Chapitre 8 : Une complicité à dépoussiérer
À la manière d'un hibou confus, mes yeux oscillent de Hussein à Marsha ; de la sœur au frère. De Marsha, je ne distingue que les yeux noirs qui se plissent en une fente espiègle, comme si un sourire pernicieux se cachait sous son voile. Je me suis tellement fourvoyé sur son compte... Je finis par ciller, admettant que je ne résoudrai pas ce mystère par la grâce innée d'Ohrmazd.
— Expliquez-moi.
Au tour de la fratrie de se dévisager. Ils semblent avoir acquis un moyen de communiquer sans mots, car Marsha lâche :
— Tu veux vraiment lui dire ?
— Pourquoi pas ? Il n'était pas avec nous ces trois derniers mois, il ne peut pas être dans le coup. Puis, il a peut-être vu des choses à la Ziggurat.
Marsha piétine sur place, signe d'un scepticisme plus marqué que son frère.
— Si tu lui fais confiance, alors je lui ferai confiance aussi... soupire-t-elle. Je vais retourner voir Zineb, elle va sûrement poser des questions sur le soudain afflux magique que tu viens d'utiliser. Qu'est-ce que je lui dis ?
— La vérité ? Enfin... Une partie... On était partis échanger de l'aria, Nafi a joué les curieux — Il tourne un subtil froncement de sourcils pour me signifier ce qu'il pense de ces manières. — et un mas a tenté de se tailler un encas. Je suis resté avec lui pour le rassurer.
Je lève les yeux au ciel. « Le rassurer... » Je ne suis pas une chose fragile ! D'accord, j'admets avoir eu les chocottes. Juste un peu.
Marsha acquiesce et nous abandonne, Hussein et moi. Mon ex-amant tourne un regard courroucé qui me donne envie de me faire tout petit. Finalement, je regrette presque que sa sœur nous ait laissés. Plutôt que de perdre mes moyens, j'attaque le premier :
— Ta sœur ? C'est quoi ce délire ?
— Pas ici.
Il scrute les environs enténébrés. Après tout, si je me suis glissé jusqu'à eux, quelqu'un d'autre l'a pu aussi. Hussein m'entraîne plus loin, dans une chape d'obscurité indicible, loin des lueurs rémanentes du camp. Je prends garde à soulever mes pieds pour éviter une pierre traître — mon fessier garde quelques élancements de ma précédente chute — et me repère au ruissellement régulier du cours d'eau à ma gauche. Quand mon guide nous estime à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes, il se lance :
— Marsha n'est pas vraiment une dévote d'Ameretat.
— Sans blague.
— Elle travaille pour une cellule reliée à la Ziggurat des Émirats ; la surveillance des groupuscules religieux. Comme tu le sais, la sorcellerie et la religion font rarement bon ménage. Même si la plupart des grandes instances ahuristes collaborent avec les sahir parce qu'ils y sont obligés, les plus intégristes considèrent la magie comme une ingérence dans l'équilibre sacré d'Ohrmazd. Ma sœur avait donc pour rôle d'intégrer l'entourage de l'émir Al-Thueban pour rendre compte de tout agissement suspect des fervents Ameretat.
— Une espionne, donc.
— C'est ça. Mais, depuis la Faille, sa mission a changé.
— Infiltrer le groupe de Zineb ?
Hussein ne réplique pas tout de suite, je le sens se mouvoir dans l'inquiétante obscurité larvée de rais carmin. Il dépoussière un renfort rocheux et s'y assoit.
— Comment crois-tu que la Faille s'est produite ?
Je ne m'attendais pas à ce qu'il réponde à ma question par une question ; question qui me désarçonne. Un léger vertige me fait vaciller. Il est en train d'impliquer que la catastrophe n'est pas naturelle ?
— J'en sais rien... Je pensais que c'était arrivé parce que... l'haiwa est devenu trop puissant ?
