Chapitre 10 : Fin ?
Le bout de craie verte ne payait pas de mine. Il sortait visiblement tout droit du rayon d'art plastique du magasin le plus proche. Visiblement, les scénaristes avaient abandonné leur histoire bien avant moi et les animateurs tentaient depuis de boucler l'enquête avec les moyens du bord ainsi qu'une bonne dose d'improvisation. Cela expliquait pourquoi ils s'étaient tous immobilisés et fixaient l'objet avec l'air perplexe de spectateurs complètement largués.
Évidemment. Avec leur intrigue huilée à l'eau de mer, je n'aurais pas dû attendre grand-chose de la scène finale préparée par ces cinglés.
La sorcière du bosquet observait le petit effet que sa remarque venait de produire, tout sourire. Dans sa jeunesse, elle avait dû être cette élève qui préférait regarder ses camarades de classe s'emmêler les pinceaux dans un projet beaucoup trop ambitieux pour eux tout en y allant de temps en temps de son petit commentaire. Petit commentaire dont la fonction, bien entendu, était davantage de mettre le feu aux poudres plutôt que d'œuvrer au bien commun, et ce pour son propre amusement.
Trop accaparé par le développement aussi soudain qu'inattendu de son enquête, le président ne remarqua pas l'air hilare qui s'était dessiné sur le visage de « madame la propriétaire ». Forcément, en tordant ainsi le cou pour contempler toutes les nuances de gris et de noir qui recouvraient le ciel, l'expression de la sorcière ne pouvait que lui échapper...
— Ouh, mais c'est qu'il va pleuvoir, dites-moi ! s'exclama-t-il soudain entre deux sifflotements.
Le petit garçon qui avait laissé échapper sa craie se releva en s'époussetant le pantalon. Il observa deux bonnes minutes de silence béat, puis ses yeux se remplirent de larmes et il se rua dans les jambes du président pour y enfouir son visage en pleurnichant.
— Votre fiston ? s'enquit mon père.
Le maître du jeu tenta d'arracher le gosse de ses pattes, sans succès. Il décida donc de l'ignorer, glissa ses mains dans ses poches et fit jouer ses abdos pour rester à peu près stable malgré les efforts que fournissaient visiblement les petits bras pour l'envoyer par terre.
— Du tout, marmonna-t-il. Je vois pas de quoi vous parlez... Allons bon...
— Ah bah si t'en veux plus, je le récupère, hein... J'en ferai le premier ministre de Tritonland... ricana le père Colmóir. Tu vas voir, il fera un super fermier !
L'homme et ses moutons furent aussitôt fusillés sur place par le regard noir du président.
— Pas touche, toi !
— Quoi ? Un œil au beurre noir, ça te suffit pas ? Tu veux que je te symétrise le portrait ?
Pendant que les deux hommes se lançaient une nouvelle fois dans leur chorégraphie millimétrée, la mère Cudal apparut tout à coup à côté de l'enfant abandonné sur place au profit d'une scène de baston pour... nettoyer... salir... ses genoux écorchés à l'aide d'un torchon noir de suie.
Accordant à peine un regard au président et au père Colmóir, Léonard les dépassa rapidement pour s'approcher de la sorcière du bosquet. Après une gracieuse révérence tout en moulinets de bras et de jambes, il tendit une main pour accueillir au creux de sa paume le morceau de craie verte, avec la délicatesse d'un conservateur de musée. Le vampire leva ensuite l'objet devant ses yeux.
— La craie de la création... Quel immense honneur de la tenir ainsi entre mes humbles doigts...
— La craie de la création, très cher frère ? De quoi s'agit-il ? s'enquit Jocelyn.
— Ceci est un outil qui permet à son détenteur de donner vie à ses esquisses... Ce tendre enfant et ses compagnons de jeu l'auront utilisé d'innombrables fois pour recouvrir ainsi ce bourg de leurs œuvres !
Ce dialogue d'exposition digne d'un mauvais film me laissa un goût amer dans la bouche. Léonard avait-il été tenu au jus par le père Colmóir sur le chemin ou était-il de mèche depuis le début ? Si la deuxième hypothèse était la bonne, je ne manquerais pas de confier à mes voisins tous les tiquets de caisse des paquets de mouchoirs que j'allais impitoyablement descendre les uns après les autres ces prochains jours.
Que vouliez-vous ? Les temps étaient durs, je n'allais pas cracher sur un dédommagement ou deux...
D'ailleurs, en parlant des difficultés de la vie, les « compagnons de jeu » du gosse l'avait laissé tomber pour détaler à l'autre bout de la rue... où ils s'étaient fait promptement arraisonner par deux ménagère à l'air sévère. Vu la tête baissée des enfants, ils se faisaient enguirlander en bonne et due forme... Parce qu'ils ne s'étaient pas tenus tranquilles au bord de la falaise ?
Le fond sonore fournit par le fils du président, mélange de reniflements et de hurlements à la mort, se muèrent en des mots incompréhensibles.
— Gary, auriez-vous l'amabilité de nous traduire ces paroles ? s'enquit Léonard.
Le zombie grommela une vague réponse négative en s'éloignant dans la rue sans quitter son téléphone des yeux.
— Pas d'inquiétude, je vais mettre à profit mon traducteur universel portatif invisible Traductif5.2 ! s'exclama le type en chemise hawaïenne en tapotant son oreille.
Il se tut un bref instant pour écouter les gémissements irlandais du gamin en acquiesçant de temps en temps. Enfin, il posa fièrement les mains sur ses hanches :
— Le petit explique qu'il voulait juste faire des cadeaux à tout le monde ! La morue a eu un saumon, le merlan, un bateau, le merlu, un mouton, la sorcière, un cœur, la grand-mère, des petits pois et une salade... J'avoue que je n'ai pas super bien compris sa liste...
