Chapitre 9-2 : La frontière du royaume des morts
Je n'ai pas le temps de paniquer. Le torrent s'infiltre dans ma bouche, mes bronches ; inonde mes yeux d'un voile trouble et me glace le sang dans sa gangue inextricable. Je le sens m'emporter, me briser, m'emporter encore. Et soudain, tout s'arrête. Un freinage brusque à m'en malmener les organes et mon corps file dans une autre direction.
Les flots me recrachent. Mes nerfs irradient, à retardement, mon cerveau de douleur. Le dos en miette, étalé en croix sur un tapis de cailloux, le gilet imbibé pesant une tonne sur ma poitrine, je ne peux plus bouger. Mes poumons veulent se soulever, échouent, convulsent. Je m'arque comme un pantin désarticulé pour cracher l'eau qui s'est frayé un chemin sournois.
J'aurais aimé larver encore quelques secondes, glaner ce répit avant d'affronter ce monde hostile qui ne cesse de m'en vouloir. C'est trop demander. Une force invisible m'arrache à mon lit de fortune — la même qui m'a sorti du torrent furieux — et me tire sans douceur. Les galets me râpent le dos et mes ongles s'écorchent en vain pour lutter contre l'attraction magique. Je n'arrive pas à voir qui est à l'œuvre derrière cette sorcellerie ; uniquement la grotte au bord de la rivière vers laquelle on m'entraîne.
On me soulève et me plaque contre une paroi aux arêtes abruptes. Le choc coupe le peu de souffle que j'étais parvenu à regagner.
— Qu'est-ce que tu manigances ? Pour qui tu travailles ?
La voix siffle avec véhémence. Derrière le voile flou de ma vision, je distingue les traits écumants de haine de Medhi. À ses côtés, Idriss garde une main tendue pour m'infliger son emprise magique. Mes bras n'arrivent plus à bouger, collés contre l'inconfortable gangue d'un repli rocheux. Mes pieds battent dans le vide, à quelques centimètres du sol.
Ils ont bien choisi leur moment pour me confronter.
— De quoi tu parles ? réussis-je à articuler.
— Joue pas les innocents. T'as fréquenté la Ziggurat et maintenant tu t'immisces parmi nous ? Et tu lâches des allusions douteuses ? Alors, crache le morceau : pour qui tu travailles ?
Dans le brouillard, je réalise que mon piège s'est retourné contre moi. Que croire ? Ces types sont-ils vraiment des traîtres à la solde des fanatiques ? Ou de bons soldats un peu trop zélés ? Je ne sais plus ce que je dois penser. Mon sort dépend de ma réponse, mais pour quelle réponse opter ?
— Je...
Je n'ai pas le temps d'aligner les mots. L'emprise me relâche d'un coup. Mon corps retombe lourdement et les épines de granite me cisaillent sans pitié. Idriss s'est trouvé un adversaire à sa taille : lui et Hussein s'affrontent dans une effusion iridescente de sortilèges. Les redoutables ondes de choc entaillent la caverne et les bris de roches arrachées se déversent en pluie de poussière.
De l'autre côté, Medhi et Marsha en viennent aux mains. Mon agresseur a beau être trapu, la sœur de Hussein démontre un talent au corps-à-corps que je n'aurais pas soupçonné. La robe retroussée à mi-cuisse pour s'octroyer plus de liberté, l'espionne se meut avec la souplesse d'un félin. Plus vite que mes yeux ne peuvent le suivre, Medhi échoue à plat ventre, les mains immobilisées dans le dos.
Mais la prise de Marsha se libère aussitôt. L'affrontement entre les mages cesse comme un pétard mouillé crevant dans un pathétique chuintement. Les quatre bellicistes se retrouvent dans la même position que moi plus tôt : alignés et soulevés à quelques centimètres du sol par une poigne invisible et ferme.
— À quoi vous jouez, espèces d'ânes ? Vous trouvez que le moment est bien choisi pour vous chamailler ? Vous vous êtes crus où ? Dans une cour de récréation ?
À l'entrée de la caverne, l'ombre autoritaire de Zineb se découpe dans le carré de lumière. Large, imposante, elle ne saurait souffrir d'aucune contestation. Alors même que sa fureur n'est pas dirigée contre moi, je tremble et rêverais de me réfugier dans un trou de souris.
— Mais Zineb...
— Tais-toi, Hussein. Tu crois que je ne suis pas au courant de ce que vous mijotez ?
Elle tourne un regard appuyé sur Marsha. Elle n'a jamais été dupe de sa couverture de dévote.
— Laissez-moi être claire une bonne fois pour toutes, reprend-elle. Il n'y a aucun adorateur d'Ahriman parmi nous. S'il en existe, c'est depuis les rangs de la Ziggurat qu'ils ont opéré leur sabotage. Qu'est-ce que vous imaginez ? Que j'ai bien pris soin de sélectionner un groupe restreint sans vérifier qui j'engageais dans ce périple ? Je vous connais tous mieux que vos propres parents.
Medhi s'agite comme un ver pendu au bec d'un rapace et couine piteusement :
— Mais Nafi, il a dit que...
— Nafi a été assez stupide pour sous-entendre des allégations qui le dépassent. Il n'a jamais été proche de la Ziggurat et ne s'est jamais mêlé de leurs affaires. Dans le cas contraire, je vous garantis qu'il ne se serait pas joint à nous. Maintenant, vous allez tous vous excuser et m'assurer que vous n'userez plus de magie pour ce genre de bêtises. Les jours à venir vont être suffisamment éprouvants pour installer la paranoïa et la défiance dans nos rangs. Si vous avez encore des doutes, je vous invite à descendre la rivière en rafting jusque dans la vallée. Suis-je claire ?