Un rire résonne dans le noir, un rire sinistre et désabusé.
— Oui, quelque chose l'a renforcé. Et il est vraisemblable qu'il s'agisse d'un groupe de personnes qui voulait voir l'apocalypse survenir.
Mes jambes se changent en coton, le vertige m'achève et je me laisse tomber, à mon tour, sur les cailloux improvisés en coussin. Tout comme j'étais incapable de croire Farouk quand il prétendait que Zineb avait provoqué le drame par négligence, l'idée qu'on ait pu le causer volontairement m'apparaît impensable. Qui voudrait causer la fin du monde !?
— Comment... Enfin... Qui pourrait être assez fou pour faire ça ? La Ziggurat aurait dû s'en rendre compte !
— Tu soulèves un point clé. Oui, la Ziggurat d'Ourane aurait dû le voir et juguler la menace. La seule explication à leur aveuglement, c'est qu'ils ont été infiltrés par les coupables.
Évidemment, on en revient à ça. J'ai l'impression que nos conversations n'ont pas progressé depuis le bateau. Ces sahir... toujours à se rejeter la faute.
— Vraiment ? Dans ce cas, pourquoi ce n'est pas la Ziggurat d'Ourane que ta sœur agente spéciale est allée espionner ? Qu'est-ce qu'elle fait là si vous êtes parfaitement innocents ?
— Laisse-moi finir. Tu as déjà entendu parler des fanatiques d'Ahriman ?
J'en ai entendu parler, oui. Ils s'opposent fondamentalement aux sahir qui, d'après eux, interviendraient contre l'ordre naturel des choses en révoquant l'haiwa et en maintenant un équilibre artificiel entre les mondes.
— C'est le courant religieux opposé à la doctrine d'Ohrmazd, poursuit Hussein sans me laisser répondre. Leur leitmotiv principal est justement la fin du monde. Ils la souhaitent, car elle accompagnerait le retour d'Ahriman dans le monde éveillé, et avec lui, l'avènement d'une nouvelle ère où seuls les élus du dieu noir auraient droit de cité. Tu penses bien que ce sont les premiers que le réseau de surveillance de Marsha guette. Jusqu'à présent, ils n'étaient considérés que comme une poignée d'hurluberlus, plus doués pour le boucan que pour les actes. Sauf depuis quelques semaines. Marsha dit qu'ils ont eu vent de mouvements suspects des leaders sous surveillance, des déplacements à Ourane, des rassemblements plus secrets qu'à l'habitude... Ils étaient en train d'approfondir leur enquête quand la Faille a lieu.
— Comment auraient-ils pu agir sur les forces de l'haiwa alors que la magie les répugne ? Cela va à l'encontre de leurs croyances. J'imagine mal un sahir se revendiquer d'Ahriman.
— C'est ce que nous croyions aussi. Pourtant, tu as raison : il a bien fallu que des sahir participent à leurs projets. Nous n'en connaissons hélas pas les détails.
Il me laisse un instant de silence pour assimiler le flot d'informations, avant de poursuivre :
— Si on part sur cette hypothèse, ils auraient gangréné la Ziggurat d'Ourane, mais aussi plusieurs des groupes qui intervenaient sur les fissures dans la barrière. Et là-dessus, je vais être enfin d'accord avec ton Farouk : il est très probable que l'un de ses fanatiques nous ait infiltrés ; et soit encore parmi nous.
« Mon » Farouk... Avant, ce pronom m'aurait gonflé de colère. Je détestais qu'on raccroche à lui comme une vulgaire possession. Aujourd'hui... Aujourd'hui, il ne reste plus qu'une douleur lancinante, là où cette petite part de moi-même m'a été arrachée.
Je resserre mes genoux contre ma poitrine et m'efforce de me concentrer sur ce que dit Hussein. Il y a plus grave que mes peines personnelles.
— Tu en as l'air convaincu...
