Chapitre 38

Je n'ai pas besoin de tourner le visage pour comprendre qu'Alexia nous a rejoint. Encore un peu absorbée parce qu'il s'est passé quelques minutes avant, je ne réalise pas tout de suite qu'elle demande des comptes à son frère.

— Alexia, soupire son frère. On doit rentrer.

— Non, s'oppose-t-elle, toujours aussi imperturbable. Je veux que tu me répondes Alex. Je suis ta sœur, ta jumelle ! Et pourtant...pourtant tu m'as caché quelque chose.

Son regard est aussi dur qu'un morceau de pierre taillé et je déglutis, coulant un regard vers son jumeau. Après ce qu'il s'est passé, un affrontement entre les deux n'est clairement pas la meilleure option possible. Mais est-ce que je peux vraiment y changer quelque chose en intervenant ? Sauf que je ne suis pas certaine d'avoir l'esprit clair quand je continue de faire une fixette sur les lèvres d'Alex qui se retroussent. Je détourne aussitôt le regard, comme prise en flagrant le délit avec le cœur qui bat la chamade si fort. Malheureusement, mon bras me rappelle à l'ordre et je me rappelle de la morsure. La douleur afflue et gravite autour de mon membre et je serre les dents, la gorge serrée. Je le lève un peu, mais je n'ose pas regarder.

— Écoute Alexia, reprend le jeune homme en soupirant. Je t'expliquerai quand on sera rentré d'accord ?

— Mais pourquoi...

— On est pas en sécurité ! Tu ne comprends pas Ale ? On vient de se faire attaquer et j'ai dû tous les tuer. Merde ! Grandis un peu !

J'écarquille des yeux car je ne crois pas l'avoir déjà vu dans un tel état de colère pure. Il grogne puis me dépasse pour se diriger sûrement vers l'entrée de la meute tandis que la lèvre inférieure d'Alexia tremble, sur le point de fondre en larmes. Il est dans une colère noire et je ne sais pas du tout comment va se terminer cet effrontement silencieux.

— Allez viens Alexia, je lui chuchote.

Je ne sais pas quoi dire pour la réconforter mais Alex n'a, depuis le début, pas tout à fait tort. Je m'abstiens donc au risque de l'agacer ou de la faire pleurer encore plus et lui prend la main pour qu'elle avance, en ignorant la douleur qui picote toujours dans mon bras. Elle n'émet aucune réserve et me suit sans relever la tête une seule fois. Au bout de je ne sais plus combien de temps, j'en vois enfin le bout quand j'aperçois l'arrière de la maison de mes amis.

Alex nous attend déjà, le regard aussi fermé que quand nous sommes allés sur la tombe de sa mère. Alexia, elle, se rue vers l'entrée sans un mot de plus et disparaît tout simplement. Je soupire et grimace car je sais que ces disputes et ces rebondissements auront bientôt raison de moi.

Alexander me tend le sac qu'il a pris plus tôt avec un petit commentaire :

— Tes livres n'ont rien.

Comme si j'en avais quelque chose à foutre dans un moment pareil ! Je me mords la lèvre mais ne rétorque rien car ce serait simplement contre-productif. Il est en colère et si je commence à me disputer avec lui, je ne suis pas sûre de m'en sortir sans avoir le cœur en morceaux. Je hoche la tête pour lui signifier que j'ai compris et le suit quand il rentre dans la maison. Tandis qu'il monte les escaliers, je reste au rez-de-chaussée, pensive, le ventre aussi tordu qu'un nœud. Je ne sais pas où est partie Alexia mais je suis presque sûre qu'elle est allée se défouler dans la forêt, à l'intérieur du dôme évidemment.

Quel euphémisme alors qu'il y a à peine une heure, nous nous battions pour rester en vie face aux hommes de Léo. J'en ai encore des frissons quand j'y repense et je frissonne malgré l'absence évidente d'un quelconque danger. Je ne me sens pas en sécurité, ni ici ni nulle part mais dehors, ce sentiment s'est intensifié jusqu'à faire son cocon dans ma poitrine pendant de très longues minutes. Mes yeux me piquent mais je refoule les larmes qui pourraient dévaler mes joues et pose le sac contenant mes précieuses lectures.

J'allais me prendre un verre d'eau quand j'entends un bruit de porte. Je me penche par dessus le plan de travail pour savoir qui est rentré quand je vois Kaïn et Jam pénétrer dans la cuisine affiliée au salon.

