Chapitre 12 : 𝘔𝘢𝘫𝘰𝘳 𝘛𝘰𝘮 𝘵𝘰 𝘎𝘳𝘰𝘶𝘯𝘥 𝘊𝘰𝘯𝘵𝘳𝘰𝘭
J'aurais bien dit ses quatre vérités au type en chemise à fleurs après cette journée éprouvante. Surtout que la seule chose que lui avait sans doute éprouvé depuis notre arrivée, c'était les pintes de bière et autres douceurs alcoolisées. Je basais ma conclusion sur son air joyeux, mais avant tout sur le récit bien arrosé qu'il répétait en boucle depuis tout à l'heure. L'odeur devait également le trahir, mais mon nez avait pris la décision unilatérale et définitive que sa seule fonction serait désormais de se remplir à mesure que je le vidais.
Résultat, entre mes éternuements plein de panache et mon crachage de poumons en règle, les quatre vérités que je ruminais depuis maintenant plusieurs heures ne parvinrent pas à franchir la barrière de mes lèvres.
Bien évidemment, je finis par abandonner. Je resserrai ma prise sur la couverture noirâtre généreusement prêtée par la mère Cudal et me rapprochai des braises qui couvaient dans sa cheminée. Enfin, la perfection ! Si l'on ne prenait pas en compte la chaise en bois bancale sur laquelle mon derrière remuait régulièrement à la recherche d'une position confortable et l'absence d'une tasse de thé. Ou de café. Ou d'eau chaude. Au point où j'en étais, je n'allais pas faire le difficile. Du moment qu'on me laissait tranquille à côté de la cheminée... Et tant pis si mon visage prenait la même teinte que les murs.
Derrière moi, Léonard et le commissaire avaient entamé le cinquième exposé de leur journée au pub du village voisin. J'eus de désagréables flashbacks d'une balade dans les catacombes en compagnie d'un soi-disant fantôme sénile. À la seule différence qu'eux s'en tenaient à une seule et unique version dont j'avais retenu tous les détails au bout de trois répétitions.
- Et là, ce brave Vrick hurle : « Je vais braquer cette banque, vous allez voir ! Ce sera le casse du siècle ! » narra l'homme en chemise à fleurs. Rond comme il était, je ne crois pas qu'il aurait été en état de braquer la marchande de légumes d'à côté...
- Rick, cher monsieur Pary, le corrigea Léonard pour la cinquième fois. Rick O'Hare !
- Ah oui, c'est ça ! Qu'il était drôle !
Je ne me retournai pas pour vérifier, mais je m'imaginais bien Jocelyn, bouche bée, en admiration devant son frère aîné. Il n'avait pas pu l'aduler pendant toute une journée, il devait être en train de se rattraper. Et à en juger par le rire tonitruant de mon père, il s'amusait beaucoup (trop) lui aussi. Avaient-ils trouvé le moyen de réinitialiser leur mémoire à chaque reprise de l'histoire ?
- Mais figurez-vous, mon très cher frère, que nous ne retrouvons pas ici par hasard ! Le cadeau que monsieur Pary devait remettre à monsieur Murphy, ce superbe voyage dans ces contrées du passé, venait de notre ancien ami Bob !
Ah, voilà qui était nouveau... Enfin... Pas le prénom... Je me retournai à moitié pour garder un œil sur le quatuor.
- Dites-vous vrai, mon frère ? Bob chercherait-il à se faire pardonner pour ses frasques passées ?
- Je conjecture qu'il demeure en lui quelque bonté, en effet !
Je retins un grognement. J'aurais dû m'en douter... Cet espèce d'illuminé était un méchant récurrent des jeux de rôle organisés par mes voisins. Peut-être avait-il eu pitié de moi et avait-il tenté de me faire découvrir un autre univers que celui des vampires ? À moins qu'il ne m'ait vraiment dans le collimateur... Si c'était le cas, j'aurais apprécié de tenir une petite conversation avec lui pour comprendre ses motivations et, si possible, enterrer une hache de guerre dont je ne savais même pas pourquoi elle était tirée... Il n'était pas très sain de garder une telle rancœur contre quelqu'un...
J'éternuai et fis sursauter tout le monde derrière moi. Pas très sain, en effet... Surtout pour moi.
- Bon, c'est pas tout, mais j'ai du travail, moi ! s'écria soudain le commissaire. Je dois aller voir la NASA, j'ai trouvé un drôle de disque lors d'une patrouille galactique, il y a dix ans... Et puis je l'ai perdu... Je l'ai retrouvé... Perdu... Oublié... Ouh, ma tête, ça tourne...
