Chapitre 9-2 : Des morceaux de vie dans les limbes
Ahriman triche dans la montée des interminables marches de Larsa. En un claquement d'air, il disparaît pour réapparaître quelques paliers plus haut.
— Accroche-toi à mes épaules, ordonne Farouk.
À peine ai-je le temps de serrer mes bras autour de son cou que mes pieds quittent le sol. L'aria fuse sur son sort de lévitation. Hélas, même cet ascenseur improvisé ne suffit pas à rattraper Ahriman qui vient d'atteindre le sommet.
Pendant la montée, je sens l'air se comprimer autour de moi, s'alourdit comme si nous plongions vers d'insondables abysses au lieu de voler vers le ciel. Dans ces interstices de noirceur, je reconnais la menace qui guette pour l'avoir déjà affronté dans le Kur.
— Nous sommes dans l'haiwa, dis-je à Farouk.
Il hoche la tête.
— Nafi, si les choses dégénèrent...
— Je ne t'abandonnerai pas.
Il s'humecte les lèvres, hésite à répondre. Sûrement quelques banalités m'incitant à sauver ma peau s'il est perdu. Il sait que je ne le ferai pas. Alors, il serre ma main et l'énergie circule entre nous, phare vivifiant qui perce le brouillard suffocant de l'haiwa.
Farouk envoie un feu follet en éclaireur. C'est à peine suffisant pour voir où mes pieds se posent une fois sur la plateforme au sommet. La pluie torrentielle a fini par s'abattre et cogne la voûte dans un fracas démentiel. Un seul son, pourtant, retient mon attention : le frottement étouffé des semelles dans la cendre. En plissant les yeux, je le vois se baisser, au cœur de l'âtre éteint, et ramasser quelque chose entre les charbons froids.
— C'est cela que vous cherchiez ?
Dans l'étreinte de l'haiwa, les distances, mes sens, les ombres, sa voix ne me paraissent plus les mêmes. Ahriman ne nous parle plus par la bouche de Hussein qu'il agite comme une marionnette ; c'est sa vibration propre qui me traverse et me fait tituber.
Quand je reprends mes esprits, je découvre un objet longiligne dans sa paume ; sa pointe reflète les rares rais de lumière. La lance d'Ohrmazd.
Farouk charge l'atmosphère d'éclairs et les lâche en cadence avec les courroux célestes. Ils illuminent brièvement la passerelle. À chaque frappe, le sourire d'Ahriman s'agrandit se déforme dans un rictus inhumain, le même que sur les bouches affamées des créatures qui le servent. Il ne cherche pas à éviter les attaques de Farouk : les éclairs ne le touchent pas, déviés par la peur soudaine que leur inspire la chose en face d'eux.
Le calme revient, Farouk reprend son souffle. Ahriman laisse traîner sa voix aux échos de pierre froide. Au-dessus de sa paume, la lance s'érige et flotte dans l'air lourd.
— Une fois les dernières traces de mon ennemi effacées, votre monde sera mien. Vous avez du cran pour venir me chercher... Vous allez périr, mais énoncez une dernière volonté. Je vous l'accorderai peut-être dans la prochaine aube.
Il n'est effectivement pas pressé de nous tuer. Ses miasmes colonisent la lance et l'engouffrent dans un grincement qui m'évoque le froissement d'une coque de navire contre des récifs escarpés. Elle résiste. Ce n'est pas normal, je le devine à l'expression de stupeur qui brise l'harmonie de ses traits.
Le bois craque, le manche explose ; la contagion d'Ahriman aussi. Son sort gicle sur lui et fait fondre son enveloppe dans une effervescence semblable à une attaque acide. Je plaque mes mains sur ma bouche horrifiée. Le dieu recule, accablé par une souffrance qu'il n'avait pas anticipée. Quand il relève la tête, Farouk envoie une nouvelle impulsion qui souffle mon cuir chevelu et achève de dévoiler l'apparence d'Ahriman : une ombre de spectres grinçants qui convulsent sous l'afflux d'aria sain.
Je m'accroche à Farouk pour lui insuffler mon énergie. Il me repousse au moment où une onde puissante nous submerge.
— Va libérer Hussein.
Sa voix se perd derrière un brouillard diffus, l'espace blanchit autour de moi. Je me sens dériver, insoumis à la gravité. Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Je vogue dans une dimension qui n'est ni la mienne ni celle de l'haiwa. Ce voile pâle étouffe tout : je ne vois plus mes mains, je n'entends que de lointains échos comme en plongée sous l'eau.
Est-ce que je suis mort ? Mon instinct me souffle que non. Le choc de leurs pouvoirs m'a propulsé dans cet espace liminal pour une raison, et je commence à l'entrevoir lorsque des fils d'or sifflent dans mes oreilles. Une synesthésie qui me montre la saveur sucrée de l'arak et la senteur boisée du santal par touches de prune et d'ocre sur la toile vierge. Je tire les fils, remonte la piste, astronaute cherchant le chemin de son vaisseau de sa ligne de vie. Un chant résonne, de plus en plus, il me rappelle celui de notre première rencontre, de nos premiers émois.
Le brouillard se dissipe, et je le trouve.
Hussein est enrubanné d'or. Les fils convergent à lui et l'emmêlent dans une prison inextricable. Le chant d'aria s'intensifie, jusqu'à devenir désagréable, dissonant. Alors, son corps fond et fusionne dans la chrysalide de lumière.
