Chapitre 8 : Avant la tempête

S'il y a bien une chose fabuleuse avec les sahir de Zineb, c'est qu'ils n'ont peur de rien. Lorsqu'on leur a annoncé qu'on les avait libérés pour mieux les renvoyer au combat, ils n'ont pas bronché. Conditionnés depuis le début des hostilités à Ourane, ils en viennent à se croire investis du sort du monde.

Et en même temps, si ce n'est pas eux, qui ira ?

Nous ne croisons aucun sahir sur la route. Route que je n'aurais pas imaginée si fréquentée, cela relève pourtant d'une logique sinistre : l'aviation civile à l'arrêt, les trains et les bateaux saturés quand ils ne sont pas attaqués, le peuple migre à pied ; en voiture, pour les plus chanceux.

Et nous ? On voyage lentement à quatorze. Surtout lorsque les stations-service sont à sec et les commerces, dévalisés. L'idée de la téléportation a encore une fois été déboutée par Farouk et Zineb, instaurés en chefs. Trop de perturbations.

Au moins, le trajet laisse-t-il l'occasion aux deux ennemis de se parler, de s'expliquer et de se pardonner. Zineb reconnait qu'elle a employé des techniques de magie non approuvées par la Ziggurat, cependant elle dément tout rapport avec les sciences wahidites et assure qu'elle a affuté ses sorts par ses propres expériences. Elle n'éprouve pas de regrets pour cela, uniquement pour avoir fait cavalier seul dans le Kur et s'être fourvoyée sur la menace. Quant à Farouk, sa rigidité l'a empêtré dans des certitudes sécurisantes qu'il ne fallait surtout pas remettre en question. Et lui aussi s'est fourvoyé.

Pendant ces deux jours de voyage, le monde poursuit son délitement. Le ciel rougeoie, plaie qui pleure sans jamais coaguler. Les nouvelles nous parviennent au compte-goutte. La radio ne marche plus, encore moins le réseau satellite, ni même le téléphone filaire. Les témoignages filent donc de bouches à oreilles comme le capricieux vent du Fayeh. À Dul-Nippur, des réfugiés nous expliquent que le front est qui tenait bon depuis un mois a cédé. À Merine, un convoi humanitaire envoyé d'Afferie revenait du Gyss où les derniers émirats du sud ont succombé à la déferlante des mas. Ces braves secours allaient repartir dans leur pays, car « cela devient trop tendu ici. » Ils n'auraient sans doute pas dû essayer de décoller au su des habitants, qui ont tenté de s'accrocher aux patins de leur hélicoptère. Les malheureux tombés de haut ne doivent leur survie qu'aux sorts opportuns de Zineb.

C'est d'ailleurs contre les services des sahir que nous avons pu troquer essence et nourriture pour le reste du voyage. Il se trouvait toujours quelqu'un à soigner, une famille à réunir, des pieds à soulager... Et des déçus. La magie ne répare pas tous les dégâts.

Contre cela, reste la prière. Si le culte d'Ohrmazd s'est fait anecdotique, relégué au rang du folklore, depuis la révolution technologique, il gagne en ferveur à l'approche de la fin du monde. Des îlots de convertis gangrènent chaque étape de notre voyage. Plus surprenant : le culte d'Ahriman s'affirme comme une réponse convenable à cette catastrophe. Nombreux sont ceux à rejoindre ses rangs et à y inviter les brebis égarées.

— Je ne comprends pas, sifflé-je entre mes dents à Hasna. Pourquoi se mettre à vénérer le responsable de tout ce chaos ? Ils sont cinglés !

Notre groupe émerge d'une dispute. Le sujet ? Fallait-il intervenir alors que des rabatteurs appelaient à rejoindre l'ennemi ? Zineb a tranché : ce sont de simples citoyens, pas des mages noirs, et nous ne nous mettons pas le peuple à dos.

