Chapitre 9-1 : Des morceaux de vie dans les limbes

Larsa pourrait avoir l'air d'une charmante cité portuaire sans ce macabre ciel d'orage et d'enfer. Les nuages roulent sur les crânes des falaises, gonflés d'une menace prête à éclater comme une plaie infestée. À l'image de Kutha, dans le Kur, Larsa est un haut lieu de pèlerinage. Le phare, pinacle de cette étape, impose son ombre sur le dédale des rues ; désertes.

Zineb nous a raconté avoir croisé peu de monde. Ceux qui le pouvaient ont rejoint la route des émigrés vers la Fuligie, ceux qui sont restés se sont barricadés chez eux ou sont allés prier Ohrmazd au phare. C'est là qu'elle l'a sentie, dans cette absence de vie, la présence insidieuse des wahidites.

— Ils m'ont repérée, j'en suis presque sûre. Et moi, je n'ai pas su les traquer. Ces foutues obsidiennes les rendent invisibles à mes sorts, a-t-elle maugréé à son retour à l'auberge. La bonne nouvelle, c'est que cette sensation s'est estompée devant le phare. Même si j'ai du mal à l'expliquer, on dirait que l'aria très pur qui émane du lieu de culte les tient à distance.

Farouk a hoché la tête pensivement.

— C'est notre chance. Allons-y directement et cherchons cette lance.

C'est ainsi que nous entamons l'ascension du sentier sinueux. La craie blanche absorbe les couleurs du ciel et donne l'impression que la nuit est déjà tombée. J'ahane à chaque nouvelle foulée ; la montée est raide ; l'accès à la grâce divine se mérite dans l'effort et la sueur. Le groupe de Zineb ne laisse filtrer aucune plainte ; ils ont traversé pire dans le Kur et ces épreuves les ont renforcés, soudés. Layla puise son courage en Ashkan et Ashkan oublie la douleur de son bras cassé aux côtés de Layla. Marsha semble prête à gravir trois ascensions pareilles sans broncher si cela lui rend son frère. Hasna endure avec une témérité inspirante. Même Isham reste muet, bien qu'il aurait toutes les raisons d'abandonner avec ses béquilles qui glissent entre les gravillons.

Nous dépassons d'autres pèlerins que nous essayons de détourner du chemin. « Prenez garde, il pourrait y avoir du grabuge dans le phare, les mages noirs sont en ville. » Ils ripostent et se rebiffent : « Là-haut est un lieu de paix. Ne vous mêlez pas des affaires de la foi. » Chaque discours se termine invariablement par « Ohrmazd est grand. Il nous protègera. »

Si seulement leur dieu avait pu les protéger en dehors de son phare.

Enfin, nous atteignons le sommet. Sur l'immense dalle grise du phare, les visiteurs ont planté une forêt de tentes. Des prêtres filtrent à l'entrée. Même s'ils veulent s'assurer que tout le monde puisse prier, les murs en pierres centenaires ne sont pas extensibles. Ce problème ne nous concerne pas : les croyants s'écartent sur notre passage comme si l'étiquette de sahir véhiculait un genre de peste. Il est évident que nous ne sommes pas là pour honorer la déité ; notre présence ne peut que signifier des troubles.

— Nous sommes en mission pour la Ziggurat assyrienne, dit Farouk dans sa langue en gonflant la poitrine. Nous voudrions parler au haut prêtre.

L'intendant dans sa robe élimée, le crâne couvert de pieuse affection, jette un regard sinistre aux sept sahir enfreignant le royaume d'Ohrmazd. La Ziggurat et la religion sont comme deux membres d'une fratrie : l'un ne se passe pas de l'autre, mais rivalité et défiance entremêlent leurs relations. Chacun son terrain et les mages extérieurs n'ont pas à interférer dans les affaires religieuses. Cependant, il n'est pas coutume pour les prêtres de rejeter une requête de la Ziggurat. L'intendant se plie et nous conduit à l'intérieur à contrecœur.

À l'inverse du dehors, voilé des prémices inquiétantes d'une tempête, le hall du phare irradie de chaleur. Les bougies brûlent par légion, chaque flammèche s'érigeant dans une lutte obstinée contre les forces du mal. Je le ressens dans l'alchimie de mon corps : une énergie vive qui incendie les miasmes de l'haiwa et régénère mon essence. Je m'en imprègne avec délice, oubliant presque les regards apeurés des fidèles qui jalonnent l'allée.

