Chapitre 10 : Enjeux (1/2)

Magdelaine et Christophe marchaient entre les rangées d'arbres fruitiers en fleurs. Les abeilles passaient de l'un à l'autre, les oiseaux, perchés dans leurs branches, profitaient de leur ombrage en sifflotant quelques notes. Le temps était clément en ce jour de mai et la température plutôt agréable. Au loin, elle aperçut des rangées de haies bien entretenues d'où dépassait un autre verger. Elle savait celui-ci hors d'atteinte car interdit aux femmes. Sa présence dans cette première enceinte avait déjà fait lever plus d'un sourcil chez les moines de l'abbaye, mais elle n'y avait prêté que peu d'attention, considérant les regards outrés avec insolence et défi.

Cependant, lorsqu'ils avaient traversé la cour s'étendant devant la tour carrée de la basilique, Magdelaine ayant proposé de sortir pour poursuivre la conversation, elle n'avait pas été seule cible de l'acerbité des hommes, et en particulier de celles des inquisiteurs.

Les morts s'accumulant, le moral avait fortement baissé chez tous les êtres, humains comme sorcières, impliqués dans la traque de la Sorcière. Nuit et jour, ils sillonnaient les rues, guettant le moindre signe de rassemblement de corbeaux ou de la Sorcière, réagissant sur le champ le cas échéant. Pourtant, ils arrivaient toujours trop tard sur les lieux. La Sorcière se volatilisait sitôt son acte morbide achevé.

Le désespoir s'installant dans les rangs de l'alliance, les tensions n'avaient fait que s'accentuer, au point que Magdelaine s'attendait à tout instant à être attaquée comme au premier jour, avec cette fois-ci l'intention de la tuer. D'autant que le coupable courait toujours, sa recherche ayant rapidement été reléguée au second rang.

Au sein de l'Inquisition, l'envie de s'en prendre aux sorcières et de les blâmer pour ce qui arrivait s'était imposé comme une évidence dans l'esprit de bon nombre de ses membres. Or, celui qui s'était dressé entre eux et la cible de leur haine, c'était Christophe. Ce dernier avait strictement interdit toute violence non justifiée contre les sorcières alliées et, selon lui, l'intangibilité de la Sorcière au Corbeau n'était pas une raison suffisante pour s'en prendre aux membres de la communauté magique, pour le plus grand malheur de certains qui se seraient bien calmés les nerfs sur ce qu'ils avaient à porter de main. Accusé derrière son dos de comploter avec les suppôts du Malin, la considération que lui portaient ses subordonnées n'avait fait que péricliter depuis plusieurs semaines.

Magdelaine commençait à s'en vouloir. Elle avait été à l'origine de cette alliance avec l'Inquisition, mais quels bénéfices cette dernière avait-elle bien pu leur apporter à tous ? Avait-elle mis Christophe dans une position délicate avec ses subordonnés pour ne parvenir à rien au final ? Il ne le montrait pas et ne l'aurait avoué pour rien au monde, mais elle sentait que cette animosité lui pesait et cela la peinait.

Pourtant, après des mois de recherches, ils ne pouvaient rien faire d'autre que chasser un fantôme, une ombre insaisissable et invisible, ensanglantée. Elle cherchait à se consoler en se disant que la Bibliothèque était immense et qu'il restait quelque part en son sein des ouvrages prometteurs sur lesquels ils n'avaient pas encore mis la main, mais l'impatience ainsi que la terreur n'étaient jamais très loin dans son esprit. Et si ces millions de livres ne contenaient rien d'utile ? Et si toutes ces recherches avaient été vaines ? Et si elle terminait comme ces malheureux, abattue par une souffrance telle qu'elle serait encore visible sur son visage une fois son âme partie vers l'Éther, jusqu'à la disparition de son corps ?

Absorbée dans ses pensées, elle ne remarqua pas tout de suite que Christophe s'était immobilisé.

― Pourquoi ne m'avez-vous rien dit ? finit-il par demander.

Comme s'en doutait Magdelaine, l'inquisiteur lui en voulait d'avoir gardé le silence concernant l'alchimie. Elle avait profité du court trajet jusqu'au verger pour mettre de l'ordre dans ses pensées et attendu que Christophe entame la conversation, espérant au fond d'elle qu'il abandonnât ou parlât finalement d'autre chose.

― Le sujet est sensible, se justifia-t-elle. Je ne voulais pas vous donner une autre raison de nous chasser.

― Je vous l'ai déjà dit, tant que vous ne tuez pas d'humains, nous ne vous chasserons pas.

― Vous n'attendez pas qu'une sorcière du feu ait tué quelqu'un avant de la pourchasser, tout simplement parce qu'elle est plus dangereuse pour les humains. L'alchimie peut l'être tout autant et nous sommes toutes en mesure de l'utiliser. Cela ne vous donnerait-il pas une raison pour nous assassiner sans discrimination ? argumenta Magdelaine.

Christophe fronça les sourcils.

― N'utilisez pas le traitement des sorciers du feu à votre avantage, je ne crois pas que nous soyons si différents sur ce point... marmonna-t-il. Ils sont instables et meurtriers, pour vous comme pour nous. N'est-ce pas parce qu'ils n'apparaissent que lorsqu'elle est présente que vous traquez également la Sorcière au Corbeau ?