— Ils ne sont pas cinglés, juste désespérés, répond Hasna avec un calme qui m'impressionne après qu'elle ait failli mourir des mains d'une fanatique. Ils espèrent qu'Ahriman apportera le renouveau après la destruction et que le prier leur assurera une meilleure place dans le nouveau monde.

— Tu y crois ?

En ahuriste convaincue, je m'étonne que Hasna se range à ces thèses.

— Je ne sais pas. Tout ce que je sais c'est que je ne veux pas voir les belles créations de ce monde-ci disparaître. C'est le seul que je connais. Même s'il n'est pas parfait, je préfère qu'on travaille à l'améliorer plutôt qu'à l'effacer.

J'acquiesce. La voiture longe la côte et un début d'orage chevauche la mer. Ses rouleaux chargés d'écume heurtent des falaises noires d'encre. Une pointe se jette à l'assaut de l'impitoyable tumulte marin. Droite et fière sur la toile du ciel sanguin, on devine la silhouette du célèbre phare de Larsa. Elle tient tête à l'haiwa et à ses émissaires décharnés.

Nous sommes bientôt arrivés.

— Pourquoi faut-il qu'ils détruisent tout ? songé-je à voix haute.

— Zineb dit qu'ils le font peut-être pour saturer l'air d'anti-aria, vu que c'est dans cette source qu'ils puisent. Ou peut-être qu'ils n'ont aucune raison de le faire, qu'ils suivent uniquement l'instinct destructeur d'Ahriman...

Je sens le regard anxieux de Farouk se poser sur moi à travers le rétroviseur. Je sais qu'il s'inquiète, qu'il culpabilise de m'emmener dans cette nouvelle bataille. C'est tout l'inverse : je suis déterminé à tout faire pour sauver ce monde ! Et Hussein.

La voiture crachote dans une montée abrupte, puis émerge au sommet de la falaise. Nous découvrons la ville encastrée entre deux épaules du rivage. Les toits d'ardoises estompent de noirs la vallée. Son vert, presque toxique sur les cartes postales, tourne au gris sous les nuages menaçants. Le nord de l'Assyr se distingue par son climat capricieux et humide, mais je doute que la pluviométrie locale soit ce qui tient les mas à distance.

Curieusement, ils n'attaquent pas la ville, se contentant d'assaillir un bouclier invisible avant de renoncer pour aiguiser leurs têtes-béliers plus loin. Il me suffit d'inspirer l'air pour réaliser qu'une énergie différente brasille autour des pierres calcaires de l'imposant phare. Une mélodie d'aria que les monstres abyssaux semblent craindre. Un indice que nous sommes sur la bonne voie.

La voiture quitte la route principale et s'engage sur un sentier de graviers. Le lacet tortille jusqu'à une bâtisse au bardage en pin coincée entre deux monts coiffés de conifères. Une auberge.

— Prenons le temps qu'il faut pour nous ressourcer. L'aria est moins polluée ici. Profitons-en.

Épuisée par les kilomètres, l'équipe acquiesce. Sauf Zineb qui déclare ne pas avoir besoin de reconstituer ses réserves d'aria — puisqu'elle dépend toujours des canisters que les autres veulent bien lui remplir. À la place, elle ira écouter les rumeurs de la ville et s'enquérir de la situation dans le phare. Farouk approuve et ils se donnent rendez-vous au coucher du soleil, dans quelques heures.

Au contraire de l'hôtel miteux d'Eshunn, celui-ci dispose d'un hall spacieux au plafond cathédrale qui sent bon le bois. Les prix aussi sont différents. La gérante, une femme aux joues replètes et au sourire poli, ne s'attendrit pas quand nous expliquons que nous serons partis d'ici quelques heures, ni à propos de notre mission « capitale et ordonnée par la Ziggurat ». Elle nous prend pour des sahir en défection, difficile d'avoir l'air autrement. Échec des négociations. Sous la pression de ses pairs qui ont dormi sur le pouce ces trente-six dernières heures, Farouk se résigne à tricher et à hypnotiser la gérante afin de régler un montant plus abordable.