Le cheminement du prêtre nous conduit jusqu'à la pièce maîtresse du lieu de culte : un puits d'une circonférence capable de contenir dix fois la maison de Farouk. Le centre de cet immense espace est occupé de prêtres officiant chants et récitations de gathas. Sur le côté, un escalier en colimaçon s'enroule contre les parois de la tour et serpente jusqu'à une passerelle, plusieurs centaines de mètres au-dessus de nos têtes. Des courageux s'essoufflent sur les marches interminables dans l'espoir d'apercevoir le joyau de Larsa. Le feu sacré d'Ohrmazd, le plus grand de toute la Péninsule qui — dit-on — brûle depuis l'éternité.

Mais nous cherchons une lance.

Farouk l'explique au haut prêtre lorsque ce dernier interrompt sa cérémonie pour s'enquérir des raisons de notre venue. Un rictus presque amusé lui échappe, il le remballe cependant vite et hoche tristement la tête. Ashkan me traduit sa réponse :

— J'ai bien peur de ne pas pouvoir vous aider. Si Ohrmazd le grand avait laissé son arme ici, il y a bien longtemps que nous l'aurions trouvé. C'est sa flamme éternelle qui dresse un rempart contre l'haiwa.

Farouk lève un sourcil ; une épiphanie l'a traversé.

— Vous êtes un sahir ?

— Bien sûr. Comme chaque haut-prêtre qui officie à Larsa. Notre magie s'unit à notre foi pour tenir éloignée l'aria contaminée.

L'homme jette des regards anxieux autour de lui et se penche vers Farouk dans une attitude de confidence.

— Je ne vais pas vous mentir à vous, sahir, mais ce lieu est en danger. Je sens les forces occultes griffer nos protections depuis plusieurs jours. Les mas rodent et n'attendent qu'une faiblesse, qu'un relâchement pour fondre sur nous. Quelque chose les intéresse ici, peut-être s'imaginent-ils aussi trouver cette lance... Je veux bien vous laisser mener votre enquête s'il y a une toute petite chance que vous les arrêtiez, mais par pitié ne mettez pas en danger tous ceux qui ont trouvé refuge chez nous.

Il balaye d'un œil torve et compatissant la foule amassée entre les bancs, les piliers, les niches et autres alcôves. Comment mener des recherches avec un tel public...

— Si vous devez monter jusqu'au flambeau, prenez garde à ne pas altérer sa magie, ajoute-t-il.

J'esquisse trois pas vers le centre de la tour. Happé ailleurs, je n'écoute plus tout à fait les échanges avec le haut prêtre. Sa langue étrangère bourdonne et se noie dans le brouillard de ma distraction. Quelque chose m'attire, là-haut ; cette flamme. Plus je quête sa chaleur, plus un froid vicieux s'insinue dans mes veines. Je frotte mes mains avec énergie contre mes bras pour m'en débarrasser. Impossible. Ça me gangrène de l'intérieur. Je suffoque. Un nuage de vapeur condensée s'exfiltre de ma bouche. Les prêtres ont cessé de chanter et s'éloignent de moi prudemment. Je voudrais leur dire de ne pas s'inquiéter, que je ne représente aucun danger, et même reculer pour ne plus les déranger, mais une paralysie soudaine fige mes membres et ma voix.

En panique, mes mains balayent mon corps à la recherche de l'origine de ce mal étrange. Elles le trouvent à ma cuisse : la jambiya de Golshifteh. Je me brûle en la touchant. Une brûlure de froid. Avec un pan de ma djellaba, je l'arrache à ma ceinture et la jette au loin.

Le bruit métallique de sa lame heurtant la dalle ne survient pas.

Elle flotte, inconsciente de la gravité. Des filaments opaques glissent sur le fil aiguisé et s'enroulent autour de la garde. Ils grandissent, grossissent et avalent l'atmosphère pour transmettre leur contamination.

Le haut prêtre est fou.

— Vous êtes avec eux ! Traîtres ! Monstres !

Tandis que Farouk s'efforce de le calmer, Zineb lance ses sorts. Ils explosent la jambiya. Et une énergie cinglante déferle sur nous.

