Partie 1 : Gyss - Chapitre 1 : Une mer d'huile

Des silhouettes sur un voile rouge. Elles gesticulent et se battent à coups de mots muets. Je suis là sans être là, impuissant dans cette prison de songes. Le noir s'installe, d'autres silhouettes s'affrontent, plus menaçantes, plus voraces. Les rugissements des mas hurlent dans ma tête, leurs griffes acérées m'écharpent. J'ai peur. Sortez-moi de là !

La mer.

La sensation d'être bercé par une houle apaisante. Les effluves iodés et les piaillements des mouettes. Je suis chez moi, à Biwa, en sécurité. Je m'enfonce dans un cocon de draps rêches et le sommeil du juste. La coque grince doucement... Un bateau ? Qu'est-ce que je fais sur un bateau ?

Je me redresse. Trop vite. Ma tête heurte un plafond bas, qui s'avère être le dessous d'une bannette. Sur ma gauche, un rideau à moitié tiré dévoile un hublot. Des vagues éclaboussent le verre et la côte s'étale à l'horizon en ruban noirâtre nimbé d'un brouillard écarlate.

Tout me revient d'un coup, violemment et douloureusement.

L'attaque, l'abandon de la ville, les portails qui s'affaissent, la séparation avec Farouk, la mort de Kader, notre course désespérée pour la survie. Et Hussein.

Un tapotement régulier stoppe net le flot de souvenirs, pétrifie mes muscles de panique.

Je ne suis pas seul.

Lentement, je tourne la tête vers l'origine du bruit. Une silhouette se tasse dans l'ombre. Assise de profil, elle se tient immobile dans la cabine sobre aux murs lessivés de rouille. Ses doigts marquent le tempo de son anxiété contre le bois de la table.

Il y a quelques mois, j'aurais bondi de joie en retrouvant Hussein. Je me serais fondu dans son étreinte et aurais ébouriffé sa crinière déjà sauvage. Aujourd'hui, le revoir dans ces circonstances me tétanise. Que fait-il ici ? Que me veut-il ?

Je m'assieds sur le rebord du lit. Le tapotement cesse et il se tourne vers moi. Toujours aucun mot. Juste un échange de regards pétri de tensions. Ses yeux ont perdu leur éclat noisette, ils m'apparaissent ternes dans la cabine enténébrée. Aucun sourire ne soulève le pli de ses lèvres et ses vêtements noirs lui donnent des airs de funeste corbeau.

— Où est-ce qu'on est ?

Je me décide à briser le silence. Ma gorge est sèche, aussi aride que le Fayeh. Mon ventre en profite pour me rappeler son existence. Combien de temps s'est écoulé depuis la rupture entre les mondes ?

— Sur un bateau.

Il n'a pas presque pas bougé, à peine desserré les lèvres. Je ne reconnais plus le Hussein d'il y a un an.

— Vers où ?

— Le Gyss.

La peur s'intensifie. Mes mains s'accrochent au cadre de lit pour s'empêcher de trembler. D'un coup d'œil alarmé, je constate qu'il n'y a personne d'autre dans la pièce, la couchette au-dessus de ma tête ne semble pas non plus habitée. Alors que ma mémoire recolle péniblement ses derniers rubans d'image, je me rappelle du sort que Hussein m'a jeté pour m'endormir. Est-ce qu'il m'a kidnappé pour me ramener de force dans son pays ? Ça n'a pas de sens !

— Où sont les autres ? demandé-je en appréhendant la réponse.

— Quelque part sur le navire, en sécurité.

Soulagement temporaire. Au moins, il ne les a pas abandonnés à la merci des mas à Ourane.

— Vas-tu m'expliquer ce qu'on fait ici ?

— Nous vous avons sauvé la vie et emmenés avec nous parce deux aria-sil pourront être utiles.

— Et tu t'attends à ce que je collabore après que vous nous ayez ensorcelés et traînés sur un bateau en route vers un pays étranger ?

Un soupir affaisse sa poitrine.

