Épilogue : Après la résonance

« Il serait encore en vie si vous ne vous en étiez pas mêlés. »

Les paroles de Lamia tournent en boucle dans ma tête tandis que le paysage bitumé de la prison de Narbina défile sous mes pas. Je signe le registre de sortie, sous le regard vaseux d'un gardien qui ne s'étonne pas plus de la présence d'un étranger en ces lieux.

Il faut dire que le grabuge semé par les Wahidites a rebattu les cartes. L'invasion de l'haiwa a désorganisé le pouvoir militaire du royaume d'Assyr et attisé la colère populaire. Le roi Abdul Safi al Qhazayr a été contraint de démissionner, le ministre des Finances a fondé un gouvernement de transition. On parle même d'élections. Rien n'est fait. Et cela ne me concerne plus vraiment, car nous quittons l'Assyr dès ce soir.

Garée à l'ombre de tamaris sur le parking sablonneux, la petite voiture à la peinture effacée sous la poussière m'attend. Celle de Farouk. Un rien me suffit à me rappeler sa présence : la manivelle cassée de la vitre, la boîte à gants qui s'ouvrent au moindre coup de frein, le levier de vitesse marqué par sa paume...

— Comment ça s'est passé ?

Mais Farouk n'est pas au volant ; Hussein a pris sa place. Et il me couve d'une attention soucieuse en attendant ma réponse.

— Ça a été... lâché-je évasif.

— Ne me mens pas, Nafi. Comment ça s'est vraiment passé ?

Mon soupir sonne de concert avec le couinement du siège dans lequel je m'enfonce.

— Je ne sais pas ce que j'espérais en leur rendant visite. Qu'ils s'excusent ? Qu'ils regrettent ? Évidemment que non. Pour eux, Farouk s'est mis tout seul dans cette situation, et si on avait laissé faire Ahriman, nous n'aurions pas eu besoin d'essuyer les pots cassés.

— Conneries.

— Je sais. On a vu sa vraie nature, toi et moi. C'était la meilleure chose à faire.

Je refuse de me dire le contraire, car cela voudrait dire que le sacrifice de Farouk a été vain. Après son expulsion dans les abysses, la barrière avec l'haiwa s'est rétablie et les mas se sont volatilisés. Ce monstre qui engloutissait la lumière n'aurait rien promis d'autre que la nuit éternelle.

Hussein caresse mon épaule dans un geste de réconfort.

— Et certaines choses vont quand même changer dans le bon sens. Les démocrates ont de bonnes chances d'investir le pouvoir assyrien, les lois contre les aria-sil en seraient assouplies, les Ziggurat de toute la Péninsule envisagent une refonte, une séparation plus nette avec la doctrine ahuriste et Zineb est pressentie pour prendre la direction de l'union du Gyss.

Je hoche vaguement la tête. Oui, il y aura du changement, en mieux, en mal ; il est trop tôt pour le dire. Les évènements de Larsa datent du mois dernier. Les familles font encore le deuil de leurs membres arrachés.

— On n'est pas obligés de partir ce soir, ajoute-t-il. On peut prendre un hôtel pour la nuit si tu ressens le besoin d'assister à leur exécution.

Le simple fait d'évoquer cette idée me hérisse de dégoût et me fait chasser sa main de mon épaule.

— Sûrement pas. Démarre.

Même si je n'éprouve pas de pitié pour le sort de Jarir ou Lamia, je ne cautionne pas pour autant la justice expéditive et violente de l'Assyr. La peine de mort est prohibée depuis l'indépendance, à Ourane. J'ai été choqué d'apprendre que tous les Wahidites capturés avaient été ainsi condamnés. L'anti-aria a complètement disparu une fois la séparation rétablie entre les mondes, les mages noirs qui tiraient leur puissance des failles n'étaient plus une menace.

Je repense à la haine de Golshifteh envers le culte d'Ohrmazd et la Ziggurat. Punir de la sorte les fauteurs de troubles ne fera que relancer un nouveau cycle et un prochain déséquilibre.

Ce n'est plus mon problème.

La route défile, les bâtiments s'enchaînent et jettent leurs jeux d'ombres sur mes paupières closes. Hussein ne dit rien, mais je sens sa présence aussi sûrement que le soleil tiède sur mes joues.

