Chapitre 8-2 : Tohu-bohu au souk
Nous nous glissons dans des ruelles plus fréquentées. Si Isham doit redoubler d'efforts pour se frayer un chemin avec ses béquilles, je me sens tout de suite plus en sécurité, noyé dans une marée de piétons.
Le souk est un dédale idéal pour se perdre. Les harangues des marchands fusent et se fondent dans un bourdonnement rassurant. Je me laisse bercer par les flots, enivré par les odeurs de poissons, de viandes grillées, de pâtisseries au miel, des tissus teints au henné, des fleurs de l'Abrestan, des bois exotiques fraîchement sculptés. C'est une farandole ininterrompue. Une brèche dans la dictature.
Isham s'arrête à plusieurs stands. Il use chaque fois d'un sourire déloyal et de son handicap visible pour convaincre les marchands de garnir gracieusement son panier, qu'ils me tendent ensuite avec une révérence teintée de peur. Puis Isham lâche quelques pièces frappées de sceaux inhabituels et prend congé poliment. Il jongle entre le gyssien et l'assyrien sans le moindre accent.
— Je suis impressionné que tu parles si bien le gyssien... Tu as appris où ?
Il s'esclaffe.
— Tous les Assyriens apprennent le gyssien. La plupart ne veulent juste pas se donner la peine de parler la langue de l'ennemi.
— Tu ne te mets dans le même panier ?
— Tu trouves que j'ai l'air Assyrien ?
Un sourire rapace dessine un éclat blanc sur sa peau noire. Devant un marchand de tapis au profil tout ce qu'il y a de plus assyrien — avec sa moustache brossée et ses orbites affaissées — Isham détonne.
— Tu es d'où, alors ?
— Erythra.
— Tout à l'est de la Fuligie... C'est pas la porte à côté...
— Non, mais mon père a eu la bonne idée de voyager en Assyr, de rencontrer ma mère et de rester ici pour élever un enfant.
— Ah ! Tu es né ici, en fait...
Il s'arrête une seconde, le nez en l'air, comme s'il cherchait quelque chose entre les façades de béton identiques qui bouchent le ciel.
— Je ne suis même jamais allé en Fuligie, mais vu comment Assyr m'a accepté, je préfère me dire que j'aurais été mieux ailleurs. Viens, on va te trouver un sarouel dans ces boutiques.
Fuyant la conversation, Isham s'engouffre dans un labyrinthe délimité par des haies d'étoffes. Je dois le suivre de près tandis qu'il tâte le moindre bout de tissu sous la surveillance acérée de la tisserande. De mon côté, je reste sur mes gardes. Une impression diffuse, un instinct dont je perçois mal l'origine... Jusqu'à ce que cela me saute à la figure. Des flux d'aria particuliers, avec leur mélodie rangée ; matée. Il y a des sahir dans le coin.
Isham ne semble s'être rendu compte de rien, ou plutôt, il prétend. Ses gestes se font plus lents, plus calculés. Même si son regard reste braqué sur les tissus, il est attentif à l'environnement.
Je les vois avant lui. Deux hommes drapés de noir arpentent les allées parallèles. Derrière le voile semi-transparent d'un tchador aux motifs fleuris, ils négocient avec une vendeuse d'oléagineux, comme si leur statut leur octroyait d'office une ristourne. L'un d'eux se redresse soudain. Il guette quelque chose dans l'air ; plus exactement un son. Notre aria.
Isham me tire par le bras.
— Cours.
Et sans autre formalité, lui-même se met à clopiner dans la direction opposée aux sahir. J'hésite une seconde à le suivre, puis quand une des menaces tourne un regard vers le tchador, je comprends qu'elle nous a repérés. Je serre le cabas sur mon épaule et rattrape Isham.
J'ignorais qu'il pouvait courir dans son état. Le moment serait mal venu pour m'amuser de la danse sautillante de ses pieds rachitiques, d'autant qu'il lutte de toutes ses forces contre son corps pour garder une vitesse de croisière.
Nous bousculons des passants, renversons un cageot de légumes. Certains nous invectivent, d'autres hésitent devant ma tenue. De toute façon, nous ne nous arrêtons pas.
