1 - Chenoa
J'habite un immense manoir avec mon frère, mes trois cousines, mes deux tantes, ma grand-mère et mes parents, lorsqu'ils sont présents. Ah oui, j'ai aussi un chat angora blanc. Guimauve. J'adore cette demeure avec son escalier magistral qui sent le vieux bois, sa cuisine immense et sa bibliothèque que les habitants de notre petite ville canadienne du lac Brome, dans le comté de Brome Missisquoi, nous envient. Cette solide et grande bâtisse, c'est mon arrière-grand-père, le comte Edward de Verlayne, qui l'a fait construire sur les terres loyalistes canadiennes, à la frontière des États-Unis. Édifiée à l'orée d'un grand parc, elle longe la route au bord du lac Brome. J'aime son grand parc ombragé par des ormes et des érables centenaires et ses rosiers grimpants le long des colonnades qui entourent le perron. Et puis cette senteur d'humus exhalée par la terre lors de la rosée et le chant des cardinaux rouges au printemps. Mes parents, deux brillants chercheurs scientifiques, s'absentent six mois par an. En ce moment, ils mesurent la diminution de la calotte glaciaire arctique et son impact sur les ours polaires.
Je m'appelle Chenoa Petersen et j'aurai dix-huit ans ce samedi. Je sais que mes parents, même s'ils ne peuvent pas venir, m'ont préparé une surprise. Je me demande ce que cela va être. En fait, je suis sûre que cela sera lié à ma fête de samedi, mon entrée dans l'arène, comme dit Tante Melly, le fameux bal. Plus personne n'utilise ce nom, bal, mais pour ma grand-mère, la comtesse de Verlayne, c'est une tradition. À défaut de garder la crinoline, elle a gardé le mot.
Je me demande quelle robe je vais choisir pour aller avec mes cheveux châtains. Oui, châtain-foncé, pas blond, pas tout à fait noir, pas roux, un beau brun foncé classique et répandu. Mais j'entretiens bien mes cheveux, ils ondulent légèrement en cascade jusque sous mes épaules. Ils sont assortis à mes yeux marron, pas bleu, ni vert, ni d'éclat de ne je sais quoi, juste marron. Mais on me dit que je suis assez jolie. En fait, j'aime mon reflet dans le miroir. Quant à mon accent. Je suis parfaitement bilingue. Il n'est ni franchement québécois ni européen. Ici, on dit que j'ai le français d'Ottawa et l'anglais d'Estrie. Allez donc savoir.
La robe ? J'hésite, noir c'est élégant, mais trop traditionnel. Rouge ? J'attirerais trop l'attention. Après tout, ce sera mon anniversaire. En fin de compte non, tout de même, c'est trop voyant. Oh ! je ne sais pas... Je verrai plus tard !
Je suis tout excitée à l'idée de cette soirée de samedi. Nous avons soigneusement préparé la liste des invités avec ma meilleure amie Wendy. La plupart de mes amis de l'université Bishop seront là. Nous avons juste éliminé les trouble-fêtes comme Joe, Lilly et leurs gangs. Heureusement que la salle de réception du manoir est grande, il devrait y avoir quarante personnes.
Joseph, notre majordome et Thérésa, notre gouvernante m'ont chouchoutée et se sont occupés de presque tous les préparatifs de la soirée avec mes tantes. Ils ont toujours été aux petits soins pour mon frère et moi, depuis que nous sommes tous petits. Je crois que nous sommes leurs préférés. Mes cousines sont des chipies, frivoles et volages, mais elles sont inoffensives... Il faut leur pardonner : elles n'ont que quinze, seize et dix-sept ans. Ludiwine, Mélanie et Jacinthe sont les trois filles de ma tante Molly. Elle est veuve et ses filles sont toute sa vie. Au moins, Molly est joyeuse alors que mon autre tante, Éléanore, est lugubre et mystérieuse. Je l'évite la plupart du temps, elle est toujours sarcastique et déplaisante. Maman dit qu'elle est devenue amère depuis l'accident mortel de leur sœur aînée Patricia. C'est un sujet tabou à la maison, on ne peut pas en parler. Pas plus que de leur autre sœur Antoinette, qui croupit dans un hôpital psychiatrique pour quelque chose dont je n'ai pas non plus le droit de mentionner et qui me fait peur.
Vous l'avez compris, ma grand-mère maternelle, la comtesse de Verlayne, a eu cinq filles : Patricia, Éléanore, Maman, Antoinette et Molly. Mon grand-père est mort peu après la naissance de ma tante Molly, leur cadette. Papa, lui, ne parle pas beaucoup de sa famille. Je crois qu'il s'est fâché avec eux, lorsqu'il a épousé maman.
