Chapitre 3
Le matin se leva sur une journée pluvieuse, et dont l'épaisse brume était comparable à celle entourant les questions d'Héléna. Elle se réveilla sans avoir eu aucune réponse plausible à ses interrogations, mais sans non plus que d'autres mystères ne soient venus perturber son sommeil. Elle avait d'ailleurs dormi d'un sommeil de plomb, troublé seulement par d'étranges rêves dont elle ne se souvenait déjà plus. Elle pensait qu'ils avaient cependant leur importance. Certaines bribes de mémoire lui rappelaient vaguement qu'il était question de lune et de magie, mais plus elle s'acharnait à vouloir les retenir, plus elles s'enfuyaient, comme animées par une vie propre qui les poussaient à s'échapper des pensées de la jeune fille.
Celle-ci cessa bientôt cette vaine lutte, pensant que les souvenirs remonteraient à la surface de sa conscience en temps voulu. Elle connaissait les rêves, et savait qu'il ne servait à rien de les poursuivre. Comme sa mère le lui répétait souvent, les rêves appliquaient le proverbe « Suis-moi, je te fuirais ; fuis-moi, je te suivrais », car les deux guérisseuses pensaient que les rêves avaient une vie propre, indépendante de celle que menaient ceux qui les faisaient.
L'onirologie – ou, plus simplement dit, l'étude des rêves – était une science sur laquelle se basaient beaucoup les deux guérisseuses, tant pour déterminer l'origine d'un mal que pour le soigner. Hélas, les livres n'existaient pas sur le sujet, méconnu par le plus grand nombre et traité de haut par les initiés. La science des songes étant une science en perpétuel changement et sans aucune analyse exhaustive, Marjorie avait entrepris, secondée par sa fille, de rédiger son propre recueil contenant toutes les astuces débusquées au fil des années. Ce travail fastidieux était compliqué par les diverses interprétations que l'on pouvait faire d'un rêve ainsi que ses subtiles nuances, envers lesquelles les deux guérisseuses se devaient d'être vigilantes. Mais le plus difficile était sans doute de ses rappeler de ses propres songes ! Les deux femmes avaient nommé la tendance qu'ils avaient à s'échapper l' « onéiro-diamugès », en se basant sur les mots grecs signifiant « rêve » et « échappée ». Pour y remédier, elles avaient chacune un petit carnet dans lequel elles notaient à leur réveil les rêves dont elles se souvenaient dans les moindres détails.
Héléna ouvrit le sien, s'empara de sa plume puis déboucha son encrier et inscrivit de son écriture soignée les mots magie et lune. En fermant les yeux, elle se souvint de l'atmosphère mystérieuse et sylvestre de son rêve. S'empressant de noter ces quelques bribes, elle baissa à nouveau ses paupières et, soudain, sans que rien n'ait pu le laisser présager, le rêve lui revint avec la brutalité d'une bourrasque de mistral. Sous l'effet de la surprise, elle faillit ouvrir les yeux, mais elle se reprit et se concentra à nouveau, se laissant imprégner par toutes les impressions qu'elle ressentait.
Dans la forêt, une jeune fille marche. Elle est habillée d'une robe noire, et un capuchon de la même couleur lui couvre la tête. Je ne parviens pas à voir son visage, comme auréolé de ténèbres. Mais je n'ai pas peur. Étrangement, j'ai une entière confiance en elle. Je sais qu'elle n'accomplira aucune action pouvant me nuire. Ses pas semblent étouffés par les brindilles et les feuilles tapissant le sous-bois. C'est la nuit, et le chant des grillons résonne dans toute la sylve. La pénombre, éclairée par la pleine lune, ne semble plus pénombre. Elle est clarté. La marcheuse tient en ses mains un objet indéfinissable, d'apparence cubique, recouvert par les pans de son habit. Elle ne marche pas, elle flotte au-dessus du sol, ses pieds ne semblent pas le toucher. Malgré la nuit, elle n'a pas peur, elle reste déterminée, et moi aussi. Dans l'ombre d'un arbre, je l'observe, la suis du regard. Puis, lorsqu'elle s'éloigne, je lui emboîte le pas. Sa démarche me fait rappeler quelqu'un, je ne saurais qui... Brusquement, je me rends compte que c'est de moi qu'il s'agit. Dans quelques années, certes, mais c'est bien moi-même qui m'enfonce dans cette sombre clarté. Mais cette découverte ne m'émeut en rien, et je continue de la suivre. C'est comme si je venais de mettre des mots sur une évidence.
