tu veux juste faire ton original, rétorqua le président.
— Je vois pas où est le problème ! J'ai déclaré l'indépendance de Tritonland, je fais ce que je veux dans mon pays ! Tu veux voir ma Constitution ?
— Tu sais pas écrire, je parie que tu as juste dessiné sur un bout de bois !
— Et alors ? Moi, au moins, je sais dessiner, pas comme ton gosse !
Si je devais bien admettre que j'avais moi-même été intrigué par les propos du père Colmóir, la question avait eu le démérite de faire complètement la conversation des rails de l'enquête. J'aurais bien applaudi Jocelyn en accompagnant mon geste d'un soupir, mais mon père allait me reprocher mon manque de bienveillance, je risquais d'en entendre parler jusqu'à la fin de l'année prochaine.
— Que savez-vous de la malédiction du saumon vert ? demandai-je pour tenter de revenir au sujet de départ.
Le triton fronça un sourcil intrigué et un poil énervé, toute tristesse oubliée. L'homme n'avait visiblement que deux émotions dans son répertoire : chagrin et pas content.
— La quoi ? Un saumon vert ?
— Absolument, un saumon ! Vert ! intervint mon père. Bon, il lui manquait la nageoire adipeuse, la nageoire pectorale, il avait deux yeux d'un côté et il souriait, mais c'était bel et bien un saumon, j'en suis sûr !
Notre interlocuteur leva un peu plus son sourcil à chaque terme scientifique. J'aurais bien fait de même, mais je risquais de rentrer chez moi avec une encyclopédie de la mer à apprendre par cœur d'ici Noël.
Enfin, l'homme croisa les bras, pencha la tête d'un côté et marmonna, le regard tourné vers le plafond :
— Ce seraient pas les cr...
— Avoue ! l'interrompit le président. C'est toi qui as maudit les Trosc ! C'était déjà toi qui leur avais piqué leur filet de pêche et qui avais lâché tes moutons dans leur grange !
— Absolument ! J'ai aussi inversé le gouvernail de leur bateau... Mais je n'ai rien à voir avec ce poisson vert !
— Tu peux tromper tous les merlans que tu veux, Colmóir, mais moi, tu ne m'auras pas !
— Je peux tromper aucun merlan, monsieur le Président, je parle pas grec ! ricana l'homme. D'ailleurs, j'espère que tu l'enseignes à ton gosse ? Il adore venir voir mes moutons ! À ce rythme, j'aurai bientôt un concitoyen !
Un petit caillou vola droit contre le front du père Colmóir. Ce dernier n'avait pas encore compris ce qui s'était passé que le président se repenchait déjà vers le sol tout en marmonnant des mots incompréhensibles et sans doute pas très catholiques.
Le triton saisit deux poêles et se mit en position, prêt à se défendre contre la déferlante de gravier qui peinait à arriver. Je m'éloignai aussi prestement et dignement que possible du champ de tir, bousculai ce faisant mon père qui envoya malencontreusement son plâtre contre le nez de Jocelyn.
— Vous devriez aller faire un tour chez la mère Cudal, je suis sûr qu'elle vous sera d'une grande aide, ricana le triton en déviant adroitement un caillou - il semblait avoir l'habitude.
— Non, non, non ! Pourquoi ne pas aller vous balader le long de la côte ? intervint le président. Il y a de jolies falaises, la mer... C'est là que vivent les saumons !
— Vous trouverez facilement sa maison, c'est celle avec les pots de fleurs à l'envers.
Le président sembla soudain à court de cailloux. Il bondit donc vers l'homme et tenta un crochet du droit, sans succès.
— Sinon, il y a la plage ! poursuivit-il. Très belle plage, avec du sable blanc !
— La mère Cudal, je vous dis ! Mais j'espère que vous avez faim...
Le triton lâcha ses poêles et envoya son poing gauche dans la tête de son adversaire, qui esquiva sans peine.
— Et une petite brise agréable en cette saison !
— Dites-lui que vous venez de ma part !
Un coup de pied fouetté raté, une feinte suivie d'un upercut manqué... Si je n'avais aucune envie de rester ici, je devais bien avouer que ce ballet d'attaques dans le vide me fascinait. Soit les deux combattants étaient d'une nullité sans nom, soit ils s'entraînaient tous les jours. À moins que ce ne soit un peu des deux.
Une main m'attrapa l'avant-bras et me tira vers la sortie.
— Allez, Daniel, on va voir cette mère Cudal ! s'exclama mon père.
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