Chapitre 9-1 : La frontière du royaume des morts

Le paysage tangue autour de moi. Le réveil à l'aube et la reprise de la chevauchée n'ont pas aidé à juguler ma fatigue.

De retour à la tente après la discussion avec Hussein, Golshifteh m'a de nouveau sauté dessus pour s'enquérir des raisons de ma disparition, j'ai bredouillé une piètre excuse : l'attaque du mas, le secours de Hussein... Rien de plus. J'ai fini par lui donner de l'aria, comme convenu, en puisant dans les nouvelles angoisses que la présence potentielle d'un traître a suscitées. La pensée que j'aurais préféré m'acquitter de cette obligation avec Hussein m'a traversé. Mais je n'ai pas le droit de lui réclamer quoi que ce soit. Avec lui, c'est de l'histoire ancienne. Et pourtant, contrairement à Hasna pour qui les sentiments amoureux se sont fanés, ils rejaillissent au contact de Hussein en un torrent brutal et amer.

Le sommeil m'a fui toute la nuit, tandis que mon cerveau ne pouvait pas s'empêcher de réécrire l'histoire. Est-ce que j'aurais pu sauver Farouk en l'informant des soupçons de Hussein ? Est-ce que la catastrophe aurait pu être évitée ? Le cœur lourd, j'ai tourné et roulé en vain dans mon sac de couchage.

Alors, le pépiement de Golshifteh était la dernière chose qu'il me fallait.

— De quoi vous avez parlé avec Hussein hier soir ?

Évidemment, si elle n'a pas pu avoir gain de cause la veille, elle récidive ce matin. Aurait-elle voulu sonder mon crâne pour le savoir ? J'essaye de tasser mes pensées au mieux. Je compte sur le fait qu'elle respecte le ban sur la magie, imposé par Zineb. Elle n'a d'ailleurs pas manqué de gourmander Hussein, de retour au camp, alors même qu'il m'avait sauvé d'une morsure fatale.

Par chance, les mas — autres que ceux que Zineb tient en laisse — nous épargnent depuis notre départ de la ferme.

— Rien qui t'intéresse.

S'il m'a autorisé à en parler à Layla et Jamila qui sont exclues de la liste des suspects, ce n'est pas le cas pour Golshifteh. Même si, très franchement, je vois mal la jeune sahir pétrie d'admiration pour Zineb la trahir.

— Oh, allez, je suis ton amie, non ?

— Oui, mais on n'est pas obligés de tout partager.

Elle se tait. La claudication des chevaux sur le chemin inégal m'apaise quelques secondes. Finies les plaines accidentées, mangées par les vents, nous pénétrons dans une gorge. Le point culminant et effrayant du Kur s'efface sous les tabliers de rhyolite. La roche naturellement rouge semble ouvrir un passage sur les enfers. Enrobées dans un ciel de la même couleur, les nuances se mélangent et se confondent. La montagne honore sa réputation.

— T'es jaloux, hein ? siffle-t-elle en se penchant sur moi.

Je me crispe sur les rênes. L'accalmie ne pouvait pas durer.

— Peut-être, grincé-je entre mes dents.

Mieux vaut la laisser croire à une rivalité entre moi et Marsha.

— Franchement, tu devrais l'oublier. Le moment est mal choisi pour les histoires d'amour compliquées, tu penses pas ?

— Je ne t'ai rien demandé !

Ma grimace ne saurait être plus éloquente. Quand bien même il y aurait une part de vrai là-dessous, de quoi se mêle-t-elle ? Furieux, je talonne ma monture. Avec mes piètres compétences de cavalier, le trot cahoteux me donne des allures de sac à patates sur une selle. Bon an mal an, je finis par remonter au niveau de Layla et Jamila. Les deux femmes m'adressent un sourire accueillant ; ma mine fermée les dissuade de me cuisiner. Tant mieux.

Pour me changer les idées, je commence à établir une liste des suspects pour notre enquête. À l'avant, Zineb chevauche en solitaire, aussi noble qu'à son habitude. Rana et sa clique la suivent de près. La sahir insolente a démontré suffisamment de perfidie pour gagner la tête de la liste. Néanmoins, je songe qu'un traître serait du genre discret. Un profil souriant et aimable qu'on ne soupçonnerait pas, peut-être Maher ou Doumia... Je crois n'avoir jamais entendu le son de leurs voix.

Quand vient la première pause de la journée dans un petit vallon enclavé autour d'un lac, Zineb propose de laisser les chevaux brouter — l'herbe se fera de plus en plus rare — et d'explorer les environs à la recherche de baies sauvages ou de plantes comestibles.

