Partie 3 : Haiwa - Chapitre 1 : Le rivage où s'échouent les vœux

C'est la troisième fois que j'emprunte un de ces maudits portails. Les deux premières fois, je pouvais mettre l'insupportable sensation d'écartèlement sur l'échec desdits portails. Cette fois, plus d'excuse, la magie était parfaitement maîtrisée : Gol, Jarir, Lamia et moi émergeons de l'autre côté du voile. Le traverser semble les avoir à peine dérangés. Moi, je tombe à genoux. L'estomac contracté d'une nausée furieuse, je rends mon repas.

— Debout.

Le ton de Jarir n'a pas besoin de monter pour se faire intransigeant. Mon corps lui aurait obéi sans discuter si la téléportation ne l'avait pas autant saccagé. Il attrape mon bras et me soulève cette fois, physiquement. Lorsque je me débats — davantage par réflexe que parce que j'imagine avoir une chance contre toute une troupe de mages noirs — un filin s'enroule autour de mes poignets. Un rire nerveux s'étrangle dans ma gorge.

La moindre des accalmies de ma vie est-elle destinée à s'effacer comme les hameaux abandonnés ensevelis sous les dunes ? Peu importe le nombre de fois où je reconstruirai, il se trouvera toujours une tempête pour me repasser les fers aux poignets.

Je m'attendais à émerger à Dur-Umma, mais la magie de brouillage, qui rend la ville invisible aux sahir assyriens, doit aussi opérer contre les portails. Nous sommes de l'autre côté de la termitière, derrière les lignes gyssiennes — du moins, des soldats gyssiens tenus sous le joug des mages noirs par je ne sais quelles menaces.

Ils me paraissent si nombreux... Un regroupement absolument terrifiant de djellabas noires couvertes des mêmes chèches qui absorbent les visages dans les ténèbres. À y réfléchir, leurs tenues ressemblent à celles qu'affectionnent tous les sahir, mais il y a quelque chose de notable en eux. Cette manière de corrompre les notes d'aria dans leur sillage.

C'est étrange. Alors que je ne l'avais pas ressentie avant chez Jarir, je la discerne clairement à présent. Est-ce qu'utiliser ses sorts impies, abreuvés d'anti-aria, pour tuer Hakim a laissé cette trace sur lui ? Une cicatrice ésotérique comme preuve de son méfait. C'est peu cher payé pour ce qu'il a fait.

Mes ongles s'enfoncent dans mes paumes. Gol ne ralentit pas. Elle nous fait embarquer dans une fourgonnette qui semble avoir affronté vingt fois le Fayeh. La pensée de leur fausser compagnie une fois que Jarir est monté dans le véhicule me traverse. La main de Lamia se presse entre mes omoplates. Le moment n'est pas encore venu.

Je me retrouve coincé entre Golshifteh et Jarir. Mes bras se resserrent, comme si je craignais, qu'au moindre contact, ma rage les abreuve d'aria. En face, le regard de Lamia coule sur le camp wahidites qui s'éloigne une fois que la camionnette a démarré.

— Pourquoi ?

Ma question cingle dans l'air et catalyse ma fureur. Je n'ai pas besoin de la préciser, Lamia comprend très bien, mais la réponse tarde.

— Tu n'es pas obligé de lui parler, enfonce Jarir.

Je l'ignore. C'est à la sensibilité de Lamia que je m'adresse, à cette part d'elle susceptible de vaciller, au contraire des monolithiques sahir qui l'accompagnent.

— Je sais que tu n'es pas cruelle, Lamia. Tu n'aurais pas contribué à anéantir des villes, à massacrer des milliers d'innocents et à lancer une nouvelle guerre sans une bonne raison, alors je veux l'entendre.

— Tais-toi ! assène Jarir. Tu parles de choses dont tu ne sais rien.

J'ai cru qu'il allait me frapper pour me réduire au silence par la plus simple des manières, mais Lamia lève une main apaisante et Jarir se couche comme un chien bien dressé. J'en viens à me demander qui contrôle vraiment au sein de leur couple.