À côté de moi, mon père hocha la tête, une étincelle de compréhension au fond du regard.
— Les Trosc ont donné un saumon à sa famille, les Faoitín ont perdu leur bateau, monsieur Colmóir lui montre ses moutons... Et j'imagine qu'il s'est un peu trop pris au jeu ensuite, conclut-il en observant le chaos monstrueux et passablement vert qui avait envahi le village.
Il fallait quand même être sacrément allumé pour imaginer qu'un simple cadeau se transformerait en une série d'apparitions de formes gélatineuses en ville. Qu'est-ce qu'ils mettaient dans leur bière, dans le coin ?
— Attends un peu, monsieur le Président... intervint soudain le père Trosc. Tu ne savais quand même pas que ton fils était le coupable depuis le début, si ?
Une fois n'était pas coutume, le maître du jeu nous gratifia d'un jeu d'acteur digne d'une pièce de théâtre montée par une classe de maternelle.
— Non... bredouilla-t-il.
Je ne fus pas le seul à remarquer ses yeux fuyants et ses sourcils anormalement levés.
— Tu aurais pu nous dire que ce n'était rien de grave au lieu d'inventer une autre histoire à dormir debout, chef ! s'emporta un villageois.
— C'est vrai ! La dernière fois, tu nous as fait courir dix fois autour de Sirèneland un soir de pleine lune pour lever la malédiction de la mariée sans tête !
— Alors que c'était juste la mère Cudal qui avait mis une robe blanche sans se débarbouiller le visage avant...
— Et la malédiction de l'envolée sauvage pour laquelle on a dû marcher à quatre pattes pendant toute une journée ?
— Les poules du village voisin qui s'étaient enfuies pendant une tempête...
— La malédiction de la charrette fantôme ! Vous vous souvenez de la malédiction de la charrette fantôme ?
— Et celle de la carotte maudite !
Incohérence scénaristique ? Épidémie de stupidité généralisée ? Si le président était coutumier des histoires stupides, jamais les habitants ne se seraient laissé avoir par une telle...
— Vous oubliez la malédiction de l'oie sans pattes ! protesta le maître du jeu. J'avais bon quand je disais que tailler le buisson de la falaise en forme lapin lui rendrait ses membres !
Des murmures approbateurs s'élevèrent dans la foule.
Je décidai de mettre mon cerveau en pause.
Un raclement de gorge vint rapidement calmer la foule :
— Désolée pour le coup de l'oie... intervint la sorcière en levant une main. Il y a eu un... petit incident au cours de l'une de mes expériences. L'illusion n'était pas censée passer le pas de ma porte. Heureusement, j'ai vite réglé le problème. Je me demandais qui avait eu l'idée de donner une telle forme à ce buisson...
Un silence pesant tomba sur la foule. Ce fut bien évidemment le président qui le rompit avant qu'il ne vienne à l'esprit de qui que ce soit de se plaindre de son imagination un peu trop débordante.
— Bref ! Nos détectives ont résolu le mystère, la malédiction est levée !
En l'espace de quelques secondes, les habitants semblèrent oublier que ladite malédiction n'avait jamais existé. Ils acquiescèrent tous en cœur avec bonheur.
— Il faut les récompenser ! s'exclama quelqu'un dans la foule.
— Je dois avoir un chapeau dans un placard, chez moi ! proposa un inconnu.
— J'ai trouvé une jolie pomme de pin il y a trois semaines ! ajouta un autre.
Au diable leur récompense. Moi, tout ce que je voulais... Enfin bon, je pense qu'au bout de neuf chapitres et demi, vous aviez saisi l'idée.
— Allons ! Nous n'avons rien fait, braves gens ! Le mérite revient à mon fils, Daniel, qui a identifié le coupable ! s'exclama mon père en me serrant dans ses bras.
Hein ?
— Oui ! Bravo, monsieur Murphy... monsieur Daniel ! s'écria Jocelyn à son tour.
Ses cris se propagèrent à la foule qui se para bientôt d'une liesse un peu exagérée.
Les hourras et les applaudissements finirent cependant par agacer le président qui tenta d'y mettre fin en levant une main en l'air. Puis en haussant la voix. Puis en s'égosillant comme un dératé.
— Merci, toussota-t-il quand ses efforts furent enfin récompensés par un semblant de silence.
Un dernier « ouais ! » s'échappa de l'assemblée et le coupable se fit proprement fusiller du regard.
— Les remerciements, donc... Effectivement, un tel dévouement de la part de nos invités se doit d'obtenir juste rétribution...
— Vous nous ramenez chez nous et on n'en parle plus ? osai-je d'une toute petite voix.
Mon père me serrait encore un peu trop fort pour que mes pauvres poumons puissent montrer leur pleine puissance.
Malheureusement, le président ne parut pas m'entendre. Il s'était plongé dans une profonde réflexion. Enfin, je vis presque une ampoule s'allumer au-dessus de sa tête quand sa bouche s'ouvrit en un sourire idiot.
— Et si on leur offrait une pioche ? Qui a une pioche ?
Tandis que mon père acquiesçait avec intérêt, la main du père Colmóir commença doucement à se lever, avant que son geste ne soit interrompu par l'intervention soudaine (et ô combien préoccupante) de la sorcière du bosquet :
— J'ai une meilleure idée...
« Meilleure » ? Avec un sourire abominable pareil ?
— Que diriez-vous d'initier notre grand vainqueur au Poisson Volant ? suggéra-t-elle.
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