— Je suis désolé pour ça. Quand Doumia a perçu deux aria-sil en danger sur le canal et que Zineb a ordonné un détour avant de quitter la ville, jamais je n'aurais imaginé que ce serait toi et tes amis. J'étais perturbé. Dans la panique, j'ai lancé ce sort de sommeil, parce que je ne savais pas comment vous réagiriez ou si ton sahir ne serait pas dans les parages... Il fallait qu'on décampe vite.

— Mais peut-être que je n'avais pas envie de venir avec vous ! Enfin, pas dans ces conditions. J'ai une famille. Je ne sais même pas s'ils sont encore en vie. Je dois les rejoindre !

Ainsi que Farouk. Je me retiens de prononcer son nom, mais la pensée qu'il se retrouve en danger et à court d'aria me dévaste.

— Moi aussi. Qu'est-ce que tu crois ? J'ai dû abandonner un paquet d'amis et de proches à Ourane parce que nous avions des priorités.

Quoi que cela veuille dire.

Ils ont utilisé des mas pour nous sauver la mise, et ce fait ne me rassure pas.

— Qu'est-ce que vous faisiez à Ourane ?

Un voile sombre tombe dans la pièce. Je n'aime pas l'air contrarié qu'il froisse entre les plis de son étoffe.

— C'est quoi cette question ? On essayait d'arranger la situation. Puis elle est devenue hors de contrôle. Le nombre de mas a gonflé et la Faille est maintenant impossible à cautériser. Ourane est perdue, alors on a évacué, comme tout le monde.

Tout le monde n'a pas réussi à évacuer. La place de la Ziggurat était noire de monde quand les portails se sont rompus. Je refuse d'imaginer qu'ils sont tous morts. Je refuse d'y penser.

— Qu'est-ce que vous faisiez exactement à Ourane ?

Hussein lâche un grognement et s'accoude sur la table.

— D'accord. Je vois où tu veux en venir. C'est Farouk qui a essayé de te persuader que nous étions les méchants de l'histoire ?

Et je ne voulais pas y croire, mais à le trouver hostile et aussi peu loquace sur ses intentions...

— Il a dit que les derniers évènements de fissures coïncidaient avec les interventions de votre groupe, que vous n'étiez plus localisables nulle part...

Hussein éclate de rire. Un rire sinistre qui me dresse la chair de poule.

— La Ziggurat est tellement dépassée. C'est à se demander s'ils n'ont pas leur part de responsabilité pour chercher ainsi des boucs émissaires... Zineb le savait, elle, c'est bien pour ça qu'elle a employé un sort de dissimulation pour ne pas qu'on vienne nous arrêter. Ça fait des mois qu'elle prévient la Ziggurat des perturbations de l'haiwa. Ils n'ont rien fait ! Ouvre les yeux, Nafi, les vrais responsables, tu les connais : les mêmes qui n'ont pas su vous protéger. C'est à nous de pallier leur négligence, désormais. C'est ce qu'on essayait de faire à Ourane et qu'on va continuer à faire dans le Gyss. Zineb t'en dira plus, mais en attendant...

Les mots perdent leur sens, je décroche tandis que tout se mélange dans ma tête. Chaque camp se rejette la balle au lieu d'unir leurs forces, c'est à désespérer. Alors que je fermais les yeux pour dissiper le brouillard qu'il agite, Hussein se lève et se rapproche de moi. Sa main sur mon épaule m'électrise.

— Est-ce qu'on peut compter sur toi ?

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Tu sais très bien ce que ça veut dire.

Sa main remonte près, beaucoup trop près de ma nuque. Ses doigts effleurent le duvet de ma peau et, alors que j'aurais brûlé d'envie pour davantage il y a quelques mois, son toucher me fait l'effet d'une douche froide. Dans un réflexe de protection absurde, mon corps se braque et je recule au plus loin possible sur la couchette.

Un pli contrarié s'invite sur son front.