— Justement, il faut qu'il sache, argue Lamia.

— Tu perds ton temps.

Il se renfrogne sur la banquette dans un soupir. Golshifteh s'est plaquée contre la démarcation côté conducteur et fait mine de nous ignorer sans rater une miette de la conversation. Lamia se lance.

— Tout ce que tu dis sur Ourane, les victimes, la destruction... est vrai. Mais cela pourrait aussi ne plus l'être.

Ma mâchoire se serre. Je ne suis pas dans un état réceptif aux paroles sibyllines.

— Et concrètement ?

— Pour toi, de quoi Ahriman est-il le dieu ?

La réponse est évidente, elle sort de ma bouche comme une leçon bien apprise.

— De la mort et de la destruction ! Ce qui est arrivé à Ourane est une preuve suffisante.

— La propagande ahuriste a bien officié, réplique-t-elle dans un sourire faible. Les prêcheurs d'Ohrmazd ont complètement réinterprété les textes sacrés pour transformer leur dieu en sauveur et Ahriman en héraut du mal. La vérité est plus subtile : Ohrmazd est une entité constante. Immuable, omniscient, il préserve un équilibre, un système, peu importe que celui-ci soit néfaste pour les hommes. Au contraire, Ahriman est un grain de sable capable d'enrayer ces rouages savamment huilé. Il incarne le chaos, mais surtout le changement.

Mon humeur, elle, reste invariable. Les cours de religion m'intéressent peu. Je n'ai jamais cru qu'Ohrmazd a façonné le monde. Et même si je ne peux nier que Gol a bien ressuscité quelque chose dans le Kur, l'associer à la divinité de leur foi est un raccourci que je refuse d'emprunter.

— Et donc ? Vous espérez qu'en le servant comme de braves larbins, qu'en lui livrant son quota de sacrifices, ce dieu versatile va vous accorder trois vœux ?

— Sans être aussi caricatural, l'idée est là. Ahriman a la capacité de remodeler le monde. Ce sera comme emprunter un autre embranchement de l'Histoire : vers un univers où Ohrmazd n'a pas triomphé, où la Péninsule ne s'est pas scindée en états ennemis après la chute de l'empire astréien, où le conflit centenaire entre l'Assyr et le Gyss n'a plus lieu d'être, mais surtout : un monde qui n'est plus segmenté entre l'haiwa et notre trame. Les sahir n'auront plus de raison d'être. Sans doute même que si l'aria n'est plus divisée entre deux dimensions, la magie sera inutilisable. Et les aria-sil ne seront plus exploités.

Je commence à entrevoir les motivations de Lamia à travers ce tissu de théories fantasques. Elle a toujours été sensible à la cause des aria-sil. Si bien que je ne peux m'empêcher de rétorquer avec amertume.

— Si tu faisais tout ça pour les aria-sil, c'est bien dommage de t'en être prise à Ourane en premier. Le pays qui t'a accueillie ! Le seul dans lequel nous pouvions vivre en paix ! L'Assyr est le dernier bastion à tenir, grâce aux horreurs que tu prétends combattre.

— C'est vrai. Ourane a été un laboratoire. Ce que nous y avons accompli, nous n'aurions pu le faire en Assyr ni dans le Gyss, où les Ziggurats n'étaient pas aussi simples à infiltrer. Nous avions besoin de rompre la barrière quelque part. Sans cela, le tombeau du Kur ne vous aurait pas été accessible. Je regrette que cela soit tombé sur Ourane, mais puisque notre projet est de tout effacer et recommencer, cela importe peu.

Un tel dédain... Je songe à mes parents disparus, probablement morts comme ceux de Hasna, tous nos camarades de Sidih-Ur que j'ai vu déchiquetés entre les dents des mas. Tout cela importe peu, dit-elle ? D'une impulsion, je me penche. Je veux sentir sa gorge tressaillir sous mes mains, qu'elle sache ce que cela fait de disparaître, puisque là est son souhait.

