13. Question de rédemption
— Tu es sûr que tu ne veux pas monter ?
Une grosse BMW roulait en feu de détresse à côté d'un vieil homme avec une canne.
— Non, merci, Marie-Lise... haletait l'homme dont la voix aussi sèche qu'un râle.
C'était à peine s'il tenait sur sa canne soutenant une jambe boiteuse. Il avait un gout salé dans la bouche pourtant il ne mangeait rien. Ses papilles séniles lui jouaient des tours ? Non, juste un filet de sueur cascadant les amortisseurs que créaient les rides de front pour finir leur course aux coins de ses lèvres.
Le voilà au niveau de l'Harengtine – l'épicerie qui faisait des jeux de mots assez foireux avec « Argentine » et le nom de la ville : « Hareng » – tenue par une dame dont l'intellect demeurait tout aussi foireux. Il suffisait de voir comment elle observait le pauvre vieillard tenir bon sur sa canne.
— Tu ne veux pas faire une pause ? Je peux te prendre quelque chose à boire, si tu veux.
— Si tu m'hydrates quel châtiment aurais-je à expier ? Il n'est pas question d'une petite balade touristique dans le village des pêcheurs, ici. Je suis en plein pèlerinage de repentance.
— Cesse tes sottises, Hector ! Tu n'as rien à voir avec ça ! vocifère Marie-Lise, qui venait de substituer sa douce voix à celle d'une femme agacée. Tout ce que tu fais, là, c'est ridicule !
— Au vu de l'état dans lequel mes fils sont rentrés ce matin et la façon dont mon voisinage en parle, je ne pense pas que cela soit aussi anodin que tu le penses. Comment trouver le sommeil dans mon quartier en ayant conscience des torts qu'ils ont causé ?!
— TON voisinage ?! répéta une voix au-dessus de leurs tête avec l'assonance d'un croassement de corbeau. Mais toute ton allée te sert de marécage. Cesse de t'inventer une pauvre petite famille qui aurait eu le courage d'habiter à côté de chez toi.
Hector leva la tête. L'épicière commère avait déjà réussi à enjamber son comptoir – là où elle devait normalement se mêler de ses affaires – pour pencher sa tête par dessus la haie qui fermait l'enceinte de son épicerie afin d'observer ce qui se passait au bord de la route.
— Retourne à la caisse ! gronda Marie-Lise. J'ai bien envie d'un croissant. J'espère que ceux qui sont au four n'ont pas cramé, pendant que tu perds ton temps à venir espionner les gens.
— Un croissant à midi ? ricana la femme. Tu sais bien qu'à partir de neuf heures, ils ne nous restes plus rien, de ce côté là. J'espère que la folie du sorcier qui marche à côté de toi n'est pas contagieuse.
— Il n'y a pas d'heure pour manger un croissant, comme il n'y a pas d'heure pour se mêler de ses affaires.
Marie-Lise range la voiture sur le parking en face de l'épicerie, qui donnait étrangement sur une falaise direction tout droit vers l'océan marin. Au loin, elle pouvait voir les quelques bateaux de pêcheurs capturer le voile bleu de la mer qui s'étirait en face du parking.
— Arrête-toi ! dit-elle en attrapant Hector par le col. On va faire un petit tour dans l'épicerie.
— Ce n'est absolument pas le moment de se battre ! s'étrangla Hector. Nous n'allons qu'alimenter le cycle de haine en rentrant dans l'engrenage d'Ariette.
— De toute les façons, ces gens-là vont continuer à te traiter comme un moins que rien. Autant continuer le jeu.
Sa cellulite danse à chaque pas qu'elle effectue sur les marches. En face du comptoir il y avait des tables qui jonchaient une grande terrasse en hexagonale. Des hommes, tous plus ivres les uns que les autres, levaient leurs verres à des toasts fictifs dans le simple but de se mettre bourrer la gueule. Marie-Lise avait des frissons d'horreurs lorsqu'elles observaient tous ses cousins presque titubants. Le brouhaha était suffisamment intense pour couvrir ses paroles et celle d'Hector, lui suppliant de partir d'ici.
— C'est un bar ou une épicerie, ici ? gronda-t-elle en plongeant son regard en direction du comptoir.
— Un peu des deux, chérie doudou ! s'enjaillait l'un des hommes au crâne dégarni, ayant probablement oublié qu'il avait l'une de ses cousines éloignées en face de lui.
Qu'est-ce qu'Ariette en avait bien à faire ? Après-tout, les soûlards étaient un business rentable à partir du moment où les réfrigérateurs étaient nimbés de bières et que les comptoirs qui servent à l'alcool arboraient toutes sortes de rhums.
— TOI, LÀ !!! EH, QUI VA LÀ !!!
Hector trouve finalement satisfaction dans le fait de contracter ses abdos à chaque fois qu'il plantait sa canne sur une marche supérieure. C'était sa façon de purger la peine à laquelle s'était lui-même condamné.
