15 - Dîner de famille - 2
Le samedi soir était arrivé. Le dégel avait fait réapparaitre la boue sur les champs et seuls quelques amas de neige salie par les pots d'échappement demeuraient encore par-ci par-là. Malgré le début du bois de mai et tant que l'herbe verte n'aurait pas recouvert ces étendues brunes, on avait cette impression de toujours vivre dans une ville salle.
Thérésa et Joseph avaient dressé une table somptueuse, sorti les couverts en argent et dressé un chemin de table avec des chandeliers d'époque victorienne. Bien sûr, ma grand-mère, mes tantes et mes trois cousines étaient là. Lorsque j'entendis la jeep sur les graviers, je me précipitai sur le perron.
Dans son Levis 516 rehaussé d'une chemise blanche sous une veste en tweed bleue, Quentin était plus séduisant que jamais. Il sortit de la banquette arrière une composition d'iris et de roses légèrement parmes, mais le cacha derrière son dos lorsqu'il arriva à ma portée.
— Chut ! me glissa-t-il dans le cou. Ce n'est pas pour toi !
Je compris que les fleurs étaient pour ma mère. Je le fis entrer et le présentai. Ma mère avait rougi devant le bouquet. Cela faisait longtemps qu'elle n'en avait pas reçu. Nous entrâmes dans le petit salon où Quentin échangea quelques banalités polies avec ma famille autour d'un apéritif. Quelques instants plus tard, Joseph vint nous prévenir que le repas était prêt et nous prîmes la direction de la salle à manger.
Devant le nombre d'assiettes soigneusement réparties sur les deux longueurs de table, Quentin me prit à part.
— Dis, tu n'avais pas dit que l'on dinait avec tes parents ? Pourquoi y a-t-il autant de couverts ?
— Tout le monde habite au manoir Quentin, mes parents ne pouvaient tout de même pas les chasser !
Je le vis monter les yeux au ciel tandis que mes tantes, mes cousines et ma grand-mère se joignirent à nous. Grand-mère marchait en s'appuyant sur sa canne et prit place en bout de table tandis que mes cousines détaillèrent Quentin des yeux à la tête d'une façon si impolie que je me promettais d'en dire deux mots à Molly.
— Je vous en prie, l'invita ma mère, prenez place Quentin !
Joseph servit les entrées dans un silence dû à la présence inhabituelle d'un invité. Ma grand-mère prit alors la parole.
— D'où votre famille est-elle originaire, Monsieur... ?
— Henriksson. Quentin Henriksson. Ma mère est originaire de Stockholm et mon père de Göteborg.
— Oh ! Je suis certaine que cela doit être magnifique. Et bien au moins, votre famille était déjà habituée au froid lorsqu'ils ont migré !
— C'est exact.
Quentin semblait nerveux. Il n'arrêtait pas d'essuyer sa bouche avec sa serviette.
— Vous avez de la famille au Canada ? En dehors de vos parents ?
— Non, en fait, je retourne en Suède tous les étés. Mes oncles et mon grand-père vivent toujours là-bas.
— Bien ! Quand vous vous marierez, cela sera sans doute plus simple de faire la cérémonie à Stockholm plutôt que déplacer toute votre famille au Canada.
Quentin faillit s'étrangler. Il attrapa un verre d'eau et ne répondit pas, mais je lisais la détresse dans son regard. Grand-mère l'avait clairement testé et je lui en voulais. Je le lui fis savoir en la fusillant du regard, ce qu'elle ignora sans vergogne. Voyant l'embarras de Quentin, mon père vint sa rescousse :
— Aurora me dit que vous étudiez en biologie ?
— Absolument.
Mon père exposa alors ses travaux en Arctique et Quentin prit plaisir à approfondir le sujet. À chaque fois que ma grand-mère ou l'une de mes tantes essayait de changer de sujet, Quentin revenait sur les études. Entre chercheurs, ils avaient beaucoup d'affinités et avaient trouvé un terrain fructueux de discussions.
À la fin du repas, mon père lui proposa de passer dans le petit salon pour prendre un digestif. Ma mère fit comprendre à ses sœurs et à ma grand-mère qu'il serait plus sage de les laisser seuls.
Je discutai pendant ce temps avec maman dans la cuisine où nous assistions Thérésa avec la vaisselle.
— Comment le trouves-tu ? Je lui demandai, inquiète de sa réponse.
— Et bien il est bien élevé, beau et intelligent. Où en êtes-vous tous les deux ?
— Que veux-tu dire ?
— Et bien, es-tu certaine qu'il sera prêt à s'engager d'ici le mois de janvier ? Il me semble un peu immature et tu ne peux pas te permettre d'attendre Aurora... sinon...
— Sinon quoi ? Coupai-je en colère.
— Sinon quoi ? Répétai-je. Tu le croises une heure et tu le déchiffres déjà ? Quant à moi, je suis bien prête à l'attendre toute ma vie s'il le faut. Pourquoi devrais-je brusquer les choses ?
Elle arrêta d'essuyer la vaisselle et prit mes mains... j'avais oublié à quel point elle pouvait mettre les pieds dans le plat et me faire monter en sauce en un rien de temps. Thérésa était partie au cellier, probablement volontairement en constatant notre dispute.
