4. Le réveillon de Noël

  Lorsqu'il sorti de la douche, la serviette au niveau de la taille, Johan regarda par la fenêtre et trouva une dame au seuil de la barrière. Une silhouette grande, massive, le teint noirâtre, se postait devant l'entrée. Elle restait immobile et fixait la maison avec un dédain perceptible au niveau du rictus de son visage.

  Johan savait pertinemment qu'ils venaient d'emménager dans la maison la plus exiguë et insalubre du quartier. De l'extérieur, les murs fissurés ouvraient des fentes, laissant place aux cafards et autres bestioles rampantes, comme s'ils menaçaient de s'écrouler. Les fenêtres en bois, rongées par les termites, tentaient de se murer d'un air bancal à la maison. L'une d'entre elles était cassée et laissait alors une vue gênante dans son petit carré depuis l'extérieure de la maison. Les paumelles, bringuebalantes, commençaient à s'arracher des murs et ne tenaient plus qu'à un fil.

  Pendant qu'il continue d'observer par la fenêtre cassée, il finit par entendre un murmure qui semblait dire « Bon sang, mais comment font-ils pour tous vivre dans ce marais ? ». Sa voix criarde en imposait autant que sa forte carcasse.

  — Maman, je crois qu'il y a quelqu'un pour toi dehors.

  — C'est ta tante Marie-Lise ! Arrange un peu tes cheveux, toi ! Les enfants, dépêchez-vous de vous habiller ! Plus vite que ça ! Dépêchons, dépêchons !

  — Attends, ne me dis pas qu'on s'est préparé pour fêter Noël avec cette vieille dinde ?

  — Pour ce soir, je te demanderai de surveiller ton langage ! Il est hors de question que tu gâches le réveillon de Noël avec toutes tes manies de sauvage !

  — Je suis sûr de l'avoir entendu cracher sur la maison de ta grand-mère, mais t'as raison. Ça doit être moi la bête sauvage.

  Sa mère, qui donnait l'impression d'être animée par une pille électrique, venait de casser sa démarche en se postant au beau milieu du petit carré qui lui servait de salon. Elle se contente de baisser la tête et d'enfiler ses boucles d'oreilles, terrée dans le silence.

  — Peu importe... balbutie-t-elle d'un ton monotone. Tiens-toi bien, s'il te plaît.

  — T'inquiète pas. Je vais pas tuer tes plans avec tes cousines.

  Elle hoche frénétiquement de la tête avant de repartir dans la salle de bain, le dos presque voûtée dans une démarche au ralenti.

***

  Johan arrivait à peine à reconnaître sa mère. Elle n'avait cessé de prendre une voix suraiguë et un accent typiquement antillais pendant tout le trajet avec la fameuse tante Marie-Lise. Un trajet qui dura à peine cinq minutes – et une éternité pour lui – puisque sa maison était située à quelques mètres de la sienne.

  — Tu sais que tu es trop beau, comme ça, lui souffla sa sœur en décochant un clin d'œil.

  — Obligé de mettre cette chemise de merde pour plaire à des merdes dont je n'en ai rien à foutre ! grommèle Johan, le visage presque boursoufflé. Je crève de chaud avec ces manches longues à la con !

  Mélanie accélère le pas pour pincer Johan en lui tournant le téton. Lorsqu'il prit conscience que sa mère et la tante marchait juste devant eux, il se contenta de couiner sagement avant qu'une énième parole n'illustre avec perfection sa pensée.

  — J'avais presque oublié qu'elles étaient devant nous. Mais qu'est-ce que maman peut bien lui trouver, à cette dame ?

  — Je ne sais pas. En tout cas, elle n'est pas comme d'habitude.

  Arrivés en face de la propriété, ils passent un portail en chapeau de gendarme. Le métal crissant, suivi du verrou par la tante Marie-Lise, rappelait à Johan le bruit d'une cellule de prison.

  Le terrain était suffisamment grand pour servir de parking. Johan compte pas moins d'une dizaine de voitures, grommelant de ne pas être arrivé bien plus tôt. En sillonnant celles-ci, il érafle légèrement une Polo noir avec le mouton de sa manche.

  « Bon, on va faire comme si je n'avais rien fait » pensa-t-il en observant si sa sœur ou quelqu'un d'autre l'avait remarqué.

  Après avoir traversé le site de voitures, ils rentrent au seuil d'une terrasse qui encadre toute la maison. Les carreaux oranges donnaient une allure chaleureuse qui rappelait fortement l'esprit de Noël. Les guirlandes s'accrochaient aux portes et aux fenêtres, pendant qu'un sapin reposait à côté d'une petite porte exiguë qui donnait directement sur le salon.

  — On peut dire qu'elle a mis le paquet, la dinde de Noël ! ricane Johan.

  — Ferme-là ! gronde sa sœur. Je crois qu'il y a des gens à l'intérieur.

  — Non, sans blague. T'as vu toutes les voitures qu'il y a dehors ? Elle a ramené toute sa famille.

  — Raison de plus pour pas commencer à faire de commentaires déplacés sur la maison des gens... surtout qu'on est très mal placés pour le faire.

  Johan se contente de suivre sa mère et la tante Marie-Lise sans répondre à Mélanie. Il enfouit ses mains dans ses poches et pousse la porte du salon, juste dans leurs sillages.

  Il s'arrête lorsqu'un brouhaha le surprend brusquement. Le jeune homme n'arrivait même pas à distinguer toutes les silhouettes agitées sur les canapés. Des jeunes femmes, des mamies, des enfants mais aussi des jeunes qui devaient avoir environ son âge, s'étaient réuni autour d'une table basse où reposaient des boissons et des apéritifs. Ils riaient aux éclats et certains d'entre eux descendaient des verres de rhum entier tout en parlant fort.