— Moi non plus, je ne sais pas quoi penser de cette situation. Tout a dégénéré si vite, mais maintenant qu'on est devant le fait accompli, on doit laisser l'affect de côté ; songer au sort de l'humanité. Vois ça comme un nouvel échange de bons procédés : j'ai besoin d'aria et tu veux que tes amis soient en sécurité, n'est-ce pas ?

Ma bouche s'agrandit d'effroi. Je ne le reconnais plus. Où est passé le Hussein insouciant et débonnaire ? Il a l'air complètement endoctriné. Qu'espère-t-il faire là où Farouk, Jarir et tous les autres sahir de la Ziggurat ont échoué ?

Il se rapproche. Il y a trois mois, il ne voulait plus entendre parler de moi, et maintenant, il m'enlève et me fait du chantage pour m'extorquer de l'aria ? Qu'il aille se faire voir.

Alors qu'il s'apprêtait à me piéger entre ses griffes, je rassemble mes forces et lui assène un coup de genou dans le ventre. Projeté en arrière, son crâne heurte la bannette du dessus dans un choc sonore.

— Putain, Nafi !

Je suis déjà loin. D'un bond, je me suis précipité vers la porte pour fuir les vociférations et les représailles. Je n'ai pas le moindre plan en tête, mais j'y songerai une fois hors de cette cabine ; de ce bateau, même.

La main sur la clenche, je tire. La porte ne bouge pas. Je tire, je m'échine plus fort. C'est verrouillé.

Derrière, Hussein s'est relevé et s'avance vers moi d'un pas lourd. Il masse son crâne et je ne saurais dire si ses traits sont froissés de douleur ou de colère. Je tressaille et recule le plus possible, c'est-à-dire pas très loin dans la cabine étroite. Je brandis mes avant-bras en posture défensive improvisée. Ce qui est futile puisque Hussein pratique la lutte, il n'aurait aucun mal à me mettre à terre s'il décidait de se venger. Il y a trois mois, il m'a même prouvé qu'il n'avait pas besoin de me toucher pour m'atteindre.

Heureusement, il se contente d'un regard froid.

— Te fatigue pas, c'est moi qui pars.

Il déverrouille le loquet juste en dessous de la poignée — que je n'avais pas remarqué dans la panique — puis sort en claquant la porte.

Je relâche le souffle trop longtemps retenu dans ma poitrine, puis me laisse glisser le long du mur. Dans la pénombre de la cabine, les lumières rouges du dehors me ramènent au désastre de ces dernières heures. Je ne sais pas combien de temps je suis resté inconscient, si Farouk, ses collègues, mes camarades de la fac et ma famille sont en vie. Et moi ? Je suis sauf, mais jusqu'à quand, si Hussein décide de me débarquer sans autre forme de procès ? Et s'il ne me débarque pas... Est-ce qu'on sera obligés de collaborer ? Il avait l'air de me détester de toutes les fibres de son être. La complicité d'antan, envolée. Et ce ciel rouge qui me nargue à travers le hublot.

Plus besoin de se donner fière allure ; les larmes perlent au coin de mes yeux. La tête entre les mains, j'aimerais remonter le temps. Avant que Hussein ne découvre ma tromperie, avant ma rencontre avec Farouk ; non, avant ma rencontre avec les sahir, peut-être même plus loin encore, avant que je ne sorte avec Hasna. Si je n'étais jamais allé à Ourane...

La porte s'ouvre. Je sursaute en craignant de voir resurgir Hussein. C'est un autre visage familier qui paraît dans l'encadrement. Une frange trop droite, trop raide tombant sur des petits yeux sombres et des lèvres déjà fines qu'elle pince dans une moue pensive. Je me souviens de Golshifteh pour avoir sympathisé avec elle lors de l'expédition à Tessir-Sabyl. Étrangement, j'aurais été plus rassuré de la trouver, elle, à mon réveil ; plutôt que Hussein et ses non-dits.

— Ça va ?

Incapable d'y répondre, je reste muet et essuie dans mes paumes la trace humide sur mes yeux.

— Viens, ajoute-t-elle, je t'emmène voir tes amis.

Enfin les mots dont j'avais besoin.

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