— Merci à vous et bon séjour.

Nous lui répondons avec des sourires crispés qui, je l'espère, ne trahissent pas l'entourloupe. Puis se pose l'inévitable question de la répartition dans les chambres. Les sahir de Zineb s'organisent comme ils l'ont l'habitude de le faire. Farouk, Isham et moi restons bras ballants. Les deux amants ne sont adressés la parole que par monosyllabes depuis l'opération « libération » à la Ziggurat de Kemeth.

— Allez-y, déclare Isham. J'ai roupillé dans la voiture, j'ai pas besoin de chambre. Je vous attends dans le hall.

J'ouvre la bouche pour protester. Je n'aime pas les voir ainsi en froid. J'aurais préféré qu'ils profitent de cette pause de mettre les choses au clair entre eux, mais Farouk me coupe.

— Ok. À tout à l'heure.

Puis il m'entraîne dans son sillage. Arrivé dans la chambre, j'aimerais pouvoir m'ébahir de ce décor entièrement fait de ce bois frais local. Il n'y a pas de forêts à Ourane, alors me retrouver dans une pareille cabane m'évoque le nord de l'Afferie et le dépaysement. Mais la situation avec Isham me tracasse. Au lieu de rejoindre Farouk qui se déchausse sur le lit, je crève l'abcès.

— Tu n'as toujours pas parlé à Isham, n'est-ce pas ?

Il arrête son geste, une chaussure reste bloquée dans sa main.

— Je ne saurais pas quoi lui dire... admet-il.

— Dis-lui juste ce que tu as sur le cœur, que tuer ce garde t'a mis mal à l'aise, que ce n'est pas tes valeurs, mais que tu lui pardonnes ?

Ça, ce sont mes mots. Je présume cependant que Farouk les pense aussi. Je ne l'ai pas fréquenté si longtemps, mais cette connexion mystique entre nous me donne comme un accès privilégié à ses émotions.

Il baisse la tête.

— Sans doute. C'est juste que si je lui parle, j'ai peur de ce qui en découlera.

Patient, j'attends qu'il poursuive.

— J'ai été naïf, confesse-t-il. En le retrouvant le mois dernier, je pensais que je pourrais rattraper le passé, le sauver... Hélas, sans la résonance entre nous, je me suis rendu compte que nous n'avions rien en commun. Nos routes s'étaient séparées. J'ai insisté, je me suis voilé la face, je lui ai donné ce que je pensais qu'il désirait ; ce que je pensais lui devoir.

— On dirait que tu te sens coupable de ce qui est arrivé il y a six ans.

— C'est le cas. Quand je l'ai aidé à s'évader, un autre aria-sil du sahir qui le détenait nous a surpris en train d'évoquer l'endroit où nous prévoyions de fuir. Isham a voulu le tuer ; je l'en ai empêché et utilisé un sort pour brouiller sa mémoire. Sauf que ce n'est jamais fiable. Il s'est souvenu et nous a dénoncés. C'est ma faute. On aurait pu changer nos plans, mais, pressé et trop convaincu de mon talent pour la magie, j'ai joué avec le feu.

J'observe un silence grave en m'asseyant à ses côtés. Je pourrais lui remonter le moral en lui disant qu'épargner l'autre garçon était la seule chose à faire, mais il le sait déjà. Ce n'est pas pour cela qu'il s'en veut.

— Quand il s'est passé ce qu'il s'est passé à la Ziggurat, je n'étais pas surpris. Ça m'a juste ouvert les yeux : je ne peux pas réparer ce qui a été brisé il y a six ans. Nous avons eu notre chance et je l'ai gâchée. Maintenant, la résonance a désigné quelqu'un d'autre et je dois dire adieu à Isham, mais je ne sais pas comment.