On entend simplement quelque chose fracasser sur les carreaux tachés de bières. Les rires se dissipent, comme si les hommes venaient de regagner leurs sobriétés.
Un type au crâne chauve, son marcel large laissant entrevoir deux gros steaks hachés qui ressemblaient fortement à des pectoraux, s'approche d'Hector.
— Ça fait un ti moment que je t'attends, toi !
Il engage un face à face. Son haleine pue l'alcool à plein nez et Hector tente de garder sa bouche fermée même s'il était essoufflé par la randonnée qu'il venait refaire jusqu'à présent pour ne pas avaler les postillons qu'il lui crachait à la figure.
Ses mots s'enroulaient sur eux, comme si le type qu'il avait en face de lui était à deux doigts de tomber dans les vapes. L'une de ses paupières luttaient pour rester éveillée, c'est qu'il ne voulait pas perdre le ton menaçant qu'il dressait devant Hector malgré le fait que l'alcool le faisait désormais voir flou.
— Espèce de sale petit enculé !
— Je te demande pardon pour ce qui est arrivé à ta fille. Je comprendrai que tu sois en colère. Mon fils n'avait pas à faire ça.
— Ça fait un bon moment que je t'avais dit de lâcher ma femme ! gronde l'homme. Maintenant que tu as compris qu'elle allait jamais retourner avec le vieux chien que tu es, tu envoies ton fils après Bénédicte ! Après MA fille ! Tu n'as même pas un peu honte !
— C'est sa demi-sœur, je ne pensais absolument pas qu'ils auraient ce genre de visions obscènes vis-à-vis d'elle, balbutiait Hector, qui devant l'amas de colère qui se dressait devant lui, commençait à peiner à trouver ses mots.
— Je ne veux plus te voir ici, sale fou ! La prochaine fois que ton fils refait un truc comme ça, regarde si on ne le fait pas empailler et qu'on ne l'affiche pas sur une croix devant la Plage de Pêche !
— Tu vas un peu trop loin, là ! gronde Marie-Lise. Hector n'a rien à voir avec ça. Et vu la correction qu'ils ont mis à son petit frère Mike, je pense que Zoran ne tentera plus ce genre de chose.
— Ils n'ont pas encore assez de fibre familiales avec les gens d'ici. C'est peut-être parce que je ne les ai pas assez habitué à fréquenter les enfants du quartier, lorsqu'ils étaient petits. Je les ai trop enfermé dans cette spirale, dans ma petite maison, dans mon allée...
Marie-Lise posa sa main dodue que son épaule fébrile pour lui signifier qu'il parlait trop et surtout dans le vide. Comment pouvait-il trouver des raisons de se pardonne devant un homme ivre qui n'écoutait même pas le tiers de ce qu'il disait ?
— Oh, ne t'en fais pas ! Personne n'a jamais voulu de tes fils, de toute façon ! Ni de toi, d'ailleurs ! Toi et tes bâtards, vous pouvez rester entre vous dans votre misérable petit marais et nous foutre la paix, ça serait bien !
— Qu'on demande au maire de renommer la rue de sa maison « l'allée des marécages » ! rigole l'un des hommes ivres présent sur place en levant son verre, hilare de sa proposition. C'est la famille, jamais il va nous refuser ça !
— C'est vrai ! renchérit un autre. Je suis sûr qu'il va trouver l'idée amusante !
Hector entendait tout mais faisait mine de ne rien prendre à cœur, même si Marie-Lise arrivait à constater sa rage de dent en lui jetant un regard oblique.
— Laisse-le tranquille, Samson, dit-elle. Tu vois bien que c'est un vieil homme qui n'a rien à voir avec ce genre de problème.
— Je me demande comment tu peux être aussi mollassonne ! C'est son deuxième fils qui a presque failli violer ta fille sur la plage ! Et toi, au lieu de lui rouler dessus avec ta voiture, tu accompagnes le vieux gars pour qu'il fasse chier les gens à toquer chez eux.
— Moi aussi, je trouve l'idée stupide. Mais il fait du porte à porte simplement pour s'excuser de l'attitude de ses fils. Je ne vois pas le mal en ça.
Marie-Lise entendit simplement le bruit de la canne se renverser sur le sol. Samson venait de se jeter sur Hector. À califourchon sur lui, il lui assénait des coups de poings dans le visage. La petite fille de huit ans, que sa mère avait autorisé à acheter des bonbons en guise de récompense pour avoir résolu son problème de mathématiques, n'arrivait même plus à compter le nombres de poings que le « Monsieur Samson » écrasait contre le nez crochu de l'autre vieux monsieur collé au sol.
Hector ne tentait même pas de se débattre. Les bras étendus en croix, il entendait simplement la voix de la petite fille au loin qui comptait le nombre de coups ainsi que l'impact s'écraser contre son visage. Au fur et à mesure qu'il encaissait, ses tympans commencèrent à siffler – l'un des nombreux signes que son corps franchissait les quatre vingt-dix ans, se disait-il.
— Samson, non ! s'écria Marie-Lise.
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