Chapitre 8-1 : Tohu-bohu au souk

Le sommeil n'a rien réparé du tout. Au contraire, ses bribes ont saccadé ma nuit, figeant au réveil mes muscles malmenés dans une chape de douleur. Mon corps grince en s'extirpant des draps.

La tête ennuagée, je secoue les vilaines réminiscences de la veille. Une odeur chatouille mes narines et m'anime comme un pantin tiré par ses fils. Des arômes de cardamome, ou peut-être de la badiane ? Quoi qu'il en soit, mon estomac gargouille et ma bouche salive d'anticipation. Sommairement vêtu de l'abaya de Lamia — qu'il s'agisse d'un vêtement féminin est bien le cadet de mes soucis — je descends les marches avec la grâce pataude d'un chien malade.

Le fumet me guide jusque dans une cuisine. Ouverte sur le patio par une arche à fleur des comptoirs, elle ressemble à une jungle sauvage. Qu'importe qu'il ne s'agisse que d'agaves et de palmiers nains, ces touches de verts apportent une chaleur bienvenue au carrelage trop blanc.

Attablé, se trouve celui que j'ai à peine aperçu la veille : Isham. Je ne le connais pas et pourtant, mes doigts se crispent de nervosité autour des pans de ma robe ridicule, comme si nos vécus respectifs nous destinaient à l'animosité.

Isham ne me renvoie aucune hostilité. En fait, il ne me regarde pas. Les yeux mi-clos, il hume le breuvage qui exhalait sa délicieuse odeur épicée jusqu'à ma chambre. Du café.

— Tu en veux ? propose-t-il simplement.

Je m'empresse d'accepter. Puis regrette lorsqu'il attrape une béquille et se hisse dessus avec difficulté.

— Non, non, reste assis ! Je peux me servir !

Nos regards se croisent. Je n'ai pas eu l'occasion de l'observer aussi attentivement la veille. Alors qu'il avait l'air tourmenté par une tempête intérieure, j'avais préféré me détourner. Aujourd'hui, je ressens le même magma trouble. Son visage est marqué. De loin, sa peau noire peut masquer la plupart des imperfections ; de près, les anciennes blessures et les rides précoces d'une anxiété que personne ne devrait subir constellent son front et le contour de ses yeux. Ses yeux, d'ailleurs, me happent, deux puits dont on ne boirait pas l'eau par précaution. Pourtant, c'est un sourire qui soulève les extrémités de ses favoris. Un sourire forcé.

— Au contraire, j'ai besoin de faire de l'exercice pour me rétablir. Mes muscles doivent travailler. Assieds-toi.

J'obtempère et une pointe de culpabilité me pince alors qu'il tangue sur ses pieds trop fragiles. La décence ne retient pas à temps la curiosité qui s'échappe de ma bouche.

— Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

De dos, je perçois la tension qui rigidifie sa nuque, resserre ses phalanges sur le plan de travail, l'inspiration qui gonfle sous ses côtes. Pendant un long silence, je me persuade qu'il ne me répondra pas. Finalement, il lâche avec la même nonchalance dont il a fait montre pour me proposer du café :

— Un accident. Mais je suis guéri maintenant. C'est juste la rééducation qui sera longue.

Il appuie sur le robinet du samovar et s'en échappe un succulent filet noirâtre encore fumant. Il me tend le gobelet et je me jette dessus. Un plateau d'oranges trône sur la table et, tandis qu'Isham épluche consciencieusement la sienne, j'en déchiquette une sans la moindre élégance. Le jus sucré se marie divinement bien avec les épices fortes du kawa. Pendant un long moment, je n'entends pas le silence pesant entre Isham et moi. Jusqu'à ce qu'il ne reste plus une goutte d'orange à lécher entre mes doigts et du marc au fond de mon verre.

— Tu dois être soulagé de retrouver Farouk, n'est-ce pas ?

Sa question a fusé de nulle part. Elle me prend au dépourvu. Mes doigts encore dans ma bouche glissent lentement avant de regagner une position digne. Une tension évidente crépite dans l'air et je ne saurais pas éviter les éclairs qui grondent. Il va me falloir être prudent.

— Bien sûr. Il y a eu tellement de morts à Ourane. Savoir que certains s'en sont sortis... c'est une bonne nouvelle.

À nouveau, ce mutisme impénétrable. Isham est un mur. Comme s'il avait été exercé depuis toujours à ne rien laisser filtrer. Comment savoir ce qu'il pense de la situation ?

