11 - Isabelle


Nous rentrâmes Fabrice et moi vers 16 h 30 alors qu'il faisait déjà nuit noire. Il gara le Macan dans l'allée lorsque j'aperçus le rideau de la chambre de grand-mère bouger. Elle guettait toutes nos allées et venues. Parfois, elle venait manger avec nous, mais le plus souvent, elle s'isolait dans sa chambre et Thérésa lui montait son plateau-repas. Ces sautes d'humeur étaient désagréables, mais Tante Molly disait qu'il fallait lui pardonner, car elle était bipolaire depuis la mort de ma tante Patricia et l'entrée en hôpital psychiatrique de ma tante Antoinette. Les médicaments régulaient ses crises, mais la rendaient aussi neurasthénique. Je peinais à reconnaitre la grand-mère enjouée de mon enfance. Enfin, il y avait des jours avec et des jours sans. Le mois de janvier était toujours un mois difficile pour elle. Peut-être était-ce aggravé par les longues nuits d'hiver et le manque de lumière du jour.

Je retirai mon manteau, mon bonnet, mes gants et mon écharpe que Joseph empila par-dessus les affaires de Fabrice avant d'aller les ranger dans la grande penderie du vestibule. Je me dirigeai vers la chambre de Grand-Mère avec la ferme intention de la conforter. Je frappai à la porte et entrai dans sa grande chambre victorienne. Elle était assise sur son divan en train de contempler des photos en noir et blanc.

— Ma chérie, fit-elle en m'entendant. Viens t'assoir à côté de moi.

Je me plaçai à côté d'elle et fixai la photo surprenante d'un couple caucasien réuni au milieu d'Amérindiens.

— Qui est-ce ? fis-je en scrutant la vieille photo jaunie.

L'homme blanc en tenue de chasse tenait un fusil d'un côté et sa femme de l'autre. Au centre, une ribambelle d'enfants autochtones torse nu entouraient une enfant blanche aux cheveux et yeux clairs. Elle portait une robe européenne dont quelques brindilles sortaient de l'ourlet défait et déchiré. Sa mère au contraire, était revêtue d'une robe élégante, mais sobre, sans aucune tâche ou usure apparente. Tous avaient le sourire aux lèvres et semblaient se connaitre. La petite fille tenait même la main d'un jeune garçon autochtone.

— C'est la seule photo de ma mère enfant, Isabelle.

— La dame élégante au fond, au milieu des enfants indiens ?

— Non, la petite fille blonde et dévergondée devant !

— Oh ! Je croyais que nous descendions d'aristocrates français !

— Non, non. me tapota-t-elle. Ma grand-mère, que tu vois là, fit-elle en pointant du doigt la jeune femme élégante derrière la petite fille, était la fille d'une immigrante française et mon grand-père était coureur des bois. C'est seulement lorsque ma mère a épousé mon père, le comte Charles de Verlayne, un vrai aristocrate anglais, qu'elle est entrée dans la haute-société.

— Qui l'eût cru ! Mais que font-ils au milieu des Indiens ?

— Ce sont des autochtones Cris, Chenoa. Mon grand-père négociait la vente de fourrure et de tabac avec les premières nations, les français et les anglais !

J'étais abasourdie.

— Je n'arrive pas à croire que mon arrière-grand-mère Isabelle jouait avec les Cris quand elle était petite ! N'était-ce pas censé être dangereux ?

— Si, mais mon grand-père était un négociateur très apprécié. Parfaitement bilingue français-anglais, ce qui était encore rare à l'époque, il parlait aussi le cri, le montagnais et l'atikamekw. Les tribus l'adoraient, car il avait un très bon sens de l'humour et leur apportait beaucoup de whisky.

— C'est passionnant grand-mère ! Pourquoi n'en parles-tu jamais ?

Elle soupira et me regarda un instant avec une curieuse intensité, puis revint sur l'album.

— Et bien je n'ai que cette photo. Je n'ai jamais connu mon grand-père.

Elle détailla l'homme avec le fusil puis reprit :

— Ma mère n'a pas revu ses parents après son mariage avec mon père Charles. Le peu que je connais, c'est ce qu'elle m'en a dit. Tiens, voici la photo de mariage, fit-elle en tournant la page.

La petite fille blonde était devenue une superbe jeune fille et la toilette de noces qu'elle portait révélait encore davantage sa beauté. On reconnaissait les yeux et le sourire espiègle de la fillette de la première photographie. À son bras, mon arrière grand-père, le comte de Verlayne dans sa tenue de lieutenant britannique, et à leurs côtés, toute la famille anglaise de mon arrière grand-père. Plusieurs femmes avec des crinolines toutes plus splendides les unes que les autres se tenaient au côté d'hommes en chapeau haut de forme ou en tenue d'apparat militaire. De quoi trancher avec la photographie précédente.

— C'est ahurissant ! Comment a-t-elle réussi à épouser un aristocrate anglais alors qu'elle venait d'une famille modeste ?

— Modeste, mais éduquée, Chenoa. Sa mère avait été dame de compagnie et institutrice avant d'immigrer. Et c'est la beauté d'Isabelle qui a rendu le comte de Verlayne fou amoureux.

— Oui c'est vrai qu'elle est très belle, fis-je en détaillant mon arrière grand-mère sur la photo.

— Mais quand même, épouser un anglophone à l'époque, a dû bouleverser ses parents !

— Pas tant que cela, figure-toi. Ils étaient ravis qu'elle puisse épouser un comte et se caser. Quand j'étais petite, ma mère me racontait ce qu'elle faisait enfant, et elle n'a pas toujours été très sage. Alors, crois-moi, son mariage avec Charles est arrivé comme une bénédiction !

— C'est incroyable ! Pourquoi n'en as-tu jamais parlé avant ? Tout ce que je connais de la famille vient du comte de Verlayne et de son côté de la famille. Jamais je n'aurais cru que nous avions un coureur des bois dans la famille !

— Oui, et bien ma mère n'aimait pas en parler en public. Cela faisait partie du contrat qu'elle avait avec mon père de ne jamais évoquer ses origines modestes. Et j'aimerais mieux que tu gardes cela précieusement pour toi, Chenoa. Tu mettrais ta tante Éléanor en colère si tu en parlais. C'est une vraie snob!

— Alors que toi tu fais semblait d'être snob ! souriais-je.

— Exactement ! fit-elle d'un sourire complice.

Elle attrapa sa canne et se leva, regarda la pendule.

— Cela va être l'heure de mon diner, maintenant Chenoa. Laisse-moi, veux-tu, Thérésa va bientôt monter.

Je l'embrassai tendrement sur la joue. Finalement, c'était un de ces bons jours aujourd'hui. Je la laissai, croisant Thérésa dans l'escalier et me dirigeai vers ma chambre, Guimauve m'emboitant le pas.

Cette nouvelle me bouleversait. C'était curieux de découvrir une partie de sa famille seulement maintenant. Pourquoi ma grand-mère gardait-elle encore le silence ? Mon arrière-grand-père était mort depuis longtemps, mon grand-père également. Il n'y avait plus dans cette maison de patriarche susceptible de nous dicter notre conduite. Mon père était bien trop gentil et bien trop absent.

Je finis mes devoirs songeuse, puis descendit au diner sans rien en dire. Mes cousines monopolisèrent toute l'attention au repas, de toute façon, et je tenais à garder ma complicité avec ma grand-mère. J'étais l'une des seules avec qui elle restait calme et détendue.

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