— Ah vous êtes là ! s'exclame l'un des jumeaux que je reconnais comme Kaïn grâce à ses pupilles marrons.

— Euh...salut les garçons, je réponds non sans presque grimacer.

— On a vous cherché partout ! Papa est stressé comme pas possible et a envoyé tout le monde vous chercher.

Je déglutis difficilement tandis que la chaleur de la pièce semble augmenter d'un coup et je me retiens de m'éventer. S'ils ont eu vent de notre petite sortie clandestine, je ne me sens pas de taille à mentir ni à subir et surtout pas après ce qu'il s'est passé. Malheureusement, ici, il se passe forcément quelque chose.

Je n'ai pas le temps de répondre que Kaïn envoie son frère jumeau chercher Rodric pour le prévenir que nous sommes revenus puis il se retourne vers moi, le regard droit et bien déterminé à me faire parler.

— Alors ? Vous étiez où ?

— Euh, je, balbutié-je sans savoir quoi répondre.

Je me trahis, je les trahis en ce moment même, je le sais mais je suis incapable ne serait-ce que de le regarder yeux dans les yeux et de prononcer un mensonge qui en ferait tiquer plus d'un.

— Léa, reprend le frère d'Alex d'une voix plus douce, fais-moi confiance, je dois juste sa...

— Laisse-la tranquille, intervient une autre voix grave mais toute aussi imposante.

Je me retourne à la seconde près vers la voix tandis que le jumeau aux yeux marrons lève simplement la tête vers un Alex toujours aussi en colère au vu de ses sourcils froncés.

— T'es enfin là, fait remarquer le jumeau.

— Oui, je vous ai entendu. On était simplement se promener à trois dans la forêt, soupire Alexander.

— Ne me mens pas, Alex. Je sais très bien que c'est faux, papa a ratissé toute la forêt et aucune trace de vous trois. Je te préviens, il va arriver ici furieux et je te conseille de lui dire la vérité. Et où Alexia ?

— Dehors..., je réponds d'une toute petite voix avant de me coller contre le mur, me faisant toute petite.

Je hais les affrontements et comme ceux de cette journée n'avait pas suffi, celui nous opposant à Rodric arrive à grand pas. Déjà, des gouttes de sueurs coulent de mes tempes et j'ai de grosses bouffées de chaleur qui me mettent terriblement mal à l'aise. Tout ce que je peux faire, c'est une grimace.

Je me demande comment ça va se passer avec l'Alpha avec une grande appréhension qui me tord l'estomac mais la réponse n'attend pas quand la porte s'ouvre de nouveau en claquant furieusement contre le battant. Je sursaute au bruit bruyant, me ratatine encore plus contre le mur et rentre la tête dans les épaules. Je ne suis pas du tout courageuse quand il s'agit de m'opposer aux adultes. Je me mords ostensiblement la lèvre inférieure et coule un regard vers Alexander où son visage est aussi froid qu'un bloc de glace gisant en plein milieu de l'Antarctique.

Comment peut-il ne rien laisser paraître ? Car je suis certaine, qu'au fond, il brûle encore de colère après ce qui s'est passé. Ça ne risque pas de passer de si tôt, autant pour lui que pour moi. Je me souviendrai sûrement toute ma vie le jour où j'ai risqué de me faire enlever et mon bras entre les gueules de ce loup, qui me fait d'ailleurs, toujours aussi mal.

Mon bras !

En écarquillant des yeux, les lèvres serrées, je cache derrière moi mon bras mordue et prie pour que personne ne remarque ni l'élancement qui me touche ni ma peau sûrement lacérée. Je ne peux pas savoir puisque je n'ai toujours pas jeté un coup d'œil et je doute vouloir regarder malgré la douleur. Par chance, les jumeaux tout à l'heure ne m'ont même pas inspecté, sûrement trop concentré sur mon visage pour y déceler quelque chose.

— Toi ! fulmine Rodric.

Son regard ne manque pas de graviter vers moi et je me prépare déjà à en pâtir pour le reste de ma vie, frémissante à l'idée de me faire punir comme si j'avais cinq ans.

— Où vous étiez pendant tout ce temps ? On s'est inquiétés. Et Alexia ?

— Elle est restée dans les bois, soupire Alex. Et arrête de t'inquiéter, on était dans la forêt nous aussi.