L'occasion est toute trouvée : je me glisse auprès de Jamila et Layla. Notre trio arpente les berges en silence. Layla, le nez en l'air pour guetter les menaces entre les échardes sombres des massifs ; Jamila écarte les hautes herbes depuis longtemps transformées en paille à la recherche de jeunes pousses ou d'airelles. Aucun son en dehors du craquement de nos semelles sur la terre asséchée. Le lac s'est rétracté comme un abricot oublié au soleil. Nulle stridulation d'insecte, pas le moindre gazouillis d'oiseau...

— J'ai parlé avec Hussein hier soir.

Je tranche le silence autant que par nécessite que pour assagir la nervosité qui me tord les tripes dans cet endroit sans vie. Les paroles défilent vite, profitant du craquement des herbes pour maintenir la confidence. Quand tout est lâché, Layla et Jamila ne paraissent pas aussi surprises que je l'ai été hier soir.

— Je me doutais bien qu'il était louche, grogne Layla en molestant un caillou d'un coup bien senti.

— Qui ça ?

— Medhi. L'aria-sil d'Idriss, il a toujours été bercé dans les théories sordides et les histoires de fin du monde...

La raison pour laquelle Golshifteh a cessé de collaborer avec lui. Pour autant, je peine à imaginer ce garçon peu futé et grande gueule manigancer avec des terroristes fanatiques. Sans compter qu'il faut être un sahir pour avoir accompli ce sabotage.

— Certes, mais c'est pas tout à fait la même...

— Et hier soir, me coupe Layla, je l'ai entendu faire des messes basses avec Idriss. Je cherchais un coin pour me soulager un peu plus loin et comme ça ressemblait à une discussion secrète, je me suis arrêtée pour écouter. Je n'ai pas capté grand-chose, mais ça parlait de la Ziggurat, de se « débarrasser » de quelque chose ou quelqu'un et surtout, ils ont prononcé le mot « Ahriman » ! Sur le moment, ça ne faisait aucun sens, mais avec ce que tu nous dis, tout s'éclaircit : c'est eux !

Je m'arrête, pris de stupeur. Jamila — à qui Layla s'est probablement déjà confiée — acquiesce. Il est vrai que c'est un sacré indice. Une bile acide agite mon estomac : Idriss a beau être taiseux, j'ai sympathisé avec lui, et Medhi... Comment Golshifteh n'a-t-elle rien vu ? Peut-être est-elle dans le coup. Ou peut-être que Layla se fourvoie. Dans tous les cas...

— Il faut qu'on monte un plan pour les pousser à se compromettre.

*

L'après-midi est bien entamé lorsque nous atteignons un plateau. Les chevaux ahanent d'avoir grimpé sur des kilomètres. Nous mettons bien à terre. Nous-mêmes, bien moins habitués à la montagne, ne rêvons que de sombrer dans un sommeil réparateur.

La sieste attendra.

Souleymane, le guide, s'érige en premier au sommet de la pente. Une vague de tristesse délave ses traits fermés. Nous avons enfin atteint Kutha, le dernier village avant la zone interdite, celui que ses habitants ont été contraints de fuir. La raison me frappe avec une lucide évidence.

Accolées à la montagne, les masures de bois ont été écorchées comme un navire piégé dans les récifs. Poutres éventrées et piliers effrités en échardes peinent à tenir ce qu'il reste d'habitations. Un silence froid, glacial s'est installé comme un poids indélogeable au cœur du hameau.

Des carcasses de chitine blanchâtre, salie de boue, jonchent l'allée principale et gonflent leurs ventres grouillant de larves. Certains ont un membre ou une tête éclos en corolle noirâtre, là où les plombs les ont éclatés. Je prends garde à les contourner, pas certain que la mort définitive touche les horreurs d'outre-tombe.

Nous atteignons un préau, où des vingtaines de corps s'alignent, drapés de linceuls improvisés, aux couleurs absurdes. Les villageois n'ont pas eu le temps de les enterrer. Souleymane se recueille dans ce silence que personne n'ose rompre.

De la petite bourgade connue pour son tourisme religieux, il ne reste que ruines et cendres. Cette vigie au seuil du royaume des morts n'a jamais aussi bien incarné sa légende.

— L'énergie maléfique est concentrée ici. Avançons prudemment.

Zineb n'a pas besoin de nous en avertir. J'ai beau resserrer le gilet en laine de mouton que les fermiers m'ont cédé, rien n'y fait. Cette poisse glacée m'étreint. Une présence s'immisce dans mon dos et presse une main sur mon épaule. Je ne sursaute pas, ce contact est même... apaisant.