— Je ne voulais pas y croire au départ, mais j'ai vu des choses étranges à Ourane. À plusieurs reprises, ces derniers mois, lorsque nous fermions une brèche dans la barrière, une autre s'aggravait non loin. C'était comme donner un coup de maillet dans un mur fragile. On avait beau colmater une zone, une lézarde s'était propagée... J'ai voulu en avoir le cœur net. Deux jours avant la Faille, je suis retourné sur un des sites où on était intervenus. Et... j'ai trouvé une preuve... Une trace de magie humaine. Quelqu'un avait sciemment saboté la barrière. Hélas, impossible de savoir qui ; la trace était déjà pratiquement effacée.
— Quelqu'un aurait pu passer après vous, non ?
— Aurait pu, oui... Mais le doute s'est insinué. C'est là que je t'ai appelé...
Une bouffée de culpabilité reste coincée dans ma poitrine. Je revois ce nom insolent illuminer mon téléphone ; et ma lâcheté me garder de décrocher.
— Je suis désolé. C'est pas que... c'est juste que...
— Laisse tomber, c'est mieux ainsi. Sur le moment, je voulais t'en parler pour que tu le remontes à Farouk, mais à la réflexion, je n'avais aucune garantie qu'il ne fasse pas lui-même partie de la conspiration. Sans compter qu'il n'aurait pas manqué d'accuser Zineb. Enfin... ça n'a pas manqué quand même.
S'il doute de Farouk, n'est-il pas imprudent de se confier ainsi ?
— Et moi ? Tu me fais confiance ?
Un instant suspendu se perd dans le noir, juste assez pour sentir la brûlure de ses prunelles intenses sur moi.
— Oui.
— Tu as lu mes pensées ?
Il tarde encore à répondre.
— Non. Quand je t'ai revu sur ce bateau, tu étais tellement... perdu. Je ne crois pas que tu jouais la comédie. Alors je te fais confiance. Même si avec toi... je devrais me méfier davantage.
Ce coup de surin-là, je l'ai mérité.
— Tu ne t'es jamais douté de quoi que ce soit ? Je veux dire, quand...
Quand je lui ai honteusement menti pour fricoter avec Farouk. Ces mots trop rudes ne sortent pas. Il n'y en a pas besoin.
— Si. Je suppose qu'on préfère toujours s'aveugler sciemment. N'en parlons pas. C'est oublié.
Moi, je n'ai pas oublié. Ça me hante tous les jours et, à chaque fois, le même regret me ronge. Comme j'aimerais pouvoir réécrire le passé...
Hussein a donc érigé un mur entre nous. Pour se protéger. J'aurais aimé profiter de la brèche pour lâcher une bonne fois ce que j'ai sur le cœur. M'excuser. L'occasion passe. Hussein reprend la parole :
— Pour en revenir à notre sujet, tout ce que je te demande, c'est d'ouvrir l'œil. Si tu entends quoi que ce soit de louche, vois une attitude suspecte... Fais-nous en part, à moi et à Marsha.
L'accord me semble honnête, néanmoins insuffisant.
— Il y a un truc que je ne comprends pas... Vous ne pouvez pas utiliser la magie pour vous assurer que tout le monde est fiable ici ? Et Zineb ? Est-ce qu'elle n'était pas censée garantir cela ? Comment se peut-il qu'elle n'ait rien vu ? — Puis la réponse me traverse comme une cinglante évidence. — Par Ohrmazd, elle est dans le coup !
Hussein s'esclaffe, malgré les impératifs de la discrétion. Un rire de dénégation. J'en serais presque vexé.
— Marsha m'a fait part de la même réflexion, et je comprends. Mais honnêtement, cela fait plus de trois ans que je la connais : elle n'a pas une once de religiosité en elle. C'est aussi une personnalité fichée depuis longtemps parmi les sahir, quelqu'un d'exposé... Elle aurait eu du mal à se livrer à des activités sectaires secrètes sans que personne n'ait des doutes. Ajoute à ça qu'elle a donné tous les coups de pieds qu'elle pouvait dans la fourmilière de la Ziggurat pour la pousser à réagir, qu'elle entraîne des gens comme toi et moi dans son aventure alors qu'elle aurait pu y aller avec des complices...
