Chapitre 4 : Balade champêtre

En tant que spécialiste en animaux perdus, identifier le propriétaire d'un animal trouvé (aussi vert et informe soit-il) relevait de compétences que je ne possédais pas. J'avais néanmoins toute confiance en mon expérience d'admirateur de Sherlock Holmes et ne me démontai pas. Première étape : étudier la scène de crime et interroger les témoins.

Une demi-heure après la découverte du saumon vert, je me retrouvai donc debout au beau milieu de la grange, face au propriétaire et à sa fille. Jocelyn et mon père s'étaient accroupis entre nous et observaient l'objet vert gélatineux, sourcils froncés et main sur le menton.

Le vampire m'avait bien proposé son assistance pour interroger les victimes, mais je comptais bien rentrer avant le déjeuner. Je l'avais donc nommé « responsable de l'étude des indices matériels », poste qu'il avait accepté avec moultes étoiles dans les yeux. Mon père s'était joint à lui après s'être déclaré expert sur le sujet. Pendant qu'ils sympathisaient au-dessus du morceau de gélatine verte, je me concentrai sur le père et sa fille.

— Donc, monsieur... Trosc ? Que savez-vous de cette malédiction ?

— Hmm... Elle nous donne une odeur de poisson pourri... Et il faut trouver celui qui l'a jetée pour la rompre.

J'acquiesçai en retenant un soupir. Visiblement, j'allais devoir poser des questions un peu plus précises. En espérant que ces acteurs puissent y répondre...

— Savez-vous comment elle se lance, quelles en sont les modalités, s'il faut avoir un talent particulier ?

L'homme et la fille échangèrent un regard perdu.

— Il faudrait demander au président...

J'aurais bien envoyé ma paume claquer contre mon front, mais ce n'était pas très professionnel...

En parlant de professionnalisme, j'avais cru que ce soi-disant « président » ferait affaire de maître du jeu, mais il avait disparu en même temps que les figurants... Était-ce déjà l'heure de la pause café ?

Malgré ces désagréments, je ne baissai pas les bras : il fallait bien que mon enquête avance si je voulais rentrer. Je tentai donc une autre question, plus générique et ordinaire, qui serait sans nul doute dans le script.

— Savez-vous qui pourrait vous vouloir du mal ?

Nouveau regard entre le père et sa fille. Ce fut cette dernière qui répondit, dans un anglais haché et hésitant :

— Eh bien... Un jour, je chantais... et... il perdu bateau. Ro... Rocher ?

Qui ? Quoi ? Quand ? Comment ? Je réprimai la ribambelle de questions qui me brûlait les lèvres en voyant l'homme acquiescer et prendre à son tour la parole.

— Elle parle de notre voisin, le père Faoitín. Ma fille a une voix magnifique, c'est une sirène très prometteuse ! Un jour qu'elle chantait sur la falaise, le malheureux, parti pêcher, s'est fait envoûter et s'est échoué sur les rochers ! Il nous en veut beaucoup depuis.

Les sirènes, les pêcheurs échoués dans les rochers... Par habitude, je faillis soupirer de lassitude. Je me retins de justesse : prendre de potentiels clients de haut ne m'attirerait pas leurs faveurs. En bon détective et en testeur consciencieux du jeu, je devais m'adapter et incorporer ces éléments surnaturels dans mon enquête.

— Qu'est-ce qu'elle raconte, l'immonde algue avariée ? J'ai rien fait du tout ! T'as vu la tête de ce saumon ? Si ça avait été moi, il aurait eu les nageoires à la bonne place !

Je me retournai et découvris un homme à la porte de la grange, une canne à pêche rudimentaire dans une main, un seau dans l'autre. Je ne me permis pas de sourire de sa dégaine, et encore moins d'en rire quand je détaillai un peu plus ce nouveau venu : malgré les profondes rides qui striaient sa peau sèche et basanée, je n'en menais pas large devant ses muscles développés. Une chose était sûre, les responsables du casting avaient fait du bon boulot pour le rôle de vieillard intimidant.

Alors que j'étudiais encore la possibilité de reculer vaillamment de quelques pas, il prit à l'homme l'idée saugrenue de se précipiter vers moi, de lâcher son matériel et d'abattre ses deux énormes paluches sur mes épaules. Ces dernières ne manquèrent pas de protester, mais je gardai dents serrées et lèvres closes, en toute dignité.