— Ça va ?

Hussein me dévisage de ses grands yeux noisette. Il a revêtu un manteau long dont le col épouse la ligne de sa mâchoire et que son cheval renifle à la recherche d'une friandise. Les boucles humides collées au visage et le teint rougi par les vents d'altitude, il n'en reste pas moins attirant. Une chaleur salvatrice rayonne sous ses doigts. Aucune magie à l'œuvre pourtant, le fait qu'il soit là me suffit.

— Oui. J'en ai vu d'autres...

Devant nous, Golshifteh glisse un coup d'œil par-dessus son épaule. Ses sourcils se froncent sous le rideau de sa frange. Dois-je l'interpréter comme de la perplexité ? De l'aigreur ? Elle se retourne et presse le pas en tête de cortège.

Peu importe. J'ai un autre objectif.

Je laisse Hussein et sa sœur en arrière, puis avance un peu plus loin. Entre nous : Idriss et Medhi. Après avoir rapporté les doutes de Layla à nos espions du Gyss, je me suis proposé pour servir d'appât. Après tout, j'ai passé quelques mois en contact avec des sahir de la Ziggurat et si l'hypothèse de son infiltration pour les fidèles d'Ahriman est juste, qu'est-ce qui m'empêche d'être moi-même un agent de cette secte ?

Alors, j'ai discuté avec Medhi pendant la chevauchée. D'abord innocemment, je l'ai emmené sur son terrain préféré : les théories conspirationnistes sur les vilains de la Ziggurat qui cacheraient des vérités au monde. Quand il m'a fait remarquer que je ne pouvais pas comprendre, car j'avais été trop formaté par l'instance, j'ai répondu : « Peut-être ne sont-ils pas tous ainsi, peut-être que certains n'ont pas oublié le vrai dieu. »

Sa moustache s'est tendue sur une ligne figée. Pour une fois, Medhi a gardé le silence. De même qu'Idriss qui prêtait l'oreille derrière. S'ils ont pu en déduire que j'étais leur allié, sans doute attendront-ils le bon moment pour me prendre à parti. Alors, il ne restera plus qu'à collecter leur aveu et à compter sur Hussein et Marsha pour assurer mes arrières.

À condition que les plans se déroulent comme prévu.

Je serre les rênes entre mes paumes et tire à la bride à mon poney récalcitrant. Une grange de foin épargnée par les mas carnivores apparaît plus loin, nous laissons les bêtes reprendre des forces et faisons de même avec les provisions que des éclaireurs grappillent dans les décombres. Toujours aucun mas en vue, ni de mouvements de nos deux suspects. J'attends.

Le groupe reprend la route.

À mesure que nous serpentons au sommet du hameau, un bruit sourd et constant parvient à mes oreilles. J'en distingue l'origine derrière les dernières tuiles d'ardoise : une cascade plonge entre deux bras de montagne et s'écrase dans une large rivière. Un solide pont de bois affrontait le courant fulgurant et rejoignait l'autre côté.

Il n'en reste que de débris.

Les morceaux de bois flotté s'accrochent aux farouches arêtes émergées comme pour nous narguer : « Bonne chance pour traverser ! » Car il n'y a évidemment pas d'autre chemin entre la paroi verticale de la montagne et le torrent qui se déverse dans un creux vertigineux.

Quant à espérer franchir l'Hubur à la nage, cela serait suicidaire. On parle du fleuve qui incarne la frontière avec le royaume des morts. Un esprit croyant s'imaginerait vite quelques fantômes égarés dans les flots et prêts à tirer les inconscients vers les abysses. À en juger le courant violent, je ne doute que ce genre de légende ait une part de vrai.

— Il va falloir utiliser la magie, annonce Zineb, pragmatique.

Autour d'elle, ses factotums se tendent. Tout le monde a perçu l'intensité énergétique qui hante les lieux ; une étincelle de magie suffirait à tout embrasser et à réveiller les ombres. Pourtant, nous n'avons pas le choix.

Les sahir se regroupent autour de Zineb tandis qu'elle laisse glisser son aria dans les courants de l'air. D'abord sagement, l'énergie s'infiltre dans les morceaux de bois, les enveloppe entre ses lianes et les tire à contre-courant. Les alentours restent calmes, d'un calme inquiétant, seulement rythmé pour le roulis impitoyable du torrent. Les débris se rassemblent, s'agglutinent, fusionnent jusqu'à redevenir des planches, des arches ; un chemin. L'aria crépite et s'agite dans une danse fougueuse. En chef d'orchestre chevronnée, Zineb ramène les notes dans une partition rangée et dompte les impertinents solistes. C'est dans ces instants que je prends conscience de son talent vertigineux, loin de tours brouillons de Hussein ou des impulsions de Farouk, trop fugaces pour sentir la musique de l'aria me pénétrer.