— Tu mens ! On a ratissé tous les environs, Alexander Williams, je sais que tu ne dis pas la vérité.

— Tu ne nous as tout simplement pas trouvé.

Rodric ricane après l'excuse franchement bancale — on va pas se le mentir — de son fils et ce seul rire me donne des sueurs froides. On est morts.

— Je te connais Alex. Tu ne peux pas me comprendre ? J'arrive chez moi et je vois que trois personnes sont absentes et ce, de partout !

Alexander passe sa mains dans ses cheveux et son visage se durcit, ce que je ne comprends. Autant qu'il avoue que nous sommes sortis et la chute sera moins douloureuse. Là, ce qui se profile fera encore plus mal que ma blessure.

— Je sais qu'on était pas là mais tu n'avais pas besoin de t'inquiéter.

— Tu vois ! s'emporte Rodric. Tu t'en fous que je puisse m'inquiéter pour mes enfants, non tu ne penses qu'à toi. À chaque fois que j'essaye de me rapprocher, que je me fais du souci, tu m'envoies balader. Tu ne peux pas comprendre que j'ai peur de perdre mes enfants comme j'ai perdu ma femme ?

Il a hurlé cette dernière phrase comme un long cri suppliant et dégoulinant de douleur qu'il avait besoin de sortir de lui. Mais le silence qui s'ensuit après avoir envahi subitement l'espace dans lequel nous nous trouvons est terrifiant. J'écarquille les yeux et en ce moment même, je n'ai qu'une seule envie : me cacher dans un trou de souris. Je n'imagine même pas ce que cette phrase va causer dans leur famille et j'appréhende beaucoup quand je vois le poing du frère de Ale se serrer si fort.

— Pardon ? souffle-t-il avec dégoût comme s'il n'arrivait pas à y croire.

— Tu m'as bien entendu.

— Mais t'es sérieux ? hurle à son tour Alex que les deux jumeaux derrière Rodric reculent. On en parle de toi ? Tu me dis ça alors que quand on avait le plus besoin de toi, quand maman est morte, tu t'es mis dans ton coin avec ta douleur et tu nous as abandonné ! Tu ne manges jamais avec nous, comme une famille devrait le faire et tu oses me faire la leçon ? Il n'y en a que pour ton travail !

Alex a tout dit et quand je vois la mine de Rodric s'affaisser sous le poids de la culpabilité qui vient ronger son visage, je ferme les yeux, les lèvres serrées. Je le sais, je suis en train d'assister à un évènement majeur dans cette famille. Ces non-dits qui leur ont sûrement pourri la vie se libèrent aujourd'hui et rasent tout sur leur passage. Kaïn grimace et Jam regarde partout sauf sur ce qui se passe devant lui. Quant à Rodric, il est aussi silencieux qu'une pierre tombale et je vois dans ses yeux fixés sur son fils que malgré ce qu'il a fait, il a culpabilisé.

— Je vois que tu n'as rien à dire, c'est bien ce que je pensais, sourit Alex.

Son sourire est bien douloureux, n'importe qui le verrait et il s'en va aussi vite que ce qu'il a balancé au visage de son père. Rodric se masse le front et part lui aussi par la même porte. Il ne reste plus que les jumeaux et moi, terriblement gênés. Je m'en veux d'avoir contribué à créer cette situation. Si je ne les avais pas suivis, ils n'auraient pas été obligé de devoir couvrir et mentir sur ce qu'il s'est passé. Alors je dois quand même le dire :

— Désolée, grimacé-je.

Kaïn secoue la tête.

— Ne t'en fais pas, ce n'est pas de ta faute. C'est juste....qu'on a été surpris. C'est la première fois qu'Alex réagit aussi mal à la mention de notre mère. D'habitude....d'habitude il se tait.

— Il a bien fait, rajoute Jam.

Avec un air de défi, Jam jette un regard accusateur sur son frère.

— Ne me dis pas que tu n'es pas d'accord avec lui, reprend-t-il. Papa n'est jamais là, et bien que je comprenne qu'il s'inquiète, il est mal placé.

— Je sais, tu n'as pas besoin de me le dire, fait Kaïn, les dents serrés. Bref, n'en parlons plus. Je vais faire à manger.

— Bon bah, allez go.

— Non toi Jam, tu ne t'approches même pas un peu de la cuisine, tu vas tout cramer !

— Quoi ? s'exclame l'intéressé. Depuis quand ?