Sans savoir comment, je me retrouve tout à coup devant elle. Mais elle ne me voit pas, ou du moins fait semblant de ne pas me voir. Au moment où je m'approche de son visage pour essayer de savoir s'il s'agit bien de moi-même, sa capuche accroche une branche et tombe sur ses épaules. Ses cheveux cascadent alors sur ses épaules et ruissellent dans son dos. Ils sont roux, exactement comme les miens, mais semblent légèrement plus longs, bien que ma chevelure atteigne déjà une longueur respectable, m'arrivant à la taille. Elle ne prend pas le temps de remettre sa capuche, et je vois que ses yeux sont verts. Pas de doute, il s'agit bien de moi. Je baisse le regard vers mes propres pieds ; je n'en ai pas, à l'instar de mon double. En fait, je ne parviens pas à voir mon propre corps. Je suis juste mon esprit qui observe mon corps.
Nous voici arrivées dans ma clairière. Curieusement – je ne sais si c'est réellement le cas ou si c'est une illusion – mon olivier en son centre paraît plus jeune. Mon double s'approche. Elle soulève une racine et creuse avec ses doigts la terre mollie par une récente pluie. Debout à ses côtés, je la regarde faire, attentive, mais ne lui propose pas mon aide : je sais que que cet évènement aura une importance capitale, et ne veux pas casser l'aspect cérémonieux de la scène. Une fois que le trou a une profondeur qu'elle juge satisfaisante, elle sort des pans de sa cape une boîte en bois vernie, fermée par une serrure ciselée. La curiosité m'envahit alors, et je scrute le moindre de ses gestes avec une attention accrue. Elle la place dans le creux sous le pied de l'arbre et la recouvre de la terre qu'elle avait auparavant retirée. Puis, elle se saisit d'une bourse et en extirpe quelques graines – je reconnais de la menthe – qu'elle plante sur la terre fraîchement retournée. Je devine que c'est pour dissimuler la cache. Enfin, elle se lève et sort de sa bourse une clef, du même métal que la serrure. Elle se tourne alors vers moi et me regarde, droit dans les yeux. Surprise qu'elle me voie enfin, je n'ose pas détourner le regard. Elle tend alors sa main contenant la clef, paume ouverte. A ce moment, un rayon de lune frappe le métal. Sans me quitter des yeux, elle murmure :
— Héléna...
Ensuite... je vois ses lèvres remuer, mais je n'entends plus ce qu'elle me dit. Je tente de le lui faire comprendre, mais elle ne me comprend pas. Je panique ; je n'entends plus rien. Je suis dans une immensité blanche, cotonneuse. Le rêve a disparu. Où est-elle passée ? Où est passée ma forêt ? Où suis-je ? Et soudain, je me réveille.
Héléna sursauta, le cœur encore battant, et posa sa main sur la petite table en bois située au chevet de son lit. Elle serra le bois aux multiples éraflures en fermant les paupières. Le rêve venait de disparaître... tomber. Elle avait cru chuter à travers une immense étendue de bleu. Le parterre de nuages avait semblé se rompre et elle avait regagné la terre ferme. Elle se remit rapidement de ses émotions. Ayant à présent tout le rêve en mémoire, elle inscrivit patiemment tout ce dont elle se souvenait sur son petit carnet à la couverture reliée de cuir. Curieuse, elle se promit d'aller voir sous les racines de l'olivier. Elle ne pensait pas y trouver quoi que ce soit, mais ce genre de choses avait le don de l'intriguer...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top