J'ai l'impression qu'une horde de spectres vengeurs me traverse et déchiquette mon corps. De microscopiques morceaux de métal se fichent dans mes avant-bras. Le froid envahit le phare, les cris des fidèles suivent. Un mouvement de panique les pousse vers la porte, alors que Farouk tente de maîtriser le haut prêtre qui s'est mis à l'attaquer. Plus grave encore : l'onde de choc souffle les centaines de bougies qui parsemaient le hall et le plonge dans l'obscurité.

Un silence atroce plane l'espace d'une seconde. Le crépitement du feu sacré s'est tu ; l'aura chaleureuse qu'il répandait sur la voûte du phare, effacée.

Zineb me dévisage, ses traits crispés d'une horreur sidérée.

— Nafi... D'où venait cette dague ?

Son ton est calme, mais je ne m'y trompe pas. L'accusation me percute l'estomac, y laisse une empreinte au fer rouge. La panique cisaille ma respiration. Je bégaye, incapable de trouver les mots pour justifier ma faute.

— Je... N-non, je comprends pas. J-je l'ai prise à Ahriman. Enfin, non ! Hussein me l'a donnée, elle m'a aidée à tuer Gol. Je pensais pas q-que...

Zineb écarquille les yeux. Je ne lui avais sans doute pas dit que Golshifteh était morte. Ce n'est clairement pas un détail prioritaire pour le moment. De nouveaux cris jaillissent depuis les grandes portes du temple, ainsi que les claquements d'ailes des mas.

— Que vous nous croyiez ou non, nous ne sommes pas vos ennemis ! grogne Farouk qui peine à maintenir le haut prêtre à l'écart. On règlera ce différend plus tard. Pour l'instant, il faut combattre ces choses.

L'apparition de silhouettes drapées d'une aura néfaste convainc sans doute plus le sahir religieux que les mots de Farouk. Il recule avec nous vers le centre de la tour ; une vingtaine de Wahidites progressent en se frayant un chemin de sang. Ceux qui ont le malheur de se trouver dans leur passage rejoignent le glaçant décompte de leurs victimes. Les estomacs insatiables des mas se repaissent des corps.

Une silhouette, aussi encapuchonnée que les autres, se détache de la masse. Seul son menton rasé pointe, et sa bouche animée de vils mots :

— Merci de nous avoir ouvert la voie, siffle-t-il comme un serpent. Défaire leurs protections et pénétrer ce temple impie nous aurait demandé des jours sans votre aide.

Je me recroqueville sur moi-même.

De son côté, Zineb invoque la troupe de mas à son service. Leurs gueules affamées, mais dociles, percent le voile et s'alignent pour faire barrage. La bouche du porte-parole ennemi s'arrondit de stupéfaction, voire d'admiration.

— Oh ! C'est donc vous la sahir qui façonne l'aria sous toutes ses formes et sait ouvrir des passages dans l'haiwa ? Notre regrettée Golshifteh nous a parlé de vous. Je suis sûr que nous pourrions trouver un terrain d'entente... Nous partageons le même désamour de la Ziggurat et du carcan qu'elle impose à notre magie.

— C'est bien notre seul point commun, car je ne partage certainement pas vos velléités de massacre et de destruction.

Elle rétorque sans hésiter. Droite et fière, comme elle l'a toujours été. Je comprends enfin la loyauté que lui vouent ses suiveurs. Contagieuse, elle me regonfle de courage.

De part et d'autre du front, les sahir fourbissent leurs sorts, les flux contraires d'aria font craquer l'air comme le ciel qui gronde de tonnerres au-dehors. Mais l'assaut ne vient pas. Les Wahidites s'écartent, au rythme d'une vague en retrait sur la plage, pour laisser passer entre eux le seul visage découvert et connu.

— Hussein...

Il n'entend pas mon murmure suppliant ou alors il s'en moque, car Ahriman a repris le dessus.

— Que faisons-nous d'eux, maître ? siffle l'homme-serpent avec une obséquiosité grotesque.

Le dieu noir balaye notre assemblée d'un regard indifférent.

— Tuez-les.

— Même l'aria-sil que vous vouliez que nous ramenions ? hésite le sous-fifre.