— Depuis toujours, t'es un cauchemar ambulant en cuisine !

— C'est vraiment pas sympa, pfff.

Kaïn sourit dans son coin en voyant la réaction de son frère jumeau, et j'aimerais pouvoir sourire moi aussi après la terrible dispute qui a eu lieu dans le salon mais mon cœur le refuse alors j'écarte mes lèvres pour la forme. Ils passent si vite à autre chose que je cligne toujours des yeux. Comment font-ils ?

— Rends-toi utile autrement. Tiens ! Mets la table.

— Pfff.

Jam grogne comme un enfant de cinq ans mais finit par obtempérer et s'exécute en mettant soigneusement la table. Mais je ne peux pas m'empêcher d'être sidérée par ce qu'il se passe sous mes yeux. Est-ce courant dans cette famille de ne rien se dire et fuir les problèmes ? Mais tu n'es pas mieux... Je me mords la lèvre. Après tout, je n'étais pas là avant, je ne suis qu'une simple étrangère, qui suis-je pour penser ça ? Cependant, je pense quand même à Alex. La douleur qui s'est reflété dans ses yeux m'a fait déglutir difficilement.

Je comprends autant Rodric qu'Alex ; nous avons fait une erreur en partant dans mon village mais ce n'était pas une raison pour lui balancer au visage la mort de sa mère comme excuse. Je crois que je n'oublierai jamais l'expression vive et brève de tristesse sur le visage d'Alex et sa réponse qui a suivit. Je tourne plusieurs fois dans la soirée ma tête en direction de la porte d'entrée toujours aussi fermée. Même quand Jam essaye de me remonter le moral avec ses blagues nulles ou pendant le repas où les deux jumeaux ne font que se lancer des piques l'un à l'autre, je ne peux arrêter mon cœur de stresser quand la porte est toujours aussi fermée.

Il est nuit quand les deux garçons me disent bonne nuit et montent se coucher en bâillant ouvertement, assommés de fatigue. J'ai préféré, quant à moi, attendre Alex et sa sœur, qui ne sont toujours pas revenus. Je me cale bien confortablement sur le canapé et resserre mes bras sur moi en fixant sans arrêt la porte mais rien ni personne ne l'a franchi. Je ne sais pas combien de temps il faudra que j'attende mais je suis prête à le faire autant que possible.

Mais malgré moi, mes paupières finissent par se fermer, me plongeant au cœur des bras de Morphée.

Le vent fouette mes cheveux tendrement, comme une mère caresserait son enfant. Les alentours sont tranquilles et pas un bruit ne vient briser le silence plutôt étrange du lieu où je suis. Je laisse trainer mes yeux sur le vide qui m'entoure. Ça ne me rassure pas vraiment mais à force de rêver, je sais où je me trouve. Mais la grande question demeure : qui va apparaître ?

— Léo est prêt à tout pour t'avoir.

En entendant le son de sa voix, je sais déjà de qui il s'agit. Je me retourne lentement pour observer, comme tant de fois auparavant, ses éternels et beaux cheveux blancs qui coulent tel une cascade d'eau se jetant dans le vide. Je croise ses yeux verts qui me couvent comme un précepteur regarde — à la fois avec tendresse et dureté — son élève. Je ne suis pas surprise de la voir, c'est celle qui est là le plus souvent dans mes rêves, sans que je sache pourquoi.

— Tu ne t'es jamais demandée pourquoi ? me demande-t-elle de nouveau.

— Je le sais. C'est parce que nous sommes liées.

Elle sourit, mais il me dérange, cet air réjoui. Comme si je ne savais rien. Comme si je me rapprochais de la vérité sans l'être vraiment.

— Tu ne vois pas assez loin Léana, réplique-t-elle en se rapprochant de moi. Il y a tant d'explications. Mais tu ne peux pas savoir, car tu n'as pas toutes les clés.

Je fronce des sourcils. Elle, elle sait tout. Elle est une déesse, puissante, belle, elle a le monde à ses pieds. Il est vrai que je ne comprends toujours pas en quoi je peux lui être utile mais elle est la seule capable de me prévenir du danger. Alors pourquoi ne le fait-elle pas ?

— Tu ne peux pas me les donner ?

— Non, refuse-t-elle, toujours sans se départir de son sourire. Je suis simplement là pour t'aider, je ne peux pas t'en dire trop, c'est juste impossible. Et je sais que quand tu sauras la vérité, tu me haïras. Mais ce sera une erreur de me détester.