— Oui, enfin, elle a quand même refusé l'aide de l'émir et préféré inclure des gens comme moi et Layla qui n'avons aucune expérience du terrain.
— Justement parce qu'elle place la confiance et le besoin de tout contrôler avant toute autre logique.
J'ai du mal à imaginer que Zineb place sa confiance en l'aria-sil de son ennemi juré. Bien qu'elle semblait étrangement croire en la probité de Farouk.
— Je ne l'avais croisée que deux fois !
— Ça lui a suffi. Elle a cartographié ta personnalité et t'a rangé dans la bonne catégorie, j'imagine... Idem pour Layla et Jamila. Vu que Jamila a perdu son mari dans la bataille, ça la raye de la liste des suspects.
Encore une de ces sahir qui ne peut pas s'empêcher de lire dans les pensées. C'est si compliqué de respecter l'intimité d'autrui ?
— Justement : comment un traître aurait pu lui échapper si elle « cartographie » tout le monde ?
Une ombre mystérieuse plie ses fossettes.
— Nous sommes des sahir, nous en connaissons un rayon sur la duperie. Plus sérieusement : il est facile de lutter contre la télépathie. Ce n'est pas une magie absolue, il suffit d'un entraînement correct pour se dissimuler. L'esprit de ma sœur est plus muet qu'une tombe.
C'est une explication bien légère.
— Je croyais que votre merveilleuse cheffe suprême était une sahir d'exception. Même elle, se laisse berner ?
— Elle est aussi prompte à se méfier des étrangers qu'à se montrer naïve et crédule... Elle ne croit pas que la menace puisse venir de l'intérieur. Quand je l'ai informée du sabotage, elle était persuadée que c'était l'œuvre de la Ziggurat. Quand j'ai émis l'hypothèse que ça vienne de l'un de nous, elle m'a ri au nez.
— Ah ! Donc elle est au courant.
— Bien sûr. Enfin, pas pour Marsha — ma sœur tient à garder sa couverture — mais sinon, oui, elle sait que j'ai des doutes... Peut-être qu'elle s'imagine maîtriser la situation, ou qu'un traître parmi nous resterait de toute façon en minorité et incapable de méfaits sans se dévoiler.
Difficile de partager cet optimisme lorsqu'on est un simple aria-sil, dépendant de la magie des sahir ; parmi lesquels certains militent potentiellement pour la fin du monde.
— Que pourrait-il se passer ? Dans le cas de figure le plus pessimiste ?
Un silence tombal s'installe avant qu'il ne décide de répondre.
— Le traître pourrait profiter d'un moment où le groupe serait en difficulté pour neutraliser Zineb. Possiblement échauffer le nœud d'énergie dans le cœur du Kur au lieu de le calmer. Peut-être le ferait-il en croyant ramener Ahriman parmi les vivants. Cela aurait pour effet de rendre notre monde inhabitable.
— Merde.
Est le seul commentaire qui me vient.
— Je serai vigilant, ajouté-je. Mais je ne sais pas si je pourrais t'aider. Je ne suis pas mage et je n'ai pas l'expérience de ta sœur.
— C'est déjà ça. Ne te prends pas trop la tête avec cette histoire. Je ne veux pas que ça t'empêche de dormir. Il est bien plus probable que Zineb ait raison, mais, comme on dit, un œil averti en vaut deux.
Ainsi est scellé le contrat. Curieusement, un sourire m'échappe. La situation ne s'y prête absolument pas, mais il suffit d'un peu chaleur retrouvée, d'une amitié qu'on dépoussière, et je me sens déjà mieux armé face à l'adversité.
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