Je tire le col de son abaya, mais ne réussis qu'à faire glisser l'obsidienne de son pendentif hors de sa cachette. Jarir me retient d'un bras costaud, alors je décharge mon venin dans les mots.

— Et qu'est-ce qu'il attend votre dieu, hein ? Il lui faudra combien de morts, combien de batailles, combien de litres de sang pour qu'il efface l'ardoise d'un coup de tampon magique ?!

— De retrouver ses pleins pouvoirs.

Cette simple phrase suffit à me calmer. Les flashs du Kur me reviennent : une rivière de sang creusant la pierre, la stèle vibrant au contact du fluide chargé d'aria... C'est parce que le sacrifice n'a pas été complet que notre monde existe encore ? Ils ne m'ont pas tué uniquement pour pouvoir achever ce travail.

Une horreur glacée m'anesthésie. Je ne vais revoir « Hussein » que pour qu'il me tue. J'en viens presque à espérer que Lamia ait raison et que ses pouvoirs retrouvés effacent ces malheurs.

Comme je ne dis plus rien, mes accompagnants ne renchérissent pas. La voiture s'arrête au cœur d'un fort aux murs épais et rustiques. Comme sa cité jumelle de l'autre côté de la termitière, Dur-Umma a connu son apogée lors de l'empire astréien. Aujourd'hui, elle ressemble à un site archéologique qu'on aurait enduit de mastic pour le rendre habitable.

Mes geôliers me conduisent à l'intérieur du palais antique, qui devait être un musée avant que les fidèles du dieu noir se plient à son caprice de l'investir. Paradoxalement, le lieu me fait penser à ces temples d'Ohrmazd où j'accompagnais Hasna pendant ses prières. À la différence qu'aucune flamme n'apporte son content de chaleur aux pierres usées.

Jarir me bouscule dans une pièce sombre. Elle est embaumée des parfums boisés de l'encens, et d'une autre odeur plus terreuse, plus subtile et fétide ; la mort.

Une silhouette se tient de dos et semble vouloir se distinguer de ses factotums : l'uniforme collégial noir des mages est abandonné au profit d'un pantalon et d'une tunique en lin râpeux. Ses pieds nus passeraient pour un signe de pauvreté n'importe où ailleurs dans la Péninsule. Ici, dans la lueur avare des bougies, il ressemble à ces statues honorant les sépultures des sahir du passé.

Golshifteh lui adresse une révérence ridicule.

— Nous vous l'avons amené, maître.

— Laissez-nous.

Sa voix a le tranchant de l'acier trempé. Elle frappe directement mon esprit. Même face aux mas affamés, je ne me sentais pas si vulnérable. Les Wahidites s'exécutent et je me retrouve seul avec Hussein.

Sauf que ce n'est pas lui.

Ce monstre lui a volé son visage, les boucles de miel qui ourlent sur son menton fier et la courbe légère de son front. Mais il n'a pas pris son sourire, celui qui laisse poindre des petites fossettes de bonheur sur ses joues ; celui-là n'appartient qu'à Hussein. Son absence me permet de voir à travers l'illusion et de résister à l'envie de fondre entre ses bras.

— Assieds-toi. Tu dois avoir faim.

Son timbre est peut-être similaire, mais les mots sont malhabiles, enrobés d'un accent fort et ancien. Il sonne comme quelqu'un qui aurait appris le gyssien récemment.

Il s'est installé par terre, devant une table couverte d'assez de mets pour ravir un régiment, et me désigne un coussin en face de lui. Je ne bouge pas.

— Qu'est-il arrivé à Hussein ?

— Cela a-t-il une importance ?

— Oui.

Il me jette un regard pénétrant, que je jurerais volé à Hussein.

— Il n'y a pas de réponse simple à cela. Je ne suis pas un « je » au sens où vous, humains, l'entendez. Je connais une partie des souvenirs et des sentiments de ton amant. Elle se mêle à celles des autres existences que j'ai empruntées au fil de mes réincarnations. Je ne sais qu'un lien t'unit à cet homme et c'est pour cela que je t'ai fait venir.