Il s'interrompit pour reprendre son équilibre sur la table branlante, manqua de renverser sa pinte, sauvée de justesse par Jocelyn, et finit par se dire que son chancellement lui donnait un petit air de marin plutôt pas mal, puisqu'il abandonna l'idée de se stabiliser et se redressa en levant un doigt devant l'un de ses yeux. Il sembla décider que le monde était plus sympathique vu de celui-là et en changea.
- Je suis retombé dessus l'autre jour... Un peu trop littéralement... Du coup, il s'est cassé. Mais ça parlait d'un Major paumé dans l'espace. Pas une situation d'avenir, ça. Donc, en bon fonctionnaire intergalactique, je me devais de prévenir des gens... Vos gens... Enfin, vous savez, quoi...
- Space Oddity, j'ai la référence, les jeunes ! s'enthousiasma mon père.
Je soupirai. Qu'ils laissent donc la Major Tom où il était et que quelqu'un vienne plutôt me sauver moi...
L'homme en chemise à fleurs se leva dans un grand raclement de chaise et tenta de contourner la table qu'il heurta de plein fouet. Heureusement, la bedaine de Jocelyn empêcha la table - et, pas extension, le commissaire - de glisser par terre. La marche plus ou moins assurée dans laquelle il avala la distance qui le séparait de la porte m'alarma soudain : c'était lui qui nous avait amenés ici, non ? Il n'allait pas partir sans nous, quand même ?
- Il est vrai que nous devons nous aussi rejoindre notre bureau... soupira Léonard. Nos clients doivent nous attendre...
Le commissaire marqua un temps d'hésitation.
- Attendez... Vous ne voulez pas rester ici ? Votre ami Mob m'avait dit que...
Je secouai la tête avec véhémence et le regrettai en sentant mon cerveau s'agiter dans sa boîte crânienne. J'ignorais quelles bêtises avait encore inventées le leprechaun, mais j'avais vu bien assez de son « cadeau » pour savoir que je ne lui rendrais pas la pareille à Noël.
L'homme souleva son chapeau de paille et se gratta le crâne, partagé entre la surprise et la déception.
- Bon... Bah, si vous voulez pas rester...
J'acquiesçai vivement. Il était hors de question que je passe une minute de plus dans ce trou à rats ! Certes, s'il devait aller chercher sa voiture garée un peu plus loin, j'étais prêt à lui laisser dix minutes... Quinze à tout casser.
- Je m'en vais chercher notre cher Gary et madame Irma ! s'écria Léonard en se levant à son tour.
- Je vous accompagne, mon très cher frère ! piailla aussitôt Jocelyn.
Visiblement, le vampire ne comptait plus lâcher son aîné d'une semelle jusqu'à nouvel avis... Bah, du moment qu'ils ne m'obligeaient pas à faire de même...
Je me retrouvai donc seul avec mon père et un commissaire qui astiquait une montre à gousset brillante en sifflotant. Le temps s'étira, long, monotone. La mère Cudal finit par revenir, un panier en osier rempli de légumes à la main. Elle assassina une carotte d'un coup de couteau, éventra une pomme de terre à la cuillère et s'attaquait à un malheur oignon quand les vampires revinrent enfin. Ils précédaient un Gary plus motivé que jamais, son téléphone serré entre ses doigts. Madame Irma fermait la marche. Ses yeux se posèrent sur moi et j'enfonçai au maximum mon cou et mon menton dans mon plaid.
- Tiens, abruti, un cadeau de la part de l'aïeule de ta femme.
Elle s'avança vers moi en trottinant, arracha ma main à la douce chaleur de ma couverture et me colla quelque chose d'humide dans la paume. Il me fallut un quart de seconde pour comprendre que le truc marron rond et gluant était en fait...
Je poussai un petit cri aigu et secouai la main pour me débarrasser de l'escargot. Celui-ci m'impressionna grandement par sa force et sa ténacité : cinq tours de montagnes russes plus tard, il s'agrippait toujours à ma peau, pour mon plus grand malheur.
- Bon, tout le monde est là ? demanda le commissaire. Accrochez vos ceintures et... Attendez... C'est quel bouton, déjà ?
Pour la deuxième fois de la journée, le monde disparut dans l'obscurité.
***
Un bruit de klaxon tonitruant me sortit du sommeil. J'étais allongé à même l'asphalte, dans un caniveau le long d'un trottoir. En me redressant, je reconnus le bâtiment blanc de la Custom House. Dublin ! Nous étions de retour à la civilisation !
Mon père se tenait à quelques mètres de là et me faisait de grands signes, à côté des feux arrières rouges d'une voiture... Un véhicule de police, si j'en croyais les lumières qui brillaient sur son toit.