Une ruelle descend en escalier. Sur le côté, un toit-terrasse bas chapeaute une façade au bardage usé.
— Grimpe !
Et Isham jette ses béquilles sur le toit et commence à se tracter sur la poutre. Il est complètement fou. Espère-t-il vraiment faire de l'escalade alors qu'il s'escrimait pour marcher deux minutes plus tôt ? Il ne me laisse pas le choix. Je suis dans la panade avec lui.
Je jette à mon tour le sac sur les hauteurs et cherche une prise sur le cadre de la fenêtre. Mes pieds s'empêtrent dans la tunique trop grande de Farouk, mais je parviens finalement à me hisser sur le toit. Je tends une main à Isham. Bon sang, qu'est-ce qu'il est lourd...
Nous roulons tous les deux derrière le rebord au moment où les deux sahir paraissent à l'entrée de la ruelle.
— Cache ton aria, me chuchote-t-il.
Que croit-il que je fais depuis le début de notre sortie ? Cependant, il est plus facile de se concentrer sur le procédé une fois qu'on ne slalome plus dans un marché bondé. Je ferme les yeux et cherche les filaments agités par l'adrénaline. Tel un berger rassemblant son troupeau, je les calme et les fais taire. Après une semaine de cache-cache avec les mas dans le Kur, je suis rodé à l'exercice.
En contrebas, le sahir inspecte la zone, le nez en l'air, sans nous voir derrière notre cachette. Finalement, son compère secoue la tête et le tire pour revenir dans le souk. Ils renoncent à la traque.
Je relâche le long soupir bloqué dans ma poitrine. Et ma frayeur avortée contre Isham.
— « On ne croisera pas de sahir au souk... » Tu t'es bien foutu de ma gueule ! Qu'est-ce qu'il se serait passé s'ils nous avaient attrapés ? J'ai aucune envie de retourner dans leur prison !
Son visage se tord d'un rictus. Sourire ou grimace ? Je ne saurais l'identifier. Il se lève et part s'asseoir à l'autre bout de la terrasse. Il laisse pendre ses jambes dans le vide. J'éprouve une pincée de peur, qui s'efface aussitôt ; il admire seulement la vue.
La ruelle descend vers la médina, un centre-ville pavé et circulaire. Au milieu s'érige un temple d'Ohrmazd, reconnaissable au brasero que les prêtres maintiennent constamment allumé sous la coupole. Des jardins parsemés d'une myriade de bassins entourent le bâtiment. Comme à Sidih-Ur. Une bouffée de nostalgie pour Ourane me prend à la gorge. La vie semble presque normale ici, le ciel presque bleu... Non, pas totalement. La tache rouge de l'haiwa guette au sud, une auréole de sang qui se dilate et se répand inexorablement.
— Tu sais, c'est à cause de ces foutus connards de prêtres que tout ça arrive, dit-il d'un coup de menton vers le temple. À cause de leur sacro-saint amour pour l'équilibre, la magie doit être utilisée comme ceci et pas autrement, et blabla... Il faut qu'il y ait des héros d'un côté et leur serviteur de l'autre ; toi et moi, on est nés du mauvais côté de la barrière.
Sa diversion est trop grossière pour que je m'y laisse prendre.
— Ne change pas de sujet. Qu'est-ce qu'on risquait avec ces sahir ?
— Je n'aurais pas eu de problème, finit par dire Isham. J'ai des papiers au nom de Farouk, j'ai le droit de sortir sans lui. Toi, en revanche, tu te serais fait embarquer par la police.
Cet aveu me gonfle de colère, et pourtant, son air attristé me retient de la déchaîner.
— C'était ton plan...
Il hausse les épaules.
— J'ai hésité. À ne rien dire, à laisser ces types approcher... Mais à quoi bon ? Farouk aurait été furax contre moi.
Un rire dépité me prend à la gorge. La vie ne tient parfois qu'à un fil absurde. Ça m'apprendra à accorder naïvement ma confiance.
— Tu as renoncé juste parce que tu craignais la réaction de Farouk, pas parce que tu as songé qu'il serait cruel d'envoyer au trou quelqu'un qui ne t'a rien fait ! N'as-tu donc aucune empathie ?