Le dieu noir trempe un morceau de pain dans une préparation relevée au zaatar. Combien l'ai-je regardé faire, de son appétit d'ogre, un sort à une table ? Il diluait toute cette nourriture dans une rasade d'arak, avant de poursuivre son inépuisable logorrhée.

Je ne dois pas oublier qui j'ai en face.

— Pour me tuer, oui...

Il cesse sa mastication. Semble surpris. Autant qu'un dieu puisse témoigner de la surprise.

— Te tuer ne me rendra pas mes pouvoirs, dit-il après avoir vraisemblablement analysé mes pensées. Ma reconstitution est un processus lent et fastidieux, qui nécessite une source d'aria puissante.

Un soulagement fugace me traverse alors que l'épée se lève de mon cou. Je devrais me méfier — Ahriman est un dieu de tromperies — mais cette libération me donne des élans de révolte.

— Alors, trouvez-vous un aria-sil parmi tous les crétins qui acceptent de vous servir, parce que je refuse de vous aider à dévorer ce qu'il reste du monde !

À quoi je m'attendais ? À une explosion de magie pour me soumettre de force ? À un éclat de colère à rendre Jarir jaloux ? À des arguments plus acérés que ceux que Lamia m'a servis dans la voiture ? Il ne me contredit pas. Ahriman se contente de boire son thé sans me quitter de son regard neutre.

— Les autres n'ont pas cette connexion que tu possèdes avec mon hôte. Je la ressens dans chaque fibre de ce corps. Ce n'est pas une résonance, c'est quelque chose de plus profond, de plus délicat. Et que je trouve plus beau, car cela dépasse le besoin physique, impérieux et trivial. C'est une rencontre de l'esprit.

Je crois que ma bouche s'agite un tic nerveux. Je reconnais parfaitement ce qu'il décrit. Entendre cet intrus poser les mots sur la relation intime qu'il a détruite a quelque chose de profondément dérangeant.

— Je n'ai pas envie de rencontrer un être maléfique.

Il attrape un nouveau katayef entre ses lèvres et répond sans me regarder :

— Je comprends. Un accord demande des contreparties.

Il esquisse un signe dans les airs et, dans la seconde qui suit, un mage frappe à la porte et se prosterne en roucoulant.

— Que puis-je pour vous, maître ?

— J'ai besoin que tu amènes ici deux des prisonniers détenus avec l'émir de cette ville tout à l'est... Leurs noms sont Hasna et Ashkan.

Il ne m'aurait pas fait autant d'effet s'il avait tiré d'un coup sec le tapis sous mes pieds. Je me sens vaciller et me laisse tomber sur le coussin qui m'était assigné. Le suppôt s'incline à nouveau et assure son seigneur de sa diligence. Il me faut un long moment avant de parvenir à relever les yeux sur ce monstre à l'apparence d'ange.

— Ils n'ont aucune affinité avec la magie. Ils sont totalement innocents... plaidé-je entre mes dents serrées.

— Bien sûr. C'est pour cela que je les laisserai partir si tu m'offres ce que je désire.

Un temps d'arrêt. À sa hauteur, je le contemple pleinement. J'ai beau me dire qu'il n'est qu'une coquille vide, il reste quand même une petite flamme qui brille derrière ces longs cils envoûtants.

Je ne peux pas me laisser corrompre. Je ne peux pas laisser Hasna et Ashkan à la merci de ces meurtriers. Une ébauche de plan se dessine. Et si... C'est risqué. Très risqué... Si cela échoue, les mages noirs pourraient arriver à leurs fins. Alors, il faudrait que Lamia ait dit vrai.

Je chasse ces idées de ma tête. Je ne veux pas que mes intentions transparaissent.

— Admettons que j'accepte de vous donner de l'aria. Vous les laisserez partir juste après ou ce sera la première et la dernière fois.

Ses fossettes se creusent. Son sourire... Quelque chose hurle dans ma poitrine, là où mon cœur bat plus que de raison. C'est un jeu dangereux.   

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