— Tu sais, continué-je, s'il s'est passé des choses entre Farouk et moi à Ourane, elles n'ont plus de raison d'être aujourd'hui. J'ai bien compris que vous étiez ensemble et je respecte ça.

J'essaye de convaincre qui ? Moi-même ? Parce que je veux me prémunir d'une future déception. Parce que je veux éviter à Farouk un choix déchirant. Parce que, d'une certaine manière, mon cœur veut respecter ce qu'on a partagé avec Hussein. J'ai l'impression de frotter une plaie ouverte à la paille de fer avec ces mots. Mais les choses seront plus simples ainsi.

— Ce n'est pas ce qu'il a dit hier soir, rétorque Isham d'un pincement de lèvres.

Et lui ne fait rien pour rendre les choses plus simples. Une bouffée de frustration monte à mes joues alors que ma tête ne peut s'empêcher de rejouer ce raté dans le bain, la veille. Avant que je ne puisse demander des précisions à Isham, un raffut agite la pièce voisine, comme si un éléphant tentait de se frayer un chemin entre les plantes en pot et les éclats de voix du couloir. Une tornade surgit dans la cuisine.

Chignon pendant et tunique mal boutonnée, Farouk a l'air de quelqu'un rattrapé par les urgences.

— Nafi ! Pourquoi tu ne m'as rien dit ?

Moi qui avais dressé mes barricades contre la menace ténue d'Isham, je ne m'étais pas préparé à affronter l'ouragan Farouk par-derrière. Sa voix rocailleuse exulte un reproche qui me lacère plus surement qu'une griffe de mas.

— Lamia et Jarir m'ont rapporté votre discussion avec Benhassem. Benhassem, enfin ! Ça fait des mois qu'on la cherche et... Raaah ! Tu ne pouvais pas me prévenir que vous venez de déclencher une deuxième apocalypse dans le Gyss ? Ibn al kalb ! Il reste du café ?

— Dans le samovar, répond Isham parfaitement épargné par la tempête.

Je ne sais plus où me mettre.

— Farouk, ce n'est pas sa faute ! crie Lamia depuis le couloir. Dépêche-toi, le ministre est déjà à la Ziggurat.

Le sahir descend son trait de kawa en un éclair et prend à peine le temps de déglutir.

— J'arrive. — Puis en s'adressant à Isham plus qu'à moi : — Désolé, on en aura sûrement pour toute la journée. Demande à Meriem pour le déjeuner.

— On se débrouillera.

Farouk s'apprête à partir, hésite, comme s'il se rappelait avoir oublié quelque chose d'important. Finalement, il glisse à mon oreille :

— S'il y a un problème, sonne chez la voisine. Elle sait comment me contacter.

De quels problèmes parle-t-il ? Ce n'est pas ce qu'il manque, en ce moment, les problèmes. Je n'ai pas le loisir de creuser. La tornade file. Si elle n'a pas dévasté la cuisine, elle a fichu un sacré bazar dans ma tête. Alourdie, elle n'est même plus capable de se redresser pour faire face à Isham. J'avais probablement encore faim, mais cette scène m'a coupé l'appétit, alors je vide les lieux et monte sur la terrasse pour chasser le brouillard de mes pensées.

Comment aurais-je pu lui dire ?

Là-haut, avachi dans un fauteuil en osier, les yeux égarés devant la danse hypnotique des feuilles d'un palmier, je ne sens plus le temps s'égrener. Il s'est peut-être passé dix minutes ou deux heures lorsqu'Isham surgit dans sa démarche claudicante.

— Tu veux qu'on aille se promener ?

Je le dévisage, juché sur ses béquilles, puis me souviens de ne pas préjuger de son handicap, alors j'acquiesce. C'est une belle maison, mais je vais étouffer si j'y reste cloitré toute la journée.

Je le suis en bas de l'escalier, à un rythme lent que je calque sans problème. Isham fouille un placard en quête de ce qui ressemble à des cabas.

— Où est-ce qu'on va ?

— Au souk. On va faire quelques courses et... — Il scanne ma tenue des pieds et à la tête. — Et t'acheter quelques vêtements.

Il est vrai que la robe de Lamia n'est pas ce qui me sied le plus.

— Mets ça, en attendant, ajoute-t-il.

Isham me tend une tunique longue et noire que j'identifie tout de suite.

— C'est à Farouk.

— Oui. Et alors ?

— On ne fait pas vraiment la même taille.

Sans compter qu'après ce petit-déjeuner chaotique, je ne suis plus très à l'aise à l'idée d'enfiler ses vêtements sans sa permission.