Cette fois, il darde ses prunelles d'obsidienne sur moi. Qu'est-ce que j'espérais ? Un signe, un clin d'œil complice, la flamme d'une vie qui se débat là-dessous ? Rien de tout cela.

— Lui aussi. Il a rejeté ma proposition. Tant pis. J'en trouverai un autre.

Je serre les dents et repousse avec virulence l'idée de l'avoir perdu à jamais. Au moment où je parviens à rassembler les miettes de mon cœur, Hussein-Ahriman disparaît... et réapparaît derrière nous dans une subtile distorsion d'air.

Je manque de m'étouffer : c'est la première fois que je vois un sorcier se téléporter aussi rapidement et sans restriction, comme s'il s'agissait du déplacement le plus naturel qui soit. Je devrais m'inquiéter du fossé entre ce dieu maudit et les sahir. Si doués soient-ils, la pensée qu'ils ne font pas le poids me souffle son pessimisme vicieux à l'oreille. D'autant que nous allons devoir combattre sur deux fronts !

Ou pas. Ahriman ne se retourne pas vers nous, ne nous attaque pas. Il entame presque tranquillement l'ascension des escaliers, vers le flambeau que ma bêtise a éteint.

Nous pourrions nous soulager de ne pas être ses cibles. Pas Marsha.

— Rends-moi mon frère, espèce de monstre !

Vive comme une guêpe, elle a bondi et rattrapé Ahriman. Elle s'agrippe à sa manche pour le retenir, se fichant de son statut divin et dangereux. Il tourne la tête vers elle. Je crois que nous nous figeons tous de concert, dans l'attente effrayée de sa réaction.

Ahriman ne cille pas d'un millimètre. Il ne semble ni surpris ni en colère, juste... désintéressé.

Marsha se plie en deux, victime d'un sournois crochet invisible. Son corps est projeté sur une dizaine de mètres et le bruit de son crâne heurtant la dalle me lacère de peine. Jamila se précipite à son secours.

Pendant ce temps-là, Ahriman reprend son ascension.

Farouk n'attend pas une concertation de groupe, il s'élance à la poursuite d'Ahriman. Comme si le sort de Marsha n'avait pas servi d'avertissement. Ce n'est pas Zineb qui le retient, mais une voix qui se détache parmi les mages noirs.

— Farouk, tu vas y laisser la vie si tu te mets en travers de sa route.

Jarir s'avance à visage découvert, Lamia dans son ombre. Un tremblement presque imperceptible agite les épaules de Farouk. Il se fige, hésite à faire face à celui qui fut son meilleur ami.

— Ferme ta gueule, rugit Isham. Il ne va pas écouter l'opinion de quelqu'un qui lui a planté un couteau dans le dos.

Je serais presque admiratif de sa vindicte.

— Tu ne dirais pas ça si tu savais quel rêve nous poursuivons, Isham, intervient Lamia. Toi, plus que n'importe qui d'autre, aurait toutes les raisons de nous rejoindre et de construire un nouveau...

— Le silence, ça vaut pour toi aussi. Je connais votre discours victimaire et je n'ai pas envie de l'écouter. Réglons ça par la force une bonne fois pour toutes !

Une telle hargne déborde d'Isham qu'il se jetterait sur les deux traîtres si les sahir de Zineb ne faisaient pas barrage. J'ai la sensation grisante qu'il ne faudra pas une poignée de secondes avant que les hostilités ne s'enclenchent. Sauf que Jarir insiste.

— Je conçois que ce soit difficile à croire, mais nous ne t'avons jamais voulu de mal, Farouk. Tu restes mon ami. Tu n'es pas obligé de te sacrifier. Écarte-toi. Nous te laisserons la vie sauve, à toi, Nafi et Isham.

Je retiens mon souffle. Farouk refuse de regarder Jarir, mais ses promesses ne le laissent pas indifférent. Je le connais. Il ne reculerait pas pour sauver sa peau, en revanche, pour la mienne et celle d'Isham...

— Zineb, finit-il par déclarer, je peux laisser ton équipe gérer ? Je vais m'occuper d'Ahriman.

La chercheuse acquiesce d'un coup de menton franc. Elle se sait incapable de lever la main sur Hussein ; Farouk se sait incapable de combattre ses anciens camarades. Alors Farouk s'élance, et moi, je cours pour le rattraper ; il aura bien besoin d'aria face à un dieu.


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