- Allez, viens, Daniel ! On rentre chez toi, c'est plus près !
- Bien le bonsoir, monsieur Murphy ! Quel drôle d'endroit pour dormir !
En apercevant la barbe noire et blanche du policier qui venait d'apparaître par la fenêtre côté conducteur, j'eus brusquement envie de m'emmitouffler dans ma couverture et de finir ma nuit ici-même. Un éternuement tonitruant qui envoya l'arrière de ma tête contre le trottoir me fit rapidement changer d'avis.
D'après les quelques informations que je réussis à glaner durant le trajet, nous nous étions tous réveillés à Dublin, au milieu de la route. J'avais été le dernier à reprendre connaissance et il n'avait visiblement traversé l'esprit de personne que le caniveau n'était pas ce qu'on faisait de mieux comme lieu de repos. Ils s'étaient contentés de hêler la première voiture venue et les quatre cinglés de l'immeuble avaient détalé en apercevant les couleurs de la Garda sur le capeau.
Quand nous arrivâmes enfin devant ma maison, je constatai avec surprise que ma voiture avait retrouvé sa place habituelle derrière le portail.
Les deux policiers déblatérèrent leurs invitations habituelles à m'engager, balancèrent quelques talismans dans ma direction - en cadeau, sans doute -, avant de repartir en trombe, sirène hurlante.
- Comment je vais faire pour rentrer, Daniel ? s'inquiéta soudain mon père. Je serais bien resté cette nuit, mais je dois replanter mes géraniums... Et puis je suis allergique à ton chat... Et puis le matelas de ta chambre d'ami est trop dur... Tu penses que quelqu'un pourra me ramener ? Si je pars à pied tout de suite, je serai arrivé avant demain matin, tu crois ?
Pas moi, en tout cas... Oui, peut-être... À vrai dire, je n'arrivais pas vraiment à réfléchir. J'avais chaud et froid en même temps, je voyais flou et je bénissais ma voiture qui m'offrait un appui bienvenu.
- Ah, Danny, te voilà enfin ! Alors, cette enquête ?
Dans ce monde étrange et instable, la porte de la maison s'ouvrit et la sorcière du bosquet apparut... Ah non, c'était Enat... Je levai la main pour la saluer.
Son visage s'approcha, une paume glacée se posa sur mon front et je frissonai. Elle m'attrapa la main où s'était tenu l'escargot quelques... minutes ? heures ? plus tôt en fronçant les sourcils. Oh, l'escargot était parti...
- Mon pauvre Danny, tu es victime d'un sort... Ne t'inquiète pas ! Je vais le lever et tu n'auras plus qu'un bon rhume ! Rentre vite au chaud !
Mon père posa une question, mon épouse m'avertit qu'elle allait s'absenter une petite heure (sans doute pour le ramener auprès de ses géraniums avant qu'il ne contemple de trop près notre jardin)... Je me souciai peu de tout ce remue-ménage et me concentrai sur le canapé qui m'attendait à une dizaine de mètres à peine...
Ou pas. Luther s'était dédoublé pendant mon absence et c'était une demi-douzaine de chats noirs qui occupaient à présent mon salon.
- Papa ! Où tu étais passé, bon sang ? On est déjà dimanche soir ! Et regarde dans quel état tu es ? Maman disait que tu étais parti pour une enquête, mais tu avais laissé ton téléphone chez Papy et... Ah, eux ? Des amis de Luther, ils ont déménagé à côté avant-hier soir.
Oh, mon adorable petite fille s'était inquiétée pour moi ! Je saluai mes nouveaux voisins d'un signe de la main et traînai ma pauvre carcasse dans les escaliers jusqu'à ma chambre.
- Bien le bonsoir, monsieur. Auriez-vous un peu de temps pour rendre hommage à notre Saigneur et Maître Gutulgu Premier du nom, maître suprême des Enfers ?
Ah, voilà que commençaient les hallucinations. Il fallait vraiment que j'aille me coucher. Je grommelai donc un semblant de réponse doublée d'un gémissement - ou d'un gloussement, c'était assez flou - et me dirigeai vers mon lit sans accorder plus d'importance aux deux zigotos au regard vide qui squattaient ma chambre.
- Je vous remercie pour votre accord. Notre Saigneur et Maître Gutulgu sera enchanté de vous savoir présent à son intronisation. Un lâcher de bombes à eau de mer sera organisé pour l'occasion. « Vous verrez, ça va être trop fun », a déclaré notre Saigneur et Maître Gutulgu.
Tout re-redevint noir.
Tome 3 - FIN
À suivre dans Les Quatre Petits Lapins de l'Apocalypse
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