Qu'est-ce que j'attendais ? Des excuses ? Aucune chance. Il me fusille d'un regard si noir que je crains de vaciller au bord du toit ; ou qu'il me pousse dans le vide. Mais il se contente d'une haine froide.
— Tu ne m'as pas rien fait. Tu m'as volé la seule belle chose qui m'est arrivée dans cette putain de vie.
La résonance avec Farouk, bien sûr...
— Tu crois que je l'ai fait exprès ? soufflé-je.
Bien sûr que non, mais ça, il le sait déjà. Il recroqueville ses genoux contre sa poitrine, les enserrant dans ses bras pour éviter à ses pieds l'appui contre la pierre. À le voir se balancer insouciamment, je me demande s'il ne risque pas de tomber, si ce n'est pas ce qu'une part de lui voudrait. Cette noirceur me tétanise.
— Tu as raison sur une chose : je n'ai aucune empathie. Ça fait quinze ans que je n'en ressens plus pour les humains, depuis que mon père a essayé de m'envoyer à Erythra pour m'empêcher de finir entre les mains d'un sahir. Manque de chance : j'ai été arrêté à la frontière. On a cru que je voulais fuir — ce qui était le cas — et on m'a privé de ma liberté depuis ce jour. Je suis passé de sahir en sahir, jamais considéré guère mieux qu'un chien, alors, non, désolé, je n'éprouve pas de pitié pour quelqu'un qui a eu la belle vie à Ourane et n'a connu les geôles assyriennes qu'une toute petite journée.
Mes phalanges blanchissent en s'enfonçant sur le muret.
— C'est injuste... marmonné-je.
— Oui, c'est injuste. C'est ça d'être un aria-sil ici.
J'avais cru remarquer.
— On devrait se serrer les coudes, pas se tirer dans les pattes.
— Lamia dit pareil, mais Lamia a Jarir. Toi, t'as Farouk. Et moi...
— Mais je te laisse Farouk ! Je te l'ai dit ce matin !
Et quand bien même : je refuse que ma vie soit tributaire d'un sahir. Un sourire triste se dessine sur son visage.
— Je sais. Je n'y crois pas. Quand t'es arrivé hier soir avec Farouk, j'ai perçu votre résonance. C'était limpide comme un concert de cithares directement dans mes oreilles. Vous ne résisterez pas à ça. Mais ce n'est pas que toi, le problème... J'ai une peur pathologique de l'abandon. Ça date. Mes parents qui n'ont jamais osé se battre pour me récupérer, ou Farouk qui s'est enfui à Ourane au lieu d'essayer de me retrouver... Quand il m'a sorti de prison la semaine dernière, je n'arrivais pas à croire que c'était réel. Je me disais qu'il y allait forcément avoir un piège, que je devais éviter de me projeter vers l'avenir, parce que tout est incertain en ce moment. Je savais que l'idylle ne durerait pas, et quand je t'ai vu hier, j'ai compris que c'était déjà fini.
— Mais tu...
Il me coupe.
— J'ai fait une crise hier soir. Je ne parle pas juste d'un caprice ou d'une petite colère. Non, j'étais vraiment... mal. Farouk avait beau me promettre qu'il ne m'arriverait rien, que je resterais ici, qu'il trouverait une solution, j'étais incapable d'être raisonné. Il le savait. Alors quand j'ai commencé à dévaster la chambre, à lui jeter à la figure tout ce qui me passait entre les mains, à casser le moindre objet... il a juste encaissé sans broncher. Puis je me suis mis à l'embrasser, à le toucher... il s'est laissé faire. Il a couché avec moi uniquement pour me calmer. Il ne m'aime pas.
Je ne sais même pas ce qui m'horrifie le plus dans ces révélations. Sa détresse ne devrait pas justifier l'agression, et pourtant, je ne peux m'empêcher de prendre une voix compatissante :
— Tu n'en sais rien. Objectivement, vous vous êtes connus combien de temps ? Quelques jours, il y a six ans ? Et là, ça fait quoi ? Une semaine ? Laissez-vous le temps...