La jeune femme se rembrunit. Les sorcières du feu étaient effectivement traitées de la même façon par l'Inquisition et par leurs pairs. Leur élément était signe de mort pour les leurs, mais les rongeait également de l'intérieur, les rendant incapables de maîtriser totalement leurs pouvoirs. Elles pouvaient donc facilement tuer d'autres sorcières, parfois même sans le vouloir, et étaient redoutées de toute la communauté. Or, de tels êtres ne pouvaient apparaître et exister que durant les périodes d'éveil de la Sorcière au Corbeau.

― Je protège le médaillon. Personne ne pourra s'en servir pour obtenir son élément, assura-t-elle.

― Ne faites pas l'idiote. Ce n'est pas ainsi qu'apparaissent la grande majorité des sorciers du feu... Dans le monde entier, mes collègues doivent faire face à tous ceux qui nous ont échappé la dernière fois et qui ont récupéré leurs pouvoirs.

Magdelaine croisa les bras. La conversation prenait une direction qu'elle n'avait pas vraiment anticipé et le sujet la dérangeait énormément. Tout compte fait, elle aurait préféré qu'ils s'en tiennent au premier.

― Sommes-nous ici pour parler des sorcières du feu ou du sort alchimique que pourrait être en train de préparer la sorcière du feu qui nous intéresse ?

― Si nous nous sommes alliés, c'est pour joindre nos forces, pas pour que vous gardiez pour vous des informations capitales en attendant que nous vous fournissions les nôtres, enchaîna sur-le-champ Christophe, comme si la conversation n'avait pas divergé un instant. Sinon, à quoi bon ? J'ai envie de vous faire confiance, Magdelaine, de créer une relation de travail basée sur le respect et un but commun. Mais si vous ne me faites pas confiance vous-mêmes, nous n'irons nulle part. Je voulais que les choses soient claires.

― J'ai foi en vous, Christophe, mais pas en ceux à qui vous répondez, se justifia-t-elle. Je dois protéger les miens.

― Il en va de même pour moi, renchérit-il. Pour cela, je dois anéantir la Sorcière au Corbeau. J'attends de vous que vous ne me cachiez plus jamais de telles informations. Sinon, considérez notre alliance comme caduque.

Sur ce, il tourna les talons et reprit la route de la maison de l'abbé.

Magdelaine resta quelques instants sous le couvert des arbres, tentant de tempérer la colère qu'elle sentait monter en elle. Certes, elle ne lui avait pas tout dit, mais il ne lui avait rien demandé non plus. Elle se conforta dans son bon droit en se disant que si les informations qu'elle découvrait lui avaient semblé utile, elle lui en aurait parlé sans hésiter. Il avait eu beau affirmer le contraire, c'était lui qui ne lui faisait pas confiance.

Elle expira un grand coup et produisit un petit familier qu'elle envoya trouver Lison. Elle était inquiète pour son amie et voulait s'assurer que tout allait bien. Quand le médaillon qu'elle tenait dans sa main se mit à chauffer, elle ferma les yeux et établit la connexion avec le petit être d'eau.

Sous ses yeux apparut alors Lison, prostrée dans un endroit exigu, sombre et lui apparaissant flou, comme un reflet dans une flaque d'eau. Derrière elle, Magdelaine distingua une charpente en bois ancien et des planches fixées perpendiculairement à celle-ci. Les rayons du soleil s'infiltraient au travers, illuminant suffisamment la scène pour que la sorcière de l'eau comprît où son amie s'était réfugiée. Elle-même y avait passé plus d'heures qu'elle ne pouvait en compter.

C'étaient les combles de la maison de Lison, leur terrain de jeu quand elles étaient enfants et le refuge de sa meilleure amie lorsqu'elle se sentait mal. Combien de fois l'avait-elle trouvée là en pleurs avant de partir en guerre contre ceux qui s'étaient moqués d'elle...

― Lison ? fit-elle doucement.

La jeune femme leva aussitôt la tête et se tint prête à sauter sur ses pieds, sur la défensive. Cela surprit Magdelaine qui n'avait jamais vu son amie réagir ainsi.

Quand elle vit le familier, la sorcière de la terre se détendit aussitôt et se laissa retomber en position assise.

― Oh, c'est toi... marmonna-t-elle, une pointe de soulagement dans la voix.

― Tout va bien ? s'enquit son amie.

― Ça va, oui. Désolée de t'avoir abandonnée là-bas tout à l'heure...

Magdelaine secoua la tête. Le familier, elle le savait, répliquait ses gestes quelques centaines de pieds plus loin.

― Tu n'as pas à t'excuser... C'est Christophe qui a manqué de considération pour toi.

Lison soupira et se leva. Elle épousseta sa robe et poursuivit :

― Inutile de ressasser, je me remets au travail.

― Je me rends à la Bibliothèque, il faut vraiment qu'on mette la main sur un livre traitant d'alchimie interdite. Il doit bien en exister au moins un parmi tous les ouvrages... Tu peux venir aussi, si tu veux.

Son amie lui adressa un sourire moqueur à travers le familier.

― Qu'espérais-tu trouver sans moi, Magdelaine ? L'alchimie n'a jamais été ton fort...

La jeune femme éclata de rire et se mit en route, donnant rendez-vous à Lison devant chez elle et coupant la connexion avec son familier qu'elle sentit s'évaporer, sa tâche remplie.

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