Je ne comprends pas ses mots. Comment pourrais-je la détester ? Il est vrai que je l'ai jalousé... Non, je la jalouse. Elle est celle que tout le monde adore, au summum de la beauté. J'en serre les dents en y repensant. Mais elle m'a aidée, alors pourquoi je la détesterai ?

— Mais...

Aussitôt le visage de Léana Ier pâlit et elle s'adresse à moi en tremblant :

— Le passé se répète. Il a disparut il y a trois cents ans mais il revient nous hanter. Mais cette fois, ce sera la dernière. Léo est bien déterminée à lui prouver qu'il peut nous avoir et ainsi, se venger de son père.

— Quoi ? Je...

— Il n'y a pas qu'un seul ennemi Léana. Et il t'en faudra du temps, pour t'en souvenir...

J'essaye de comprendre. Vraiment. Mais ces mots sont inexplicables, le sens m'échappe même si je mets tous mes efforts pour saisir ce qu'elle essaye de me faire passer car je sais. Je sais que ses paroles, ce qu'elle prononce, n'est jamais par hasard. Et je redoute déjà, le cœur et le ventre serré, le jour où je comprendrai tout.

— Léana Ier.

Sans que je comprenne, sa voix s'élance haut dans le ciel, vibrante et magnifique.

— Vois la chamane.
Quand la lune sera haute, jour du malheur, à la mort, son pouvoir sera révélé. Lueur d'espoir, puisses-tu brûler, à la joie, à l'amour. Rétablis l'ordre, les temps à venir seront durs.

Puis elle s'arrête et me regarde droit dans les yeux, sans jamais cligner des paupières ni détourner le regard.

— Mais patience est mère de tous les miracles.

Aussitôt qu'elle est arrivée, elle s'efface dans une traînée de poussière, comme si elle n'avait jamais été là, devant moi, à prononcer des mots incompréhensibles.

— Mais..., je souffle.

Seulement, je ne peux pas faire plus que quelque chose me coupe. Aussi léger que le battement d'aile d'un papillon, je sens caresse sur ma joue mais rien n'est devant moi que je suis certaine d'avoir rêvé. Puis le noir envahit mon champ de vision et je rouvre les yeux.

Le décor qui m'apparaît n'est plus cet étrange blanc qui nous recouvrait, la déesse de la lune et moi. Non, la première chose que je vois sont de magnifiques yeux gris qui me fixent sans ménagement. Je recule précipitamment sous le choc et me cogne durement le dos contre le support du canapé.

— Aïe, je grogne.

— Désolée, grimace Alexander. Je ne comptais pas te brusquer ni te réveiller. Ça va ?

— Je crois, répondé-je, les dents serrés, tout en me massant le dos. Ce n'est pas grave, j'ai juste été...surprise.

Une fois que je relève les yeux, je prends le temps d'observer les traits harmonieux de son visage. Mais habituellement, il n'a pas de cernes et certainement pas les yeux encore rouges. Il a pleuré. Ce constat ne me fait pas de bien, je cogite un peu car ça m'insupporte mais je garde les lèvres fermées. Je ne devrais pas donner mon avis, surtout si ce qu'on attend de moi est que je me taise. Cependant, ça ne me convient vraiment plus même si j'ai du mal à lutter contre ça. Parle, parle, Léana !

— Tu es là depuis longtemps ? je demande au jeune homme.

Il ne me répond pas tout de suite, le regard fixé dans le vide et je serre les dents. Tant de fois, j'ai remarqué qu'il était aussi figé que du marbre mais cette fois... Cette fois, il ne se cache plus, je crois que la douleur est bien trop voyante. Alors, il prend son temps pour prononcer sa réponse et ça me convient. Le fait de le voir comme ça ne me rassure pas du tout et j'en viens à beaucoup m'inquiéter.

Je déglutis avec difficulté en le regardant prendre sa longue inspiration.

— Oui. J'attends ma sœur.

Donc Alexia n'est toujours pas rentré. Pour elle aussi, je m'inquiète. Je ne sais pas exactement ce qu'elle doit ressentir, je ne suis pas à sa place mais j'espère qu'elle rentrera bientôt. Heureusement, elle n'a pas assisté à la dispute violente entre Rodric et son fils, sinon les dégâts auraient été beaucoup plus irréparables qu'ils ne le sont déjà. Le silence prend son aise entre nous et je ne sais quoi dire pour l'aider, surtout dans l'état dans lequel il est. J'aimerais l'aider, comme il l'a fait pour moi.