— Tais-toi. Je ne te demande pas de conseils. Je n'ai pas besoin que tu me rassures. Je sais que j'ai un problème, qu'il ne faut pas confondre l'attitude de chevalier blanc de Farouk avec de l'amour, que je dois profiter de ma liberté pour me passer de cette foutue dépendance affective... Mais qu'est-ce que j'y peux ? On n'efface pas quinze ans d'esclavage du jour au lendemain. Je ne sais même pas pourquoi je te raconte tout ça.
Je commence à en vouloir à Farouk. Il m'a reproché de ne rien lui avoir dit sur Zineb, mais lui s'est bien gardé de me prévenir du caractère instable d'Isham avant de m'abandonner avec lui pour la journée. D'un autre côté, Farouk est nul en relations sociales. Il lui arrive parfois de gérer, mais cela relève plus du coup de chance que des compétences en psychologie. Je me figure très bien son désarroi, son impuissance face à Isham, et sa manie de se réfugier dans le travail pour ne pas avoir à affronter ce genre de problème.
Mon compagnon de galère doit avoir décidé que cette conversation l'agace assez. Il se lève. Un peu trop brusquement. Ses chevilles malhabiles ne font pas le poids et vacillent sous lui. Son corps tangue dangereusement vers le vide.
— Attention !
J'attrape un pan de son sarouel... et il bascule du bon côté. Un cri accompagne le crissement contre le gravier. Il réussit l'exploit de maugréer et éructer de concert.
— Je t'interdis de me toucher ! Je t'ai pas demandé de m'aider !
Il rampe pour rattraper ses béquilles, abandonnées un peu plus loin. Je me précipite pour les ramasser avant lui et les lui tendre. De la lave en fusion coule dans son regard, il rêve de m'incendier, mais je reste de marbre. J'ai assez courbé l'échine comme ça. Ma prise sur ses béquilles ne bouge pas quand il essaye de les prendre.
— Tu ne veux pas d'aide ? Très bien. Je ne t'aiderai pas. On peut parfaitement rester tous les deux dans nos coins, s'ignorer et continuer à pourrir la vie des autres avec nos problèmes en attendant que l'haiwa nous rattrape et engloutisse tout ça. Parce qu'au cas où ça t'aurait échappé, c'est la merde là-bas ! — Je pointe le ciel rouge qui grignote l'horizon au sud. — L'homme que j'aimais s'est fait poignarder sous mes yeux, alors tes problèmes de cœur avec Farouk, je m'en cogne.
J'ai hurlé tout ça avec beaucoup trop d'intensité. Pendant quelques secondes, je savoure le petit plaisir de l'avoir laissé sans voix. Mais la culpabilité me rattrape. Bravo Nafi, belle preuve de maturité ! Je rajoute d'un ton plus calme :
— On peut se faire la guerre. Ou on peut se soutenir. Tu as conscience de tes soucis ? C'est bien. C'est la première étape. La deuxième, c'est de baisser les poings. Arrête de croire que tu vas boxer contre le monde entier. Je ne suis pas ton adversaire. Garde ta hargne contre de vrais ennemis.
Je me demande s'il ne va pas simplement me sauter à la gorge et tenter de m'étriper ; chevilles en vrac ou pas. Finalement, je lâche les béquilles et il se relève — tout seul — puis boîte jusqu'au rebord, là où nous sommes montés.
— Tu peux... m'aider à descendre ?
— Le mot magique ?
— Va te faire voir ?
Il tourne la tête et grimace. Comme s'il se retenait de sourire. Petit con. Je soupire, et finis par descendre en premier pour le réceptionner sur mes épaules. Après qu'il m'ait écrasé le dos sans aucune forme de pitié, il rattrape ses cannes et file dans les escaliers avec la célérité d'une personne valide.
— Ne t'inquiète pas pour moi, Nafi, lance-t-il à la volée. J'ai bien assez de hargne pour le reste du monde. Pas contre toi. C'est juste mon caractère. Mais si tu arrives à surmonter ça, peut-être qu'on deviendra amis. Un jour.
J'ai l'impression que la brique de plâtre qui encombrait mon estomac tombe et s'effrite. Je me sens bizarrement mieux maintenant qu'on a déchaîné notre fiel l'un sur l'autre. J'empoigne le sac dans lequel les courses ont eu le temps de dépérir au soleil, puis cours pour le rattraper.
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