La porte s'ouvre. Son grincement nous agite d'un sursaut commun et une frayeur idiote me ronge les sangs quand je découvre Isham qui pousse le battant avec une béquille.

— Tu peux le dire avec des mots simples : « Isham, c'est fini. »

Je reste muet de stupeur. De toute façon, c'est à Farouk de répondre, mais il ne semble pas savoir comment réagir. Alors, Isham poursuit :

— Pardon, je ne voulais pas écouter aux portes. En fait, je venais m'excuser pour l'épisode de la Ziggurat. Je ne regrette pas d'avoir tué ce type, mais je sais que tu ne cautionnes pas, alors je suis désolé de t'avoir infligé ça. Je suis aussi désolé d'avoir dit que tu ne vas pas au bout de tes actes. Je ne voulais pas te traiter de lâche, ni te mettre sur le dos un échec qui date d'il y a six ans. C'est arrivé parce que les choses se sont organisées dans la précipitation et qu'aucun de nous n'a été prudent. Ce qui est fait est fait. Je suis d'accord avec ce que tu as dit : on ne répare pas le passé.

Toujours aucune réaction de Farouk. Isham soupire et ses yeux commencent à briller.

— Quand Nafi a débarqué, j'étais en colère, parce que ça voulait dire que c'était bel et bien fini entre nous ; si tant est qu'il y ait vraiment eu quelque chose un jour. Maintenant, je me dis que c'est une bonne chose : ça m'évite de m'accrocher à une illusion et ça va m'obliger à prendre mon indépendance pour de vrai.

Cette fois, Farouk s'humecte les lèvres, il va parler, mais Isham le devance.

— J'ai réfléchi et quoi qu'il se passe dans ce phare, je ne remettrai plus les pieds en Assyr après cela. La frontière avec la Fuligie n'est qu'à quelques kilomètres. Je vais la franchir et chercher la famille qu'il pourrait me rester en Erythra.

Un long silence s'installe. Si Farouk avait quelque chose à dire, ça lui ait passé. Et Isham a déversé tout ce qu'il lui pesait sur le cœur. Des larmes scintillent aux coins de ses yeux et coulent sans qu'il ne cherche à les essuyer ni à les camoufler. J'ai mal pour lui. Bien qu'il ait joué les durs avec moi, je ne suis jamais parvenu à le détester. Et il n'aimerait pas que je lui montre de la compassion. Alors, je me tasse dans mon coin. Cette affaire ne me regarde pas.

Farouk se lève et se rapproche de lui. Il saisit sa mâchoire entre ses paumes et plaque son front contre le sien. Ils restent un moment ainsi, comme s'ils échangeaient mille pensées à travers ce contact.

— Shalom hek mado ina tyr-mēhn, chuchote Farouk.

Je savais ce que cela voulait dire pour l'avoir entendu dans ces chansons à l'eau de rose que distille la radio assyrienne, sauf que ce n'est pas une déclaration d'amour, plutôt un adieu : « Tu auras toujours une place dans mon cœur. »

Isham éclate franchement en sanglots et l'embrasse à pleine bouche. Je détourne la tête. Je leur aurais laissé leur intimité s'ils n'avaient pas barré la sortie. Les flots d'aria murmurent une mélodie lancinante et sublime. Tous deux prennent conscience que ce sera sans doute leur dernier échange d'aria et en confectionnent un beau souvenir. Leur étreinte s'achève et Isham s'efface dans l'embrasure de la porte. Farouk contemple sa silhouette longtemps après qu'elle ait disparu du couloir. Je n'ose pas l'en détourner.

— Pardon, murmure-t-il en revenant finalement se lover contre moi.

— Tu n'as pas d'excuses à me donner.

Pas de folles galipettes comme lors de notre dernière nuit ensemble. C'est une alchimie de douceur, de tendresse, de réconfort. Une bulle dans laquelle nous nous réfugions et flottons à deux... jusqu'à ce que des coups à la porte la brise.

Zineb est revenue de sa mission d'éclaireur.


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