— Désolée.

Surpris, il se retourne vers moi avec ses grands yeux gris écarquillés.

— Pourquoi tu t'excuses ?

— Pour ce qu'il s'est passé. Je sais bien que c'est de notre faute à nous trois mais...je me sens quand même responsable. Si j'avais essayé de retenir Alexia, peut-être qu'il ne serait rien passé de tout ça. Je...

Mais je ne peux pas terminer ma phrase qu'il m'arrête en pointant de son doigt mon crâne, prêt à me donner un petit coup.

— Arrête. Ne te rejette pas tout dessus, car c'est faux. Avec Alexia...c'est compliqué, soupire-t-il. Depuis la mort de notre mère, il a huit ans, elle a changé... Elle ne supporte plus la douleur, surtout psychologique alors elle fait tout pour qu'elle disparaisse, quitte à se mettre en danger elle...ou les autres. C'est son mécanisme de défense et je le comprends mais... Ce qui s'est passé était la goutte de trop.

Je ne dis rien car je sais très bien qu'il a raison. J'avais bien vu, pleins de fois, la façon de faire d'Alexia. Celle de fuir de la douleur, coûte que coûte. Ou bien de la remplacer par autre chose, comme une drogue, pour oublier ce qui fait mal. Et je comprends, car j'ai longtemps essayé de ne pas penser à Sophie mais elle est toujours là, dans mon esprit. Car on ne peut rien oublier, peu importe à quel point on essaye de s'en défaire. Rien que d'y penser, rien que d'évoquer le sujet me fait aussi mal que si c'était arrivé hier. J'ai eu le temps de ressasser, tout ce temps, mais la tristesse est toujours là, tapis dans l'ombre. La gorge obstruée, je ne me sens pas de dire quelque chose. Après tout, qu'ai-je à faire ? Je ne suis qu'une étrangère, oui, une simple étrangère, une invitée.

Après un moment, Alex pose la question qui doit le faire cogiter pendant un moment :

— Tu ne demandes pas ce que...j'ai fait ? Tu ne dis rien ?

Nous y voilà. Je n'ai pas oublié, au contraire ; j'y ai pensé toute la soirée et je me suis posée milles questions. Comment a-t-il pu faire ça ? Avec quelle force ? Ça m'a aussi hanté que la douleur que vit Alexia. Je ne connais pas grande chose aux loups, à part ce qui est raconté dans les livres de fiction, mais je ne suis pas sûre qu'un loup-garou puisse tuer un lupin sous forme humaine, de plus à mains nues.

— Je...je comprends Alexia. Pourquoi la douleur lui est insupportable. Je ne crois pas avoir le droit de dire quelque chose dessus. Et...

Je lève mon regard vers lui et plonge dans ses prunelles, tandis qu'il m'aspire, comme tant de fois, vers lui, hypnotique. Tout change. Je parle mais je n'ai plus l'impression que c'est moi, comme immergée dans un autre monde.

— Pour toi, tu n'es pas obligé de dire pourquoi. Même si je me pose des questions. Que ce soit pour ta mère ou...pour ta force.

— Il s'est passé trop de choses aujourd'hui, soupire-t-il en passant sa main dans ses cheveux. Je ne suis pas sûre de vouloir en parler mais... Je ne sais pas si c'est la bonne option.

Les jambes rentrées contre moi, je me déplace un peu pour me rapprocher de lui. Je crois qu'il a surtout besoin d'une présence réconfortante mais quand je bouge mon bras, la douleur se réveille et se lance subitement dans mon bras, ce qui m'arrache un grognement.

Là où personne n'a fait attention, rien n'échappe à l'œil du jeune homme à côté de moi. Sans que je puisse prononcer un mot, il se saisit avec douceur de mon bras douloureux. J'avais plutôt bien réussi à le cacher à tout le monde sans jeter un coup d'œil. J'ai bien trop peur de ce qui j'y verrai et l'élancement restait assez supportable.

— La morsure, grogne Alexander le visage en colère.