Je ne sais pas pourquoi je raconte tout ça. Cette soirée m'exhalte et me stresse à la fois, car je voudrais tellement passer du temps avec Quentin, l'assistant du prof de sciences. Finalement, que mes parents m'aient obligé à le prendre, ce cours supplémentaire de sciences, s'avère être une bonne chose, en tout cas davantage que le cours de maths ! Non, parce qu'au départ, en quoi vouloir devenir violoniste m'obligeait à suivre des cours de sciences et de maths ? Bref, cela faisait partie du « deal » avec mes parents.
Ah ! Quentin ! Toutes les filles le trouvent canon avec sa moue toujours dubitative et ses grands yeux clairs. Il a beaucoup de charisme et il est tellement beau ! Lui, termine l'université cette année. Il termine son doctorat en biologie. L'année prochaine, il partira en Australie pour son stage de fin d'études. Il est tellement gentil, mais c'est ça le problème, il est gentil avec toutes les filles, pas seulement avec moi. Oh, je donnerais n'importe quoi pour qu'il m'invite à danser ! Il est tellement séduisant. Maman m'a écrit que je ne dois pas me laisser impressionner, que ce qui compte c'est la beauté intérieure, que je ne dois pas me précipiter et surtout pas me tromper.
Je me rappelle le premier jour que je l'ai rencontré. Il remplaçait le professeur de sciences qui était malade et c'est lui qui nous a donné nos cours de biologie pendant tout le premier trimestre. Maintenant, le professeur Chambrier est revenu, alors on le voit moins.
— Tu n'as qu'à l'inviter, m'avait dit Wendy, ses yeux verts grand ouverts.
— Tu crois ? Une élève qui invite un prof, ça craint.
— Chenoa, ce n'est pas vraiment un prof, c'est l'assistant d'un prof. Et puis le professeur est revenu, donc ce n'est plus ton professeur.
— On n'est même pas certaine qu'il viendra.
— Non, mais si tu ne l'invites pas, tu ne le sauras jamais. En plus, il est d'une telle politesse, que je ne le vois pas refuser. Les yeux de Wendy, qu'elle avait subtilement maquillés, avaient repris leur forme en amande, que je lui enviais tant.
— Donc s'il vient, ce ne sera pas pour moi, ce sera pas pure politesse ?
— Chenoa, arrête, tu sais ce que je veux dire... En plus, rien que de savoir que tu l'as invité, je peux te dire que toutes les filles seront là. Ta soirée est déjà un succès. Je peux te le prédire...
— C'est sur que je voudrais tellement qu'il vienne ! Il est tellement cute ! Oh ! je vais mourir s'il ne vient pas... Tant pis pour la concurrence, j'ai tellement envie de le voir !
— Je crois que tu es folle amoureuse, Chenoa.
— Oui, complètement. Je n'arrive pas à lui trouver de défaut. Tu ne l'aimes pas ?
— Si, mais ce n'est pas mon type. Je le trouve, comment dire ? Trop sérieux ! Moi, j'ai besoin d'un chum qui ne me ressemble pas, quelqu'un d'un peu fou, d'un peu déraisonnable. Quentin est tellement rabat-joie par moment, je le trouve ennuyeux.
— Ennuyeux ? Que dis-tu ? C'est l'homme le plus passionnant que j'ai jamais rencontré...
J'avais dû faire la moue car Wendy avait posé son index sur sa joue et en général, elle n'avait ce tic que lorsqu'elle essayait de me ménager.
— Oui, c'est ce que je disais. Tu es aveugle. Tu te laisses emballer par l'assurance qui va avec son âge. Il a bien sept ans de plus que nous. Peut-être même plus. D'ailleurs...
Elle s'était arrêtée en posant un doigt sur sa bouche...
— Il doit avoir une petite amie, forcément.
Je m'effondrai sur le divan dans un soupir de désespoir.
— Oh, shame on me ! s'il vient accompagné, mon cœur sera détruit à tout jamais et je serai la honte de toute la soirée... Je ne m'en remettrai jamais !
— Si, tu t'en remettrais, comme tout le monde ! ... Quand j'y réfléchis... on le voit faire ses corrections de copie tous les soirs au café et personne ne l'a jamais vu avec la même fille plusieurs fois. En fait, c'est peut-être un séducteur...
Mes sourcils se levèrent d'inquiétude.
— Ah oui ? Tu crois ?
— Bon, allez invite-le, il faut que l'on découvre la vérité de toute façon.
Alors voilà, je venais de finir l'invitation électronique sur ma tablette. Après une dernière hésitation, le courriel partit à l'attention de Quentin. C'en était fait de ma réputation. S'il venait accompagné, je serais la risée de la promo, et s'il venait seul, toutes mes camarades se jetteraient sur lui et c'est sans doute lui qui m'en voudrait à mort. Étais-je maso ?
En tout état de cause, Quentin ou pas, il ne me restait qu'un an. Dans le clan de la comtesse de Verlayne, toutes les filles doivent être mariées et bien mariées, à dix-neuf ans. Sinon...
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