3 - Éléanore
À dix-neuf heures, je rentrai enfin, libérée de mon heure de retenue. Fabrice avait envoyé Joseph me chercher avec le VUS. Tante Éléanore m'attendait de pied ferme dans le vestibule de l'entrée. Elle m'impressionnait toujours autant. D'une beauté à peine effleurée par les lignes du temps, elle portait une robe droite bleu marine au tombé impeccable. Un collier de parles nacrées rehaussait son teint et un gilet en cachemire écru lui couvrait les épaules. De ses bras croisés, on distinguait le verni rouge vif de ses ongles qui tapotaient d'impatience sur l'un de ses biceps.
— Ah ! Te voilà donc ! Son front était plus plissé que d'habitude. Ton frère et Molly m'ont prévenu. Cela dit, si tu avais appris tes leçons, ce ne serait pas arrivé !
— Mais je les avais apprises, c'est juste que...
— Que quoi ?
Que pouvais-je lui dire, que je perdais tous mes moyens lorsque je pensais à Quentin ? Elle vit mon embarras.
— À moins que tu n'aies rencontré un garçon ?
Mes yeux s'arrondirent d'étonnement. Mais qu'avaient-elles toutes ? Cette incursion soudaine dans ma vie intime semblait étrangement orchestrée...
— Je ne me fâcherai pas si c'est un garçon. Raconte-moi.
À contrecœur, je lui parlais de Quentin. Mais curieusement, pour la première fois depuis longtemps je la vis sourire et je me détendis peu à peu. Finalement nous passâmes une bonne partie de la soirée à parler de lui, de ma soirée et de ce que j'allais mettre. Mais bientôt j'évoquai le courriel de maman et elle redevint sérieuse.
— Oui. C'est à propos de cela que je voulais te parler. Que sais-tu exactement de la cérémonie des dix-huit ans ?
— Je sais que je dois être mariée avant mes dix-neuf ans.
— C'est plus que ça. Tu dois trouver le véritable amour et l'épouser avant tes dix-neuf ans pour t'épargner la malédiction des Verlayne.
— La malédiction ?
— C'est de ça que ta mère voulait te parler. Depuis plusieurs générations, toutes les filles de notre famille sont touchées par une malédiction. Elles doivent trouver l'amour et que cet amour soit partagé en retour avant leurs dix-neuf ans sinon elles sont maudites.
— Maudites ? Que veux-tu dire ?
— Je ne peux pas t'en révéler davantage et j'espère ne jamais avoir à le faire. Si tout va bien et si, comme je l'espère ce Quentin va follement tomber amoureux de toi, tu n'auras jamais besoin de connaître le côté sombre de la malédiction.
— Mais enfin, tu m'inquiètes. Dis-m'en davantage !
— Non ! Elle se fâcha et j'eus soudain l'impression d'avoir à nouveau sept ans et de la revoir prendre les ciseaux pour trucider la bouche de ma poupée !
Elle se radoucit légèrement devant mon mouvement de recul.
— C'est pour te protéger, Chenoa. La seule chose que tu dois savoir est que le décès de ta tante Patricia et l'internement d'Antoinette sont liés à cette malédiction. Aucune d'elles n'a réussi à trouver l'amour avant ses dix-neuf ans.
— Mais toi, Éléanore ?
— Mais moi ? Elle hésita deux minutes.
J'ai trouvé un moyen de pallier... certaines choses, précisa-t-elle. Mais je ne conseille à personne de vivre ce que je vis. Aucune de mes sœurs ne pourrait le supporter. Elle coupa court et changea de sujet :
— Mais parlons de toi ! Décris-moi encore ce Quentin...
Cette soirée était tellement étrange. Non seulement ma mère et ma tante m'encourageaient à rencontrer un garçon, mais cette histoire de malédiction m'intriguait au plus haut point et me mettait mal à l'aise. Je pensais que cette histoire de mariage à dix-neuf ans relevait de la tradition familiale. Ma grand-mère, issue d'une famille d'aristocrates français et mariée à un Anglais, était très à cheval sur les principes. Bien sûr, forcément, elle devait aussi être au courant de tout. C'est sûr que je pouvais voir le bon côté des choses : plutôt que de vivre dans une famille qui m'interdise de sortir et de rencontrer des gars, j'étais plus qu'encouragée à faire des rencontres et encore mieux, mes tantes avaient la ferme résolution de m'y aider. C'était le monde à l'envers !
Thérésa m'avait gardé un plateau-repas. Je le montai avec moi dans ma chambre, que j'avais pour une fois laissée bien rangée. Guimauve s'enroula autour de mes jambes lorsqu'il me vit et je faillis trébucher. Le coupable ronronnait de plaisir tandis que je posai le plateau sur mon bureau et picorait la tourte qu'avait préparée Thérésa. J'essayais ensuite de me mettre aux devoirs. Il me fallut toute la concentration du monde pour finir laborieusement l'essai de sociologie que j'avais à rendre. Ensuite exos de maths avec Olivia Rodrigo dans les écouteurs. Et enfin, je sortis mon violon et mon archet pour étudier un morceau en préparation de mon prochain cours de musique. Finalement, ce n'est que vers minuit que je pus enfin me coucher. Ma conversation avec Éléanore me revint à l'esprit. Tout se bousculait dans ma tête et je peinais à trouver le sommeil. Je regardais ma chambre, espérant trouver un indice qui m'aiderait à comprendre la malédiction. Guimauve sauta sur mon lit, me lécha le nez de sa langue rugueuse et se mit à pétrir ma poitrine. Je le chassais gentiment et il finit par s'installer sur le bout du lit.
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