  « Oh, merde » pensait Johan, paralysé devant la porte. « Mais qu'est-ce que je fais, saloperie de merde ? Est-ce que je suis censé dire bonjour à tout le monde ? »

  — Johan !

  Yann était allongé sur l'un des canapés. Johan ignorait volontairement du regard les autres personnes qui s'entassaient à côté de lui. Du coin de l'œil, Johan pensait même qu'ils étaient tous en train de fusionner les uns avec les autres.

  — Qu'est-ce que tu fais planté là ? Viens ? dit-il d'un air amusé.

  Soudain, alors qu'il comptait lui répondre qu'il devait rejoindre sa mère dans la cuisine, le doigt de Johan se figea vers le chemin que celle-ci venait d'emprunter. Quelque chose le saisit. Autour de lui n'était qu'un voile flou insonore et il se sentait presque comme tiraillé par ce qu'il voyait.

  Sur la table basse, à côté des zestes de citrons qui servaient à imbiber le rhum, les quelques gouttes d'alcools et autres boissons, des pieds gesticulaient en éventails. Leurs voûtes plantaires se courbaient avec une perfection démesurée, tandis que le verni blanc de chacun des orteils étirés reluisaient à la lumière du plafond, entrant dans un parfait contraste avec cette peau noire qui faisait songer à du chocolat pur cacao.

  « Wow, ils sont magnifiques »

  — Tu veux quelque chose à boire ? demande une voix féminine.

  Lorsqu'il rebrousse le corps depuis les pieds jusqu'à la tête, Johan se retrouve plongé dans les petits yeux d'Olive. Assise à côté de Yann, elle sirotait un verre rempli d'un contenu marron qui ressemblait à de l'Ice Tea.

  — Ah, euh... oui, oui, je veux bien ! M-merci !

  « Ouf, j'ai eu chaud. T'imagine si elle avait cramé que tu regardais ses pieds ! » se disait Johan, qui prenait l'habitude depuis très longtemps de parler à lui-même.

  Lorsqu'elle retire ses petons de la table basse, un filet de liquide incolore, ressemblant à du sirop d'érable, s'étire sous sa voute plantaire. À la vue de ce qui s'apparentait à de l'art, Johan ressent quelque chose lui parcourir le corps. Il ferme les yeux et avance à l'aveugle quand un sorte de pression commence à le saisir au niveau de l'entrejambe.

  « Non, non, non ! Pas maintenant ! Pas maintenant ! J'ai mis ce foutu taille S. Si je commence à avoir le barreau, je suis foutu ! »

  — Qu'est-ce qui lui arrive ? demande une autre voix.

  Elle était féminine mais sonnait un cran plus mature que celle d'Olive. On aurait dit celle d'une femme. Pour autant, elle portait une certaine assonance ralentie, monotone, un peu à l'image d'une intelligence artificielle.

  Johan ouvre les yeux et relâche les nerfs qui braquaient son visage. Une fille d'environ une vingtaine d'année était en train de le dévisager avec un regard oblique.

  « Je la reconnais, cette meuf ! C'était la bombe de l'autre joue qui bougeait ses fesses sur le bateau de Livan le détraqué »

  — On se connaît ? demande-t-elle.

  — Hein, je ne crois pas ! ment Johan, qui faisait mine de ne pas la reconnaître.

  — Alors... pourquoi tu me regardes ?!

  Avant qu'il n'ait le temps de répondre, Olive se lève et lui tend un verre de Coca-cola. Elle approche ses lèvres pulpeuses de son oreille – écouter sa respiration d'aussi près lui fit la même sensation que de recevoir une décharge électrique.

  — Ne fais pas attention à elle. Ça lui arrive débloquer.

  Avant même qu'Olive ne se mette sur la pointe des pieds, la jeune femme se lève en brandissant son poing en direction des deux. Johan commence à grimacer en voyant qu'elle faisait quasiment la même taille que lui.

  — Arrête de parler dans mon dos, Grand Front ! tempêta la jeune femme en affichant bientôt un visage gangréné par les veines. Tu veux encore que je te fasse lécher mes aisselles, peut-être ?

  Johan pouvait sentir la respiration d'Olive se bloquer dans sa poitrine.

  — T'inquiète, elle voulait juste m'indiquer où était les toilettes, répliqua Johan. Rien à voir avec toi.

  Il venait de comprendre, au vue de sa grande taille, qu'il était préférable de la jouer fine. Jamais il n'aurait osé se dresser devant un morceau de femme aussi apparent.

  — Coralie, s'il te plaît. Tu pourrais arrêter de parler de mon front ? Ça me gêne.

  — Et qu'est-ce que ça peut me foutre ?! Continue comme ça et je te jure que c'est avec ton sang qu'on va faire le boudin rouge de Noël.

  — Voyons, les filles ! gronde la voix d'un vieillard. Laissez les crêpages de chignons pour une fois lointaine !

  L'homme, qui venait de consommer un reliquat de rhum vieux, déposa son verre sur la table et commençait à agiter sa canner. L'intimidation dont il tentait de faire preuve ne fonctionnait visiblement pas sur Coralie, celle-ci imitait une gorge tranchée en pointant son doigt vers Olive.

  — Pardon, tonton Hector, balbutie Olive en baissant le visage vers le sol. Je vais montrer à Johan les toilettes.

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