Chapitre 2 : Où sont passés les rhododendrons ?
J'étais allongé sur un sol dur et froid. Il ne me paraissait pas bien stable... Étais-je sur un bateau ? Non, la rugosité de la surface ressemblait davantage à de la terre qu'à du bois... Où avais-je atterri, encore ? À moins que ce ne soit un rêve ? Allais-je m'apercevoir qu'Enat dormait à côté de moi quand j'ouvrirais les yeux ?
— Mon très cher frère... Mon très cher frère, où êtes-vous ?
Je sentis la déception m'envahir. À défaut des adorables boucles rousses de ma bien-aimée, c'était visiblement la bouille de chérubin d'un certain abruti qui m'attendait au réveil. Je décidai d'abréger le suspense et ouvris les paupières.
Sans surprise, Jocelyn se tenait debout à deux mètres de moi. Les mains en entonnoir autour de sa bouche, il appelait son aîné de toute la force de ses poumons entre deux pleurnichements. Je n'allais pas être aidé...
Maintenant que j'y pensais... Pas être aidé à quoi, exactement ?
Je me redressai rapidement et le regrettai aussitôt. Mes yeux se baladèrent joyeusement dans mes orbites, incapables de se fixer sur quoi que ce soit, et je me laissai retomber disgracieusement par terre.
Je ne savais pas exactement ce que cet ahuri de commissaire m'avait injecté, fait boire ou sentir, mais c'était du costaud.
— Où sont passés mes rhododendrons ?
Je tournai brusquement la tête vers la source de la voix. La migraine qui s'installa aussitôt dans mon cerveau me fit comprendre que je n'avais pas intérêt à recommencer.
Mon père était là, assis à même le sol, sa main plâtrée sur le crâne. Il était toujours vêtu de sa robe de chambre bleu marine et de ses pantoufles à carreaux. D'un regard confus, il parcourait les alentours à la recherche de ses plantes vertes. Je me fis alors la réflexion qu'une autre question un peu plus urgente aurait dû occuper ses pensées...
— Mais... Où est passée ma maison ? marmonna-t-il en se retournant.
Voilà. Celle-là.
Il bondit aussitôt sur ses jambes avec une souplesse qui ne trahissait pas ses soixante-quinze ans.
— Mes fraisiers ! Mon nain de jardin ! Ma voiture !
— Mon très cher frère ! Où êtes-vous ?
Entre le tournis et les cris de mes compagnons d'infortune, je crus un instant que ma tête allait exploser. Heureusement, la fraîcheur de la terre soulageait quelque peu ma peine... La fraîcheur tout court, d'ailleurs. Cet abruti de commissaire aurait au moins pu me laisser prendre mon manteau et mes chaussures avant de nous abandonner je ne savais trop où... Dans quel état allaient se retrouver mes chaussettes, hein ?
— Daniel ! Debout ! On a été enlevés !
Malheureusement, mon père n'était pas disposé à me laisser insulter silencieusement l'imbécile au chapeau de paille. Je tentai donc une seconde fois la position assise. Succès. Je me remis sur mes jambes. Succès. Tout n'était donc pas perdu. La perceuse qui me trouait allègrement le crâne finirait bien par se lasser de me tourmenter, elle aussi.
— Mon frère... renifla Jocelyn.
— Du nerf ! Il faut découvrir où nous sommes et pourquoi nous avons été envoyés ici !
Bon, mon père prenait les choses en main... Parfait, je n'étais pas en état de composer avec les absurdités de mon voisin.
— Daniel ! Tu es détective, fais ton boulot !
Je retins le profond soupir qui menaçait de s'échapper de mon gosier. Je ne voulais pas risquer de me faire houspiller pour ne pas avoir pris la situation au sérieux. La peine encourue serait sans doute de me faire exploiter dans le jardin de mon père jusqu'à ce que mort s'en suive.
Pour la première fois depuis mon réveil, je me concentrai donc sur les environs.
Premier point à noter, il faisait jour. La luminosité encore faible, les couleurs pastelles du ciel et l'humidité ambiante me soufflaient que c'était le matin. Sans doute encore assez tôt. Nous avions quitté la maison de mon père le soir et je n'avais pas suffisamment mal au dos pour être resté allongé par terre plus de huit heures. Où avions-nous passé la nuit ? Aucune idée... Un mystère de plus.
Deuxième point, le paysage. Comme l'avait remarqué mon père, son jardin avait disparu, son pavillon aussi. Il se trouvait pourtant d'autres habitations à quelques mètres de nous, assez petites, en pierre et toits de chaume. Elles étaient plus ou moins bien alignées le long de la route en terre au milieu de laquelle nous nous trouvions. Le chant d'un coq dans l'un des jardins renforça l'aspect campagnard, voire médiéval, qui se dégageait de la bourgade. Je voulus sortir mon téléphone portable pour nous repérer sur une carte, mais me souvins que je l'avais laissé à charger dans la cuisine. Malheur...
Troisième point, la population. Si la fumée qui s'échappait des cheminées en ce froid matin de novembre témoignait de la présence d'êtres vivants à l'intérieur des chaumières, Jocelyn, mon père et moi étions les seules personnes en vue.
— Alors, fiston ?
Il essayait de m'encourager, je le comprenais bien à son ton, son torse bombé de fierté et ses mains posées sur ses hanches. Il m'était donc difficile de le décevoir.