Son visage était près. Trop près. Je m'efforçai de respirer par la bouche pour m'épargner son haleine d'algues abandonnées sur le sable en plein mois d'été.

— Je n'ai pas été envoûté par les hurlements disgracieux de cette môme ! rugit-il. Je marchandais avec un goéland pour qu'il m'aide à me tirer du brouillard en échange d'un poisson ! Sauf que mon latin est un peu rouillé et je n'avais pas compris qu'il en voulait deux. Il m'a envoyé dans les rochers en représailles, ce mécréant !

— Oh oui d'accord tout à fait je comprends... couinai-je.

Croyez-moi, la phrase était bien plus posée, assurée et ponctuée dans ma tête.

— C'est moi qui gère les goélands, d'habitude !

La nouvelle voix me fit presque sursauter. Une femme d'un certain âge venait de me saisir par un bras, yeux exorbités, coiffe de travers. Une amie de madame Irma, sans doute. Une chose était sûre, elle ressemblait plus que jamais à la femme-poisson qu'elle prétendait être.

— Mais elle pouvait pas venir cette fois, sa sœur avait besoin d'aide au bar du village voisin, renchérit le vieil homme. Si on avait su qu'il y aurait du brouillard...

— Oui, la mère Cudal avait lu qu'il ferait beau dans ses entrailles de petits pois...

— Elle était plus précise avec les entrailles d'escargot !

— Tu sais bien qu'elle est devenue végétarienne...

— Mais pourquoi des petits pois ? Elle est tellement bigleuse qu'elle y verrait rien même en ouvrant une citrouille !

J'aurais bien aimé que les deux compères me lâchent avant de se lancer dans leur petit échange tonitruant. Si cette « mère Cudal » avait des problèmes de vue, ces énergumènes avaient très certainement des soucis d'audition...

Malgré l'inconfort de la situation, je me forçai néanmoins à repérer tous les indices que les acteurs distillaient au gré de cette conversation décousue. Nul doute que cette histoire de petits pois était d'une importance capitale pour l'enquête ! À moins qu'ils ne soient en train de meubler...

— Oh... marmonna alors le père Trosc, visiblement peu dérangé par l'apparition soudaine de ses voisins frapadingues. Est-ce que la mère Cudal n'avait pas parlé de « menace verte », hier soir ?

Je me retournai comme je le pouvais. Aux petits coups de coude de mon père dans mon mollet et aux gigotements de Jocelyn, je compris qu'eux aussi avaient fait le lien.

— La seule menace verte, ici, ce sont ses petits pois, grommela le père Faoitín.

Un vacarme retentissant me fit bondir. Enfin, « bondir »... Il l'aurait fait si le pêcheur ne me maintenait pas cloué au sol de la force de ses deux mains. En me contorsionnant, j'aperçus le président, les jambes empêtrées dans le seau du père Faoitín, qui se remettait debout comme si de rien n'était.

— Dites, on ne va pas déranger la mère Cudal pour ça, enfin ! Laissez cette pauvre vieille dame tranquille ! s'affola-t-il en se précipitant vers nous. Non, non, non, j'ai une autre piste beaucoup plus sérieuse !

Il se pencha à son tour sur moi. Mais qu'est-ce qu'ils avaient, tous, avec cette manie d'envahir... que dis-je... d'attaquer mon espace personnel ?

— Un vieil ermite qui vit dans les collines... me glissa-t-il à l'oreille. Il déteste le père Trosc... C'est-y pas un bon tuyau, ça ?

Un bon tuyau... Oui, oui, tout à fait ! Du moment que ces trois individus reculaient d'un bon mètre... voire de dix. À ma grande surprise étant donné mon récurrent manque de bol, le couple de pêcheurs exauça mon vœu. Ils me lâchèrent et échangèrent un regard entendu.

— C'est vrai qu'il manque quelques cases au père Colmóir... admit l'homme.

— Et qu'il est coutumier des coups tordus au père Trosc... renchérit sa femme. Tu te souviens des taupes dans son jardin ?

— Ou des vers de terre cloués sur sa porte...

Dès la première phrase de l'échange, mon père s'était appliqué à me tapoter sur la cuisse, de plus en plus rapidement, de plus en plus insistant, de plus en plus agaçant.

— Dis, Daniel ? Ça ne te paraît pas suspect, tout ça ?

— Allons l'interroger, monsieur Murphy ! ajouta Jocelyn.