— Tu feras un ourlet. À moins que tu préfères te balader avec ton abaya... Je n'y vois pas d'inconvénient, lâche-t-il en laissant filtrer un sourire moqueur.

Piqué dans ma fierté, je tire la dishdasha de ses mains et pars me changer dans l'autre pièce. Pourquoi ne pouvait-il pas me prêter des vêtements à lui ? Isham a des épaules plus larges, mais est un peu moins grand. Il ne veut probablement pas que mon odeur imprègne ses possessions. Je me sens décidément comme un intrus dans cette maison.

La vision que me renvoie le miroir passe un peu de baume sur les plaies. Je me trouve presque... élégant, ainsi. Bien sûr, le tissu ne cintre plus grand-chose au niveau de la taille et traîne sous mes pieds, mais je passe pour un sahir crédible avec ce tissu noir de qualité. Cette idée m'arrache un sourire tandis que je me compose l'air sérieux et suffisant des sorciers.

Un petit rire dans l'embrasure de la porte me ramène sur terre.

— Très convaincant, commente-t-il sans que je sache s'il se moque ou me félicite vraiment.

Je m'empresse de retrousser le bas de mon accoutrement pour le suivre à l'air libre.

À pied et à béquilles, le chemin dure une éternité ; ce qui me convient. Je n'ai pas d'autre impératif que de me morfondre en attendant les mauvaises nouvelles de Zineb ou de la Ziggurat de ce pays hostile.

Je me fonds dans le paysage, tentant de m'imprégner d'une culture qui n'est pas la mienne. L'Assyr n'a pas l'air si différent d'Ourane dans la petite résidence où logent les sahir. Je l'avais déjà soupçonné hier, mais il s'agit d'un quartier protégé, fermé, et un peu trop propre pour une représentation fidèle de l'Assyr. Les riads s'alignent comme des reflets dans un miroir et rien ne dépasse des jardins confinés dans leurs parterres géométriques. Je retrouve des airs de l'Esagil dans cet écrin réservé aux sahir.

L'extérieur n'a rien à voir.

Passé le portail de la résidence, c'est un brouhaha de klaxons, un nuage de pots d'échappement et une agression visuelle de publicités. Soit pour une même marque de soda, soit pour montrer le meilleur profil du roi d'Assyr. Dans les faits, Abdul Safi al Qhazayr ne gouverne rien — c'est le Premier ministre qui tient les rênes — mais la monarchie a besoin d'un visage ferme et avenant pour perdurer.

Les Assyriens le croisent chaque jour, chaque minute, sans plus y prêter attention. Ils tracent sans s'arrêter, sans un regard, une destination fixe en ligne de mire. Des soldats postés à chaque angle de rue dissuadent les badauds de traîner, et une bouffée d'angoisse monte à ma gorge à l'idée qu'ils m'interpellent.

— Ne baisse pas les yeux, me souffle Isham.

Je comprends soudain pourquoi il m'a fait m'habiller comme un sahir, alors je ravale mon anxiété et joue les sahir. Pas de sourire, une expression pincée et sévère, les sourcils froncés et un regard qui flotte au-dessus du monde sans s'y attarder.

Le soldat se tend au garde-à-vous et m'adresse un salut respectueux.

Je n'ai pas la moindre idée de la façon dont je suis supposé y répondre. Isham me l'aurait dit, non ? S'il fallait faire quelque chose de spécial ? Alors je me contente d'ignorer l'uniforme kaki et poursuis mon chemin comme si de rien. Ça passe.

Une fois à bonne distance du soldat, je relâche la tension dans un soupir affligeant. Comment Isham peut-il avoir l'air si serein ?

— Il se serait passé quoi s'il nous avait arrêtés ? questionné-je avec acidité.

Il hausse les épaules.

— Pourquoi veux-tu qu'il nous arrête ? Tu es un sahir qui circule avec son aria-sil, il n'y aucun problème avec ça.

— Et si quelqu'un se rend compte du subterfuge ?

— Les soldats sont tous des normaux. Ils ne peuvent pas savoir.

— Et si on croise un sahir ?

— On ne croisera pas de sahir au souk. Ils ont autre chose à faire.

Ma mâchoire tombe alors que je prends la mesure des risques qu'il nous fait courir, alors que je prends — à nouveau — la mesure de ce que signifie être un aria-sil dans ce pays. Ne pas pouvoir circuler sans être accompagné. Pourtant, Isham accepte cela avec un flegme qui me dépasse ; qui m'impressionne. La force de l'habitude, sans doute.

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