Il s'est montré d'une patience infinie avec moi. Il ne m'a pas lâché depuis un mois, malgré mon humeur exécrable et les crises de larmes incontrôlables qui ne le concernaient pas. Il aurait pu repartir avec le groupe de Zineb et sa sœur dans les Émirats, à Bormeh ; il ne m'a pas lâché.

Sans doute parce qu'une part de lui se sent coupable d'avoir failli détruire le monde, et donc de la mort de Farouk. Même s'il n'en a été que le vaisseau et que personne ne le tient responsable des actes d'Ahriman, je suppose qu'il aurait aimé faire plus. Résister. Sa fierté a été salement éprouvée par cette expérience. Moi, je suis juste soulagé qu'il soit là, en vie.

Hussein m'a ensuite accompagné dans les impitoyables démarches qui ont suivi les obsèques. Ce fut cependant rapide : Farouk ne voyait plus sa famille depuis six ans ; Jarir, Lamia et Hakim étaient pratiquement ses seuls amis.

Il a tout de même eu le droit — si l'on peut considérer cela comme un privilège — à une cérémonie d'hommages organisée par la Ziggurat et au titre posthume de héros de la nation. Cela lui fait une belle jambe. De là où il est, ce déferlement de discours mesurés et hypocrites a dû bien le faire sourire.

Ashkan et Layla sont partis peu de temps après l'inhumation pour retrouver leurs proches et leur vie d'avant, que ce soit à Ourane ou à Biwa. Un seul abonné absent : Isham. Conformément à son engagement, il n'est jamais redescendu dans le sud de l'Assyr avec nous ; aller simple pour la Fuligie. Je n'ai pas eu de nouvelles depuis. Je n'ose pas le contacter tant que la plaie qu'a laissée Farouk entre nous est encore fraîche. Je sais juste qu'il est plus heureux loin de la Péninsule.

Hasna est restée un moment à mes côtés, mais elle a pris un train pour Biwa, à la recherche sa famille. Elle m'a malheureusement envoyé la confirmation de leur décès. En revanche, elle était ravie de m'apprendre que la mienne avait embarqué à temps sur le petit bateau de pêche de mon père. Ils se sont réfugiés sur les îles Abrestan, avec ma sœur et son mari.

C'est là que nous allons avec Hussein.

Le trajet en voiture dure deux grosses journées que je ne vois pas passer. Je dois m'habituer à ces road-trips à travers la Péninsule. Peut-être que nous en planifierons un avec Hussein, histoire de laisser définitivement ces sinistres évènements derrière nous. J'ai toujours rêvé d'explorer les autres continents. Bien sûr, il faudra que je passe mon permis. Sans personne pour le relayer, Hussein fatigue et nous oblige à des pauses fréquentes.

Ce n'est pas pour me déplaire. Ça me permet de profiter de lui plus longtemps, de ses bêtises, de ses rires, de sa bonne humeur un peu ébréchée, mais toujours au rendez-vous.

Tout ce que je n'ai pas pu faire avec Farouk...

Je balaye aussitôt cette pensée morose. Je n'aime pas penser ainsi. Hussein me rend heureux, et je dois cesser de les comparer ; faire la paix avec mes souvenirs de Farouk.

Une bouffée de nostalgie m'envahit quand l'horizon marin surgit après les interminables landes désertiques. Certes, c'est la même mer que celle qui bordait Larsa... mais pas tout à fait la même quand même. Ici, c'est chez moi.

J'oublie presque que Biwa a été détruit. Du monde s'affaire sur les charpentes ou les toits, et travaille dans une humeur réjouie. Ils sont conscients d'avoir échappé au pire. Ceux qui me reconnaissent me saluent, me prennent dans leurs bras avec une chaleur que je n'avais pas éprouvée pendant toutes ces années à grandir dans ce hameau qui sent le poisson.

Certains s'effrayent à la vue de Hussein ; un sahir. Son sourire solaire achève toujours de les rassurer. En fin de compte, c'est à lui que les vieilles dames du marché tirent les joues plutôt qu'à moi.