Une balade à la campagne, au grand air, loin de cette grange puante ? Il n'en fallait pas plus pour me convaincre.

— Où peut-on trouver ce monsieur Com... Col... ce monsieur ?

D'un ample geste du bras, un air satisfait sur le visage, le chef du village nous indiqua de le suivre.

***

Quand nous quittâmes le petit hameau, j'observai les environs avec curiosité. Je devais bien saluer les efforts fournis par les organisateurs pour rendre leur jeu immersif. Pas une route en asphalte, pas un bruit de voiture, pas un avion dans le ciel... Ils avaient vraiment choisi le trou du cul du monde pour y installer leur jeu.

Heureusement (ou malheureusement, puisque j'étais en chaussettes), un petit chemin en terre, à peine assez large pour y faire rouler un 4x4, serpentait au milieu des champs, entre les collines. Malgré les couleurs et les formes familières, l'absence des habituels murets de pierre m'intrigua néanmoins. Nous trouvions-nous toujours en Irlande ou avions-nous été largués sur quelque île déserte ?

— ... voilà pourquoi les sirènes peuvent envouter les hommes et les attirer dans les rochers !

— Fascinant !

Je maudis intérieurement Jocelyn pour oser raconter des idioties pareilles à mon père. Celui-ci, totalement investi dans le jeu, ne semblait pas avoir remarqué que le pseudo-vampire croyait dur comme fer – que dis-je... dur comme diamant – à ce qu'il inventait.

— Dites-moi, vous semblez en connaître un rayon sur le sujet, monsieur...

— Du Bois de la Grande Épine, monsieur Murphy.

Le silence qui répondit à mon voisin m'arracha presque un sourire. Peut-être mon père n'aurait-il pas dû faire l'impasse sur ses cours de français...

— Maintenant que j'y pense, vous nous appelez tous les deux « monsieur Murphy », mon fils et moi... Cessons donc ces formalités ! Moi, c'est Edward, un plaisir de vous connaître.

— Jocelyn, le plaisir est partagé !

J'admirai l'intelligence avec laquelle mon père avait esquivé le nom à coucher dehors. Certes, son interlocuteur n'était pas particulièrement brillant et se serait fait avoir par moins que ça... Cependant, la stratégie, de son élaboration jusqu'à sa mise en place, n'avait pas laissé la moindre chance au vampire de douter de ses bonnes intentions.

— Et donc, Jocelyn, vous étiez-vous renseigné sur ce jeu au préalable ?

— Oh, non, c'est simplement que l'ami d'une tante du frère de mon cousin au troisième degré connaissait une sirène d'une telle curiosité qu'elle s'était étudiée elle-même.

— Je vois ! Mon ex-femme était elle aussi particulièrement au fait de tous ces contes et légendes. Elle avait une imagination débordante, c'était pratique pour endormir le petit le soir.

— Oh oui, j'ai entendu parler d'elle ! Il paraît qu'elle est particulièrement redoutable ! Un cousin du frère de mon arrière-grande-tante a d'ailleurs...

Trop occupé à écouter mon voisin débiter ses bêtises, je ne remarquai l'énorme pierre qui dépassait du chemin que lorsque sa rencontre avec mon pied me promit soudain une entrevue aussi imprévue qu'imminente avec le sol.

Une seconde plus tard, le nez dans la terre gelée, j'examinai avec lassitude et embarras la signification de mon existence. Une fois revenu à moi, je massai mon gros orteil endolori tout en jetant un coup d'œil au coupable de ma dernière déconvenue en date.

— Daniel ! Surveille où tu mets les pieds, enfin ! On la voit bien, cette pierre, pourtant !

Effectivement, comme le soulignait mon père, une jolie teinte verte inégale signalait aux passants inattentifs la présence menaçante du caillou. Je me remis debout avec autant de dignité que faire se pouvait avant d'épousseter mes mains et mon pull. Heureusement, si Jocelyn trouva le spectacle amusant, il ne le montra pas.

Du coin de l'œil, j'aperçus le président de Sirèneland deux mètres devant moi, recroquevillé sur lui-même, les deux mains sur l'un de ses pieds. Le cuir de sa chaussure avait pris une légère teinte verte. Je me sentis moins seul.

Avant que l'un de nous ait pu lui demander si tout allait bien, il se releva brusquement, un large sourire sur les lèvres.

— Suivez-moi, on y est presque !

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