— Hussein, tiens bon !
Je lutte contre les fumées du brouillard qui m'embourbe et patauge jusqu'à Hussein.
— Hussein, réveille-toi !
Il ressemble à un enfant si bien endormi qu'un tremblement de terre ne le ferait pas frémir. J'empoigne les fils. À pleines mains, je les arrache, les écarte par touffes emmêlées, désespère quand ils repoussent, mais tiens bon. Et m'acharne.
— Hussein !
Je hurle, le secoue. Une réaction, c'est tout ce dont j'ai besoin, une réaction ! L'aria se déchaîne en moi. J'avais prévu de le réserver à Farouk, mais mon corps ne contrôle plus rien. L'énergie s'insuffle en lui. Elle parcourt ses veines qui s'emplissent d'une nouvelle chaleur. Comme un jardin qui retrouve le soleil, les couleurs éclosent sur ses joues, ses lèvres se gorgent de rosée et ses paupières frémissent sous l'effet d'un vent doux.
— Naf...
Il puise un effort colossal dans ses réserves et lève sa main vers moi. La toile cède. Son corps s'écrase sur un sol cotonneux, qui devient de plus en plus tangible. Le brouillard se dilate. Les sons resurgissent en pagaille.
Le premier à me vriller les oreilles, c'est le cri déchirant d'Ahriman. Séparé de son hôte, il suinte dans une forme qui n'arrive pas à rester solide. Sa matière noirâtre dégoûte et suppure d'un moule trop étroit, tandis que ses tentacules battent l'air à la recherche d'une prise. Farouk !
Il les esquive avec agilité et brise ces appendices de sa magie lorsqu'ils le harcèlent de trop près. Il s'épuise. Un coup de fouet de ces lianes visqueuses le force à reculer ; vers moi. Je saisis sa main entre les miennes. Dans son autre extrémité, il tient une pointe forgée d'un métal que je n'identifie pas. La lance brisée, il l'a ramassée.
— Vas-y.
Je lui souffle toute ma force, toute ma magie. La résonance éclate. J'entends enfin le dernier mouvement de cette longue symphonie. Elle s'abat dans un final grandiose : des traits de lumière qui emprisonnent l'enveloppe visqueuse d'Ahriman et clouent ses tentacules.
Farouk s'élance pour lui asséner le coup fatal.
Quand le morceau de lance se plante dans l'essence d'Ahriman, l'engeance expulse un râle inhumain, et une onde d'énergie d'une violence épouvantable. Hussein se courbe sur moi. Malgré tout, le choc nous envoie rouler jusqu'au bord de la passerelle. Je n'arrive plus à voir quoi que ce soit. J'ai l'impression que l'atmosphère se distord, que les dimensions se plient les unes dans les autres, cherchant à retrouver leurs places légitimes. Puis le calme revient.
La pluie frappe encore les carreaux du phare, mais un semblant de lumière sélène illumine le sinistre de la passerelle. Plus aucune trace d'Ahriman. La lance l'a de nouveau scellé dans sa dimension. Les flots de l'haiwa se sont retirés et dévoilent un tableau maculé des cendres de l'âtre ancestral. Au milieu de ce chaos, Farouk gît au sol.
— Farouk ?
Allongé sur le ventre, il ne réagit pas. Je pousse sur mes membres endoloris par l'explosion et me traîne jusqu'à lui. Chaque seconde sans le voir bouger attise mon angoisse.
— Farouk, s'il te plaît...
Je le secoue, le retourne sur le dos. Aucun souffle ne soulève sa poitrine, aucun pouls ne pulse sur sa gorge. D'instinct, je presse mes paumes sur son thorax en me remémorant des gestes flous de premier secours. J'ai l'impression qu'un mur géant vient de s'ériger entre nous et que je m'acharne à le gratter pierre par pierre pour le retrouver de l'autre côté. Hussein s'immisce dans mon dos.
— Huss ! Fais quelque chose !
Sa magie est déjà à l'œuvre. D'une main sur ma nuque, il ponctionne les miettes d'aria qu'il me reste pour les injecter dans le corps inerte. Je voudrais lui en donner plus, attirer à moi toutes les forces qu'a soulevées cette bataille. C'est insuffisant. Hussein fait de son mieux, mais il n'est plus Ahriman, encore moins Ohrmazd. Il ne peut pas réveiller ce qui n'est plus...
Ses mains retombent lourdement contre ses flancs. Il a tout dépensé.
— Nafi, je suis désolé... Il est...
— Non !
Je ne peux pas accepter ça ! Une boule se noue dans ma gorge et éclate en un sanglot enragé. Je redouble d'efforts, comme si j'allais refaire battre ce foutu cœur à la seule force de ma volonté.
Tu peux pas m'abandonner comme ça, Farouk. Pas alors que je te découvrais enfin. Pas alors que je commençais à t'aimer. Pour de vrai. Au-delà de la résonance. T'avais pas le droit de te sacrifier comme ça !
— Nafi...
Hussein m'entoure dans ses bras. Je m'écroule dans son étreinte ; intarissable, inconsolable. Je comprends que l'insistance ne mène à rien, qu'il était parti à la seconde où il a planté cette lance. Ahriman l'a entraîné avec lui et il vogue sur les flots de l'haiwa, là où nul ne peut aller le chercher.
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