Le ferry pour les îles sonne le départ lorsque nous bondissons de justesse sur la passerelle. Alors que la Péninsule s'éloigne, je n'ai de cesse de trépigner, de me balancer contre le bastingage, de sauter sur les taquets.

— On dirait une puce, s'amuse Hussein, affalé sur un banc, les lunettes de soleil pendues au bout du nez.

— Je ne sais pas si je suis excité ou stressé. Ça fait huit mois que j'ai pas vu ma famille !

— Et ils seront contents de te revoir, constate-t-il avec nonchalance et étendant ses bras en appuie-tête.

D'un bond, j'atterris sur le pont et sautille jusqu'à son banc.

— Je ne sais même pas comment te présenter à eux.

— Là-dessus, je te laisse carte blanche.

Un sourire énigmatique glisse sur ses joues. Ce fameux sourire dont j'ai été en manque des mois durant. Cette fois, je sais que je ne le lâcherai plus. Nos lèvres se joignent au moment où la côte abrestanaise se découpe sur la mer.

Hussein avait raison. Je leur ai manqué. Mes sœurs me sautent dans les bras. Si Ylisse se contente d'une accolade pudique ; Adia du câlin obligé de l'adolescente qui veut jouer les dures ; Mehra, la petite dernière, reste perchée jusqu'à ce que mes épaules crient le martyr. Elle a beaucoup trop grandi pour continuer à prendre pour son poney.

— C'est qui le monsieur ?

Elle se tortille et écarte mes cheveux comme les branches d'un arbre pour apercevoir Hussein derrière moi. Mes parents aussi semblent attendre une réponse.

— Euh... c'est... hum...

— Je suis un ami, assène-t-il pour m'aider.

Cette concession me fend le cœur. Je repose Mehra, passe un bras autour de la taille de Hussein et l'entraîne devant mes parents. Le menton haut et les poumons pleins de courage, je déclare :

— C'est mon petit-ami.

Je m'attendais à voir mes parents tirer des mines épouvantables, c'est finalement Hussein le plus interloqué. Maman se fend d'un sourire complice.

— Tu aurais dû me prévenir avant. On vous aurait laissé la chambre avec le lit double.

Même après ma randonnée forcée dans le Fayeh, je n'étais certainement pas aussi rouge.

— V-vous n'avez pas l'air si surpris.

— Enfin, Nafi, on est tes parents. On te connaît, lâche mon père sous le filet impénétrable de sa barbe avant de repartir vers la voiture.

Affaire close.

Chez Ylisse et son mari, je retrouve Hasna avec joie. Même si mes condoléances pour ses parents teintent son visage radieux de quelques ombres. Elles sont vite chassées par les rires de Mehra qui a compris que Hussein ferait un meilleur poney que moi.

Je n'aurais pas cru la petite maison en bord de mer assez grande pour tous nous accueillir. Chaque planche de la table de la terrasse se charge d'un coude ou d'une assiette et, bon an mal an, nous réussissons à tous y dîner. Les discussions tournent autour de la reconstruction de Biwa. Mon père râle contre les assurances qui tardent à verser les dédommagements pour leur permettre de laisser enfin respirer leur fille aînée. Laquelle en profite d'ailleurs pour annoncer sa grossesse. Les félicitations et exclamations de joie valent mille fois les saveurs des plats délicieux que Maman a cuisinés pour l'occasion. Ma famille ne pose pas de questions sur ce qui nous est arrivé pendant la catastrophe, et c'est aussi bien. Sans doute pressentent-ils que cela ruinerait les festivités. Seule Mehra met les pieds dans le plat.

— Hussein ! Hussein ! C'est vrai que t'es un sahir ? Tu peux faire un tour de magie ?

L'interpellé recroqueville sa carrure d'échalas sous l'assaut soudain des regards. Je m'amuserais presque de le voir intimidé devant une fillette de sept ans. Vaincu, il fait léviter un bol d'épices et saupoudre de zaatar le poisson de la petite.

— Encore ! Encore ! s'exclame-t-elle en frappant dans ses mains.

— Pas maintenant. Je n'ai plus beaucoup d'aria.