— Aucune idée... Mais on n'a plus l'air d'être dans les environs de Rush... À moins qu'ils aient construit un parc à thème depuis la dernière fois que je suis venu ?
Mon père se plongea dans une profonde réflexion, son bras plâtré posé sous son menton.
— Un parc à thème... Un parc à thème... Je ne crois pas, non... Tu penses que c'est un projet secret ?
Ses yeux s'illuminèrent soudain et il pointa un doigt vers moi, un air victorieux sur le visage.
— C'est ça ! Un parc à thème secret ! Nous avons été sélectionnés pour le tester en avant-première !
— Vous croyez... que c'était... cela, le cadeau du commissaire ? pleurnicha Jocelyn.
Je regardai autour de moi. Un parc à thème secret... Effectivement, ça se tenait. Maintenant que nous avions compris ce qui se tramait, les animateurs allaient-ils commencer leur numéro ?
À peine avais-je fini de me poser la question qu'un hurlement déchira l'air. Aussitôt, les portes des maisons s'ouvrirent et une dizaine de personnes en sortit, toutes vêtues de tenues d'époque. Chacune se regarda, surprise, avant de se diriger vers l'attroupement qui commençait déjà à se former à l'entrée d'une grange, un peu à l'écart du village.
Ce parc avait donc choisi de ne pas tourner autour du pot... J'aurais certes davantage apprécié qu'on vienne nous saluer, qu'on s'excuse de la façon dont nous avions été traités et qu'on nous offre une bonne tasse de thé... Et éventuellement un manteau et des chaussures, parce que je commençais à avoir froid.
Je suivis mon père qui se hâtait lui aussi vers la grange, visiblement très motivé. Comment pouvait-on manifester autant d'énergie après avoir été largué en robe de chambre dans un endroit inconnu ? Cela me dépassait complètement... Une respiration sifflante dans mon dos m'apprit que Jocelyn m'avait emboîté le pas, beaucoup trop près à mon goût. À bien y réfléchir, je ne l'avais jamais vu à moins de deux mètres de son frère, j'espérais qu'il n'allait pas faire de moi son Léonard de substitution... Ma patience ne le supporterait pas.
Arrivé devant le bâtiment en bois, je jouai des coudes pour rejoindre mon père à l'intérieur (première remarque à destination des organisateurs : les animateurs devaient s'entraîner à laisser un petit passage d'accès aux clients...). L'endroit était sombre et l'air imprégné d'une vieille odeur de poisson pourri qui me fit larmoyer. Le parc avait fait fort sur les effets. Un peu trop, même...
Entre les filets de pêche et les casiers, au milieu de la grange, se tenaient un homme et une adolescente. Tous deux regardaient, yeux écarquillés et bouche grande ouverte, la forme verte phosphorescente qui luisait sur le sol en terre battue.
— Un saumon, murmura mon père, pensif.
J'ignorais comment il était parvenu à deviner l'espèce de ce poisson informe. Peut-être grâce aux longues heures qu'il consacrait à potasser des albums sur le monde marin, entre deux magazines de jardinage ? Il était quand même fort : à part la silhouette générale, cette créature ne ressemblait à aucun animal connu sur notre planète... Deux yeux du même côté (donc... quatre en tout ? Impossible à dire, je voyais cette abomination de profil), une nageoire dorsale au-dessus de la tête telle une crête de coq, une bouche qui formait une espèce de petit sourire... Je savais la mer d'Irlande polluée, mais à ce point-là...
Tout autour de nous, les animateurs chuchotaient entre eux. L'inquiétude se lisait sur leurs visages (premier bon point à destination des organisateurs : ils s'étaient dégottés de bons acteurs), mais leurs paroles ne faisaient aucun sens à mes oreilles... Enfin, je compris : ils parlaient irlandais. Mes cours de langue datant à présent de quelques lointaines décennies (à peu près autant que mes dernières leçons de français), mes connaissances sur le sujet se résumaient aux noms gaéliques des arrêts de mon bus. Je grimaçai donc en imaginant devoir dépoussiérer des souvenirs rongés par une bonne dose de rouille.
Je saluai ce désir de réalisme manifeste, mais entre la puanteur de la grange et l'usage d'une langue que j'avais finalement complètement oubliée, décidément, c'était trop pour moi.
— Excusez-moi, serait-il possible que nous parlions anglais ? glissai-je à mon voisin le plus proche.
Du coin de l'œil, j'aperçus le hochement approbateur de Jocelyn. Bien au contraire, mon père me fusilla du regard.
— Je t'avais bien dit de ne pas faire l'impasse sur l'irlandais à l'école ! C'est à cause de gens comme toi que notre belle langue se meure !
L'animateur à qui j'avais parlé nous dévisagea avec surprise. Il se tourna finalement vers une femme, qui glissa deux mots à un autre homme, et ainsi de suite jusqu'à ce que le murmure ait fait le tour de la grange.
— Qu'est-ce qu'ils racontent ? demandai-je à mon père d'un ton relativement bas.
— Hmm... Difficile à dire, ils ont un accent à couper au couteau.
Ça valait bien la peine de me faire la morale... songeai-je en soupirant.
Ce fut à cet instant qu'un cri ressemblant fort à un juron s'éleva dans la foule face à nous. Celle-ci s'ouvrit suffisamment pour nous laisser apercevoir la veste en cuir d'un homme... avant que son propriétaire ne s'affale tête la première sur le sol en terre battue.
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