— Je ne peux malheureusement pas tout de dire Aurora, mais si tu n'es pas mariée d'amour pour tes dix-neuf ans, tu n'auras jamais un amour heureux et tu seras hantée par des démons internes... Telle est la malédiction, chuchota-t-elle. J'ai eu de la chance avec ton père, nous nous connaissions depuis l'enfance, mais tes tantes en dehors de Molly n'ont pas eu cette chance, reprit-elle.
— Que se passera-t-il si je ne me marie pas ?
— Je ne peux pas le dire sous peine de précipiter la malédiction, mais tout ce que tu peux savoir c'est qu'il y aura des morts.
Mes épaules s'affaissèrent et je m'écroulai sur la chaise de la cuisine comme si le poids du monde m'empêchait de me tenir debout.
Ma mère me caressa les cheveux pour me calmer et reprit doucement, mais fermement :
— C'est exactement pour éviter cela et pour te préserver que nous ne voulons pas tout te dire, Aurora. Si tu aimes Quentin, débrouille-toi pour qu'il paraisse un peu plus motivé et sinon, change ton fusil d'épaule !
Puis elle sortit de la pièce tandis que sa dernière phrase résonnait en boucle dans ma tête telle un marteau sur un clou.
Guimauve vint s'enrouler autour de mes jambes et je me calmais en le caressant. Vers 21 h 30, Quentin et papa sortirent du petit salon. Joseph lui tendit sa veste et il salua très courtoisement tout le monde.
Il m'attrapa ensuite par la main, et m'entraina dehors...
— Ton père est un vraiment un chic type, me dit-il.
Je le trouvais distant.
— Je pense que tes parents sont des gens bien Aurora, mais...
— Mais ?
— Mais ta grand-mère et tes tantes sont étouffantes. Ne le prends pas mal.
Ma mâchoire s'était crispée. Je redoutais ce qu'il allait dire en suite. Je me recomposai rapidement une façade, fermement décidée à le supporter :
— Oh ! Je comprends !... Tu sais nous ne serons pas obligés de vivre au manoir quand nous serons ma... je me rattrapais, quand nous serons ensemble. On pourrait même emménager chez toi !
Oups. Là, je m'étais emballée. Il s'arrêta et planta ses grands yeux clairs dans les miens.
— C'est de cela que je voudrais te parler, Aurora. Tout va trop vite. Il caressa ma joue et avoua d'une voix douce : j'ai l'impression de me faire forcer la main et j'ai horreur de ça. Je n'ai jamais pensé que je me marierais un jour.
Il avait retiré sa main et me regardais. J'étais pétrifiée. Je n'arrivai plus à articuler quoi que ce soit comme si les muscles de mon visage avaient soudain été figés dans la cire.
Puis il se reprit...
— Je ne dis pas que je ne le ferai pas... Aurora, tu n'as que 18 ans. Nous avons la vie devant nous ! Cela ne sert à rien de précipiter les choses.
J'avais l'impression d'entendre Wendy. J'aurais voulu hurler. Lui dire que c'était une question de vie ou de mort, mais je restai sans mot. Il continua :
— Tu sais, je dois effectuer un stage en Australie à la rentrée prochaine et mon stage se termine en mars.
Mon corps entier était maintenant lui aussi contracté.
— En plus, je pars dans deux semaines en Suède voir mes parents, comme tous les ans. Ensuite, je rentre fin aout et je repars mi-septembre en Australie.
Devant mon désarroi, Il avait repris mes mains et scrutait mes pupilles.
— Une petite pause va nous faire du bien et l'on se revoit en septembre, qu'en penses-tu ?
Je déglutis. J'aurais voulu protester... mais je ne pouvais rien articuler. Je crois que je clignai des yeux pour acquiescer.
Il m'embrassa chastement puis se détacha :
— Remercie bien ta famille de ma part, le repas était excellent. Aurora, c'est juste une pause, tu comprends ?
J'acquiesçai, incrédule. Je le suivis du regard jusqu'à que sa jeep sorte de l'allée, encore en train d'analyser tout ce qu'il venait de me dire.
Lorsque je revins, mes cousines m'entourèrent en me demandant à l'unisson:
— Alors, alors ?
J'éclatai de colère.
— Vous lui avez fait peur, tout va trop vite pour lui. Il part en Suède on ne se revoit que 2 semaines fin août avant qu'il ne reparte en Australie !
Mes joues étaient en feu et les larmes me montaient aux yeux. Mes cousines, d'abord prises au dépourvu, s'empressèrent de s'enfuir dans l'escalier en entendant le le cliquetis de la canne de ma grand-mère sur le marbre du hall. Elle ne tarda pas à les gronder en leur reprochant leur impolitesse et en leur rappelant que leur tour viendrait bientôt puis elle s'approcha de moi.
— Tu sais Aurora, je crois qu'il faudrait que tu envisages un changement. Quentin n'est clairement pas prêt, et je ne crois pas qu'attendre le mois de septembre changera grand-chose.
— Quoi, mais qu'est-ce que tu en sais ? Hein ? Depuis quand êtes-vous toutes devenus des expertes du cœur ?
Je voyais flou, ma gorge se serra et je courus me réfugier dans ma chambre. Guimauve m'y suivit. Je me jetai sur le lit et mon chat grimpa promptement me rejoindre. J'enfonçai ma main dans sa fourrure pour y chercher refuge. Il se blottit contre moi, mais c'est moi qui avais besoin de lui.
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