— Très claire, Zineb.
La sahir relâche enfin ses proies et les agitateurs pris la main dans le sac massent leurs gorges meurtries. Puis chacun bredouille les excuses convenues jusqu'à ce que Zineb leur lâche la grappe. J'y ajoute les miennes. À la fois honteux d'avoir provoqué ce grabuge, mais aussi rassuré que la cheffe ait montré qu'elle tient fermement ses troupes. J'ai envie de la croire. Medhi m'a pris pour un espion de la Ziggurat, je l'ai pris pour un adorateur d'Ahriman, alors qu'il ne faisait que déblatérer une énième théorie du complot sous la tente. Un partout. Balle au centre. Espérons qu'on en reste là.
Pourtant, mon esprit refuse d'étouffer les dernières braises du doute.
D'autres sahir passent des regards curieux dans la caverne. Zineb les chasse et les renvoie avec le reste du groupe, en haut de la falaise. J'aimerais pouvoir me lever et suivre le mouvement ; mon corps me rappelle son état.
Le plongeon dans l'eau glacée, les rochers saillants et le traitement indélicat d'Idriss m'ont plus malmené que je ne l'aurais cru. Ma respiration siffle. Un liquide poisseux coule sur mes paumes et la douleur afflue. Elle s'immisce dans le moindre de mes muscles tel un spectre malin qui viendrait me hanter. Je retombe à terre, expirant un gémissement peu noble.
À quelques pas, Hussein tourne un regard implorant vers Zineb.
— J'ai ton autorisation ?
La sahir me dévisage et je hais cette sensation qu'elle lit en moi avec une telle limpidité.
— Tu peux.
Elle se détourne et Hussein se précipite pour s'agenouiller devant moi.
— Je vais te soigner. Tu veux bien me laisser te toucher ?
Je hoche la tête. Je ne suis de toute façon pas en état de refuser. Hussein commence par me délester de mon gilet trop lourd et détrempé. Je frissonne alors que le froid vicieux me grignote davantage mes os. Il me presse contre lui, et le mal s'apaise.
Bon sang, son contact m'avait tant manqué. Rien que cette étreinte, simple, douce, si naturelle entre nous, suffit à me faire oublier tout le reste ; à panser les blessures sans magie. Je ne résiste pas : je niche ma tête au creux de sa poitrine, m'imbibe de son odeur entêtante, de sa chaleur salvatrice.
— Je suis désolé de t'avoir entraîné dans cette situation, chuchote-t-il.
De quelle situation parle-t-il ? Cette altercation futile ou cette épopée aussi héroïque que suicidaire ? L'un dans l'autre, je ne lui en veux pas. Sans cela, je me serais laissé dépérir ; je n'aurais peut-être même pas survécu à Ourane.
— C'est pas grave. Je suis heureux de t'avoir retrouvé.
Les mots m'ont échappé. Je me colle d'autant plus fermement contre lui, pour y étouffer cette pointe de gêne. Je le sens se tendre contre moi. Pourtant, je ne regrette pas cette confession. Il fallait que ça sorte, c'est tout.
Hussein ne répond pas. Il soulève ma tunique, glisse ses paumes chaudes sous le tissu et la magie se produit. Son toucher érige un chapelet de frissons. Il ressuscite ma peau gelée et trempée sur son passage. Un délicat pincement me fait glapir ; plus de surprise que de douleur. Je sens les plaies se ressouder, les bleus se résorber, et la souffrance se retire comme une marée paresseuse.
— Ce n'était pas à toi de faire ça, Hussein.
Je grimace. Golshifteh a remplacé Zineb en vigie dans le carré de lumière du minuscule repli. Les bras croisés, elle nous darde d'une expression peu amène. Pourquoi fallait-il qu'elle m'arrache à mon cocon lénifiant ? Hussein semble sur la même longueur d'onde ; son grondement sourd vibre contre mon crâne.
— Il fallait bien que quelqu'un le soigne, réplique-t-il.
— Ce n'est pas ton aria-sil.
— Le tien non plus.
Ma grimace s'accentue. Je déteste quand ces sahir se chamaillent comme des chiens devant un os ; encore plus quand je n'ai pas la force de me défendre.
Encore plus quand Hussein enfonce le clou :
— En effet, son sahir n'est pas là et personne ne va le remplacer.
Un éclair me foudroie, débranche mes fonctions vitales. Le choc est violent à encaisser, pourtant, mes jambes s'animent d'une volonté propre et les abandonnent. Ni l'un ni l'autre ne cherche à m'arrêter et c'est une bonne chose, car ils auraient goûté d'une humeur terrifiante.
À l'air libre, devant la bruine du torrent, le froid accomplit de nouveau ses ravages alors que je n'ai plus de veste ni de Hussein pour m'en préserver. Peu importe, je ne souffre plus de ça, je n'ai plus mal nulle part ; sauf à cet endroit que personne ne peut atteindre.
Sur la berge, la carcasse démente du monstre marin gît. Les gueules ouvertes, la chair flasque, le ventre offert aux charognards. Morte, crevée, comme tout le reste.
Je détourne la tête et ravale mes larmes. Il est temps de repartir.
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