Malgré l'angoisse qui me noue l'estomac, j'ose regarder le bras blessé. Ce que j'y vois me sidère. Il n'y a pas une seule trace de sang mais les traces de dents sont si incrustés dans ma chair qu'elles donnent l'impression d'avoir toujours été là. Tout a cicatrisé. Alexander relève une tête consterné.

— Mais tu as fait quelque chose ?

— Non, je balbutie, je ne comprend pas. Justement, je n'ai pas touché, j'avais trop peur. Je ne peux pas regarder les blessures trop longtemps...ça me donne envie de vomir.

— Léa, une blessure ça se soigne ! Mais tout a cicatrisé.

— Je sais, je...

— Il va falloir aller voir la chamane, attends deux secondes, je reviens.

— Mais Alex.

En vain, j'essaye de l'arrêter mais il s'échappe aussi vite que le vent peut l'emporter. Je bouge quelques fois, peu rassurée. Ne pas savoir où il est me stresse et surtout, je ne sais pas pourquoi il est parti. Mais quand il revient, tout ce que je vois, c'est ce qu'il a dans les mains. Du ruban adhésif, un produit pour désinfecter, du coton et un ciseau.

— Je ne sais pas trop soigner mais en attendant d'aller voir la chamane, on va faire ça d'accord ? Je ne sais pas si ça va piquer, dis-le-moi si c'est le cas.

Tout doucement, il imbibe le coton du produit et le met délicatement sur mes lacérations comme cicatrisées mais le désinfectant me pique comme si c'était encore ouvert. Je grogne un peu et Alexander s'écarte. Son visage est froissé et je vois bien qu'il s'inquiète pour ma personne et ma blessure et cela me touche. Alexander est comme ça : gentil, soucieux du bien-être des autres, généreux... La douceur qu'il met dans ses gestes me scie le cœur et me rappelle ma mère qui a toujours pris soin de moi quand j'étais blessée, malgré nos rapports houleux. Il fait comme elle.

Il prend soin de moi... Ce n'est pas tout le monde qui ferait ça et en le regardant faire, mes yeux me piquent. Depuis le début, il m'a accueillie et a été gentil malgré le fait qu'il ne s'ouvre pas trop aux inconnus. Il m'a réconforté quand j'ai reçu l'appel de Dower et ne m'a jamais repoussé, même quand je le regardais dessiner. Sans que je m'en rende compte, quelque chose coule de mes yeux pour s'écraser sur ma main.

Rouge. Rouge comme le sang.

Je hoquète de stupeur et Alexander finit par lever les yeux. Je ne sais pas d'où vient cette goutte mais le geste du jeune homme me réduit au silence. De son pouce, il essuie mes larmes de chaque côté de mon visage et m'observe, avec une lueur de peine. Quelque chose d'électrique, quelque chose que je ne peux pas nommer passe entre nous et le temps semble ralentir d'un coup. Je n'arrive pas à détourner le regard et reste scotchée à ses prunelles grises. Je sens mon cœur battre de plus en plus et bientôt, j'oublie l'élancement qui a pris, plus tôt, possession de mon bras.

— Tu pleures...des larmes de sang.

Je cligne des paupières.

— Je ne comprends pas, continue-t-il. Tu es si...mystérieuse. Tu restes souvent silencieuse mais j'ai toujours l'impression que tu te bats intérieurement pour te taire. Tu nous comprends. Léo te veut à tout prix pour on ne sait quoi. Tu pleures des larmes de sang alors que tu es destinée à être louve. Je ne comprends plus rien.

Je ne dis rien un moment car je vibre. Tout ce qu'il dit fait un écho dans tout mon être. Oui, tu as raison. Depuis que je suis petite, je dois me taire. Je ne sais pas d'où vient ma malédiction, je ne sais pas pourquoi la déesse de la lune a besoin de moi, je ne sais pas pourquoi je pleure du sang alors que ce n'est que les sorcières, je ne sais vraiment pas pourquoi on m'a mordu ; je ne sais plus rien.

Mais à côté de lui, je crois que ça ne me dérange pas. Car sans tout ça, est-ce que je l'aurais rencontré ? Je l'observe toujours et au fur et à mesure que le temps s'allonge, il m'emprisonne, mon cœur et moi, dans un cocon bien chaud.

Non, je veux bien nager dans cet océan d'incertitude s'il continue de me regarder comme il le fait. En cet instant, je ne veux être nul part autre qu'avec lui, sa main sur mon bras, enfermés dans un autre monde qu'on ne peut toucher que de l'esprit.

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