Le prodige s'achève ; le pont renaît, aussi lisse et neuf qu'au premier jour. Les sahir ne s'y engagent pas dans un élan d'enthousiasme, préférant guetter les réactions de l'environnement. Rien ne se passe.

— Je suppose que ces horribles bestioles sont parties en quête d'un autre garde-manger, s'exclame Rana dans un reniflement dédaigneux.

— Ce n'est pas étonnant. L'énergie est fortement corrompue, presque morte, ici. Les mas sont attirés par l'aria frais et vif, ajoute Doumia d'une voix profonde que j'entends pour la première fois.

Telle une statue gardienne, Zineb se tient droite et figée devant son œuvre. Les autres sahir guettent un signe, son aval ; elle le relâche d'un soupir ténu.

— Bien, traversons. Prudemment. Rana, Farid, avancez en tête, je fermerai la marche. Gardez les chevaux en main et une bonne distance entre chaque personne. Le pont ne supportera pas autant de poids en même temps.

La procession se met en route, au compte-goutte. Rana, le menton dressé vers sa destination, progresse d'un pas rythmé. Farid, plus prudent, hoche la tête dans toutes les directions en veilleur attentif. Les suivants gardent les yeux rivés sur les planches humides : une glissade serait fatale.

Pour ma part, ce sont les chevaux qui m'inquiètent. Certains couchent les oreilles, renâclent avec nervosité ou lâchent des hennissements qui vrombissent en écho sonore dans la montagne. Parfois Zineb agite une main discrète pour apaiser les animaux. Mieux vaut dépenser un peu d'aria que prendre le risque d'une ruade affolée au milieu du torrent.

Vient mon tour après Jamila. Si la traversée se passe sans accrocs, une suée inquiète me pique le front alors que je sens Idriss et Medhi juste derrière moi. Pas de panique. Ils ne tenteront rien ici, en plein dans le champ de vision de Zineb.

À mi-chemin, le bruit de la cascade se fait assourdissant. Les oreilles emplies de ces prodiges de la nature, l'affolement de mon cheval passe presque inaperçu. Je réalise que quelque chose ne va pas quand il s'arrête soudain. Les fers campés sur le pont, les naseaux écarquillés, il secoue la tête à chaque traction que j'exerce sur la bride.

— Allez, reste pas planté là ! le supplié-je en m'arc-boutant sur les rênes.

Puis au milieu du vacarme, un nouveau son se détache. Un grondement ; une vibration, même. Qui vient de sous mes pieds. Et je le vois. D'abord un remous, puis une ondulation tranchant le sens du courant.

Il y a quelque chose sous l'eau.

Tant pis pour ce maudit canasson. Je l'abandonne et me mets à courir. Je commence à être trop familier de ce qui va suivre.

Ça ne manque pas. Là où je me tenais une seconde plus tôt, plus de pont !

À la place, une créature dantesque surgit en arabesque au milieu de gerbes d'eau et de bois. On n'est clairement pas sur le même format que les petites anguilles qui ont tenté de grignoter la coque du Tayir Albahr. Je ne saurais qualifier l'impensable qui fait passer l'œuvre architecturale de Zineb pour une construction en allumettes. Un serpent des mers ? Un dragon ? Un léviathan ? Avec un corps si long qu'il n'en laisse voir que des échantillons : une crête en nageoires tuméfiées comme des poumons cancéreux ; des crevasses dentelées ouvrant des fenêtres démoniaques sur sa carcasse. Cette chose aurait sa place dans un conte horrifique, pas devant moi !

Sa gueule immense claque sur le corps de mon malheureux destrier. Entre ses crocs, il craque plus facilement qu'une brindille. Mais le cheval n'était pas sa cible ; sa tête aveugle se tourne vers moi.

Je cours aussi vite que mes jambes le permettent, manque de glisser sur les flaques traîtresses et de perdre le souffle dans un déraillement de mon cœur. L'effort ne paye pas. Un nouveau fracas dans mon dos et le bois cède sous la force hors du commun du mas.

Le léviathan rugit de frustration alors que ses bouches ingèrent une pelletée d'échardes au lieu d'un croquant d'aria-sil. Je ne survivrai pas au deuxième assaut. Le choc me projette en avant. À plat ventre sur le pont, je le sens s'émietter, reprendre sa forme originelle de débris. J'ai beau m'accrocher aux planches, l'eau les emporte. Puis moi aussi.

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