Sage, il repose ses paumes sur ses cuisses. Il glisse un coup d'œil discret vers moi. C'est vrai que nous n'avons quasiment pas échangé d'aria depuis Larsa. Je n'avais pas la tête à cela. Nos rapports intimes se sont déroulés à l'improviste, souvent dans une volonté vorace de panser cette plaie qui me déchirait le cœur.

Je saisis sa main sous la table. Une brise légère secoue la chevelure des pins, et il neige des aiguilles sur les assiettes convenablement vidées. Les lampions solaires au garde-à-vous sur la rambarde s'allument alors que la luminosité décline dans une palette de rouges crépusculaire. Pas le même que celui de l'haiwa, et je ne me lasserai jamais de le constater.

Après avoir aidé à débarrasser, j'emmène Hussein sur le chemin de planches vermoulues pour lui montrer la crique, derrière la maison. La plage ne paye pas mine avec ses herbes piquantes et ses bouts de rochers qui envahissent le sable. Seul avec lui, cela devient le plus bel endroit du monde.

— Tu peux invoquer la Constellation ? lui demandé-je, allongé sous les étoiles.

— Qu'est-ce que tu veux voir ?

Farouk. Est-ce qu'il erre quelque part dans l'haiwa ? Lamia et Jarir ont dû le rejoindre à cette heure-ci. Est-ce qu'ils se sont pardonnés ? Je ferme les yeux, rêve un instant à ce monde alternatif et les rouvre sur ma réalité.

— Notre prochaine destination. Choisis celle que tu veux.

— Avec plaisir, mais il va me falloir de l'aria...

Je roule vers lui. Ses mèches folles épousent le sable et marquent sa peau de grains irréguliers. Je la caresse avec une préciosité telle qu'on croirait que je redoute de l'érafler. Je me sens débordant d'amour pour cet homme. Il m'a montré qu'il était prêt à tout pour moi, et je le lui ai prouvé aussi.

Je l'embrasse avec une tendresse qui fait taire la mer et sûrement briller davantage les étoiles. Cette magie-là se passe d'aria. Pourtant, il fuse sans tarder. Dès lors que l'envie que me provoque Hussein efface le chagrin, la mélodie retrouve sa félicité.

— Ça fait une éternité que je n'ai pas entendu ton chant. Ne le retiens pas.

En effet, je peux me laisser aller, ici, avec lui, en sécurité. Il me chevauche, les vêtements glissent, le sable s'infiltre partout, les herbes griffent, les cailloux s'incrustent dans mon dos, et je m'en contrefiche. Je passe les bras autour de son cou pour l'attirer à moi quand il me prend.

Le chant atteint une intensité et une pureté jamais éprouvée avec Hussein. Au point de rupture, la note se tend ; elle vibre d'une frénésie saisissante ; familière. Un hoquet de stupeur me happe, alors qu'un frisson dévale tout mon corps.

— Qu'est-ce qu'il se passe ?

Hussein s'interrompt.

— Tu l'as sentie ?

Il fronce ses sourcils dans une exquise mimique inquiète.

— Non... De quoi tu parles ?

Je relâche ma tête sur le sable. Comment Ahriman avait-il défini notre relation déjà ? « Quelque chose qui outrepasse la résonance. » Et c'est vrai. Il n'y a pas de résonance entre nous, mais cette vibration fugace me l'a rappelée. M'a rappelé mes échanges avec Farouk.

Mes yeux s'égarent sur la voûte céleste, à la recherche d'une constellation qu'il pourrait habiter. Mais il est déjà là, en moi. C'est la première fois depuis sa mort que je ressens sa présence sans le poids froid d'un fantôme ; juste avec plénitude.

— Shalom hek mado ina tyr-mēhn, murmuré-je pour moi et mon fantôme.

— Qu'est-ce que tu racontes ?

« Tu auras toujours une place dans mon cœur. » Un écho aux derniers mots qu'il a adressé à Isham et que je peux lui renvoyer aujourd'hui.

— Je dis que je t'aime, Hussein Ashamet.

— Ce n'est pas ce que tu as dit, mais ça ne fait rien. Moi aussi, je t'aime, Marmotte.

Il fond sur moi et ce petit bonheur-là vaut bien toutes les résonances